Chapitre 2 Délivrance

Je me souviens du jour où j'ai aidé Nicholas comme si c'était hier. À l'origine, mon intention était de le tuer au risque de me faire abattre, je ne suis plus trop sûre.

J'étais libre de me déplacer où bon me semblait dans les enfers. Enfin, c'est une façon de le dire. Je savais être épiée dans mes moindres faits et gestes pour qu'ils soient rapportés à mon père. Finalement, j'étais moi aussi une prisonnière, mais avec des barreaux plus larges. Je dormais dans une chambre dont le lit, était un simple amas de paille. On ne m'octroyait que trop peu de linge que j'étais bien souvent contrainte de chiper à droite et à gauche. Mon plan prêt à être exécuté, tout s'imbriquait dans ma tête, mais je repoussais toujours l'échéance.

Sa cage était mise à l'écart. Pourtant l'odeur de sang dans la sienne persistait plus que dans celles des autres. J'en avais des haut-le-cœur, mais je savais que le déviant - comme les gardes l'appelaient - était ici. Alors avec une potion mortelle, que j'avais dérobée à un des mages, je procédais à l'ouverture de sa cellule.

Je n'avais pas l'ombre d'une idée sur la façon dont il allait réagir. Ma seule certitude : cette attitude ne lui ressemblait pas. Il m'a reconnue dès que je suis entrée et au lieu de se débattre, de tirer sur les chaînes qui le retenaient contre le mur comme je l'avais pensé, il a baissé la tête en implorant :

– De grâce, achevez-moi vite, ma dame !

Ma main tremblait, alors que je tenais l'immense épée dont je m'étais emparée à la dernière minute afin de me protéger des gardes. Pas à cause de son poids, mais par la douleur qui se reflétait dans les yeux de cet homme et qui produisait un écho dans mon âme. Quoi, les démons en sont dépourvus d'après vous ?

C'est ce que l'on aimerait vous faire croire, j'en suis le parfait exemple. Nous en avons une, on choisit juste de la réduire au silence. Enfin pour ceux qui y sont arrivés, car la mienne a une plus grande gueule que tous les suppliciés des enfers et elle a juré d'avoir ma peau.

Au dernier moment, le choix de lui trancher la tête s'est révélé être une évidence pour moi. Plus simple que le poison, je soulève la lame et la rabaisse en fermant les yeux. Impossible. C'est trop difficile. Cela ne me ressemble pas.

- Lève-toi et barre-toi ! soufflé-je.

Il redresse son visage vers moi, puis me scrute entre l'étonnement et l'inquiétude.

– Je ne te ferai aucun mal, m'écrié-je alors que je distingue son corps pris de tremblements incontrôlés.

Je ne l'ai pas vu bouger, comme je n'ai pas eu conscience de m'être suffisamment rapprochée de lui pour être à sa portée. Pourtant, la gifle qu'il m'a envoyée était bien réelle. Peut-être voulait-il me faire payer qui je suis, je l'ignore. Mais je suis restée, en toute évidence, un moment sans me défendre. Pourquoi a-t-il déversé autant de violence sur ma personne ? Je ne saurais le formuler.

Seulement, mes os qui craquaient sous ses coups ou mes organes encore une fois malmenés, était tellement habituelle que je ne bronchais pas. Du moins, jusqu'à ce qu'il s'écrie :

– Pardieu, tu n'es que couardise, ils ont raison ! Après tout, c'est limite si tu vaux la paillasse sur laquelle je suis sûr que tu agonises.

Une étincelle a échauffé un organe que je croyais mort, mais je l'ai laissé m'insulter et me frapper. Si cela lui faisait plaisir, peu m'importait, je n'étais de toute façon qu'une coquille vide. Il m'a plaquée contre la paroi rocheuse, ma colonne a craqué sèchement. Encore une vertèbre, probablement, car ce n'est pas la première fois que l'on me tabasse. C'était même assez régulier à tel point que je ne cherchais plus à me défendre.

Subitement, les coups avaient cessé et il m'avait dévisagée d'une étrange manière. Sa bouche a frôlé ma tempe. Mes mains sont remontées le long de son torse pour le repousser mollement dès l'instant où j'ai perçu l'éclat qui brillait dans son regard.

– Ventregris, c'est bien ce qu'il me semblait, a-t-il lâché.

Puis, il a dénoué le lacet de mon corset en plaçant ses immenses battoirs de part et d'autre de ma poitrine. Deuxième impulsion, mon cœur existait-il finalement ?

Je ne veux pas, il n'a pas le droit ! Il sortit mes seins de leur carcan de tissu. J'ai commencé à me débattre. Je compris ses intentions immondes. Mon corps tout entier se tétanisait. Il était si fort, et je n'étais qu'un monstre dont la faiblesse était de notoriété publique...

– Je vais te faire hurler, avait-il soufflé en essayant d'ôter mon pantalon de cuir.

Troisième bond, plus fort celui-ci. Oui, j'étais vivante ! Hors de question d'être un jouet pour des mains masculines. Je lui ai décoché un coup dans la mâchoire qui l'a projeté sur la paroi en face de moi. Le bras levé, il est revenu à la charge, mais j'ai réussi à l'esquiver en lui balançant mon pied dans le dos. Arrachant dans le même temps ses chaînes et envoyant sa tête claquer dans le mur opposé.

Il s'est retourné doucement, mais son regard avait changé. J'étais entrée dans un cachot où je suis tombée sur une loque qui peinait à respirer. Et là, son aura semblait emplir toute la cavité. Son regard, un mélange de sagesse et de douceur, contrastait avec le claquement qu'il émettait en crispant sa mâchoire.

– Parfait, vous ne pensiez pas que j'allais m'accointer avec un pleutre ?

Je ne comprenais pas un mot de ce qu'il baragouinait.

– Hein ? soupiré-je, les yeux ronds, en refermant prestement mon corset. Putain ! Mais parlez français, bon sang !

– Je n'y suis pour rien, jeune damoiselle, si votre langage est si piètre. Nonobstant, je ferai des efforts, si de votre côté, vous me coventez de ne plus laisser périr votre flamme ?

À cet instant, je ressemblais à une parfaite sotte à le regarder l'air béat, mais d'où sortait-il ?

Il soupirait et avec une tension apparente, il a repris :

– Promets-moi de te battre.

J'ai penché la tête d'un côté puis de l'autre. Pourquoi passait-il soudainement au tutoiement ? En quoi se sentait-il concerné par mon envie d'en finir ?

Un tempo régulier. Un cœur battait-il finalement en moi ? Pourtant, depuis ma création, on m'a toujours assuré que j'en étais dépourvue. - Je ne saisis pas...

Convaincue de ne pas l'avoir évoqué, je m'aperçus avoir émis cette réflexion à haute voix.

– Tu comprendras un jour, haleta-t-il. En attendant, nous devons partir et emmener le plus de monde dans notre fuite.

En réalité, je n'ai pas été honnête avec vous. Me sauver avec les prisonniers s'avérait, de loin, être ma première idée. Je voulais juste en finir et j'ai compris que la solution était à ses côtés. Ma vie ici tenait du véritable calvaire. On me battait, m'affamait. Certains s'imaginaient que je profitais d'avantages au titre de mon statut de fille du maître des lieux. Le réel problème, c'est qu'on me jalousait. Pour les habitants, je devais souffrir pour justifier l'interdiction qu'ils avaient de me tuer. Cependant, mon plan ne s'est pas déroulé comme prévu.

Les images nous reviennent. J'en suis certaine, car les larmes ne sont pas loin de couler. Il contracte son visage comme la toute première fois où je l'ai vu. Impossible d'envisager qu'un inconnu puisse m'occire. J'avais conscience de ce qu'il représentait pour moi, que c'était réciproque. Mes souvenirs me ramènent à notre horrible première rencontre. Nicholas retenu par les gardes royaux avec à ses pieds gisant au sol, le corps d'une femme ainsi que d'une petite fille. Leur sang abreuvait des tas de démons mineurs alors que lui hurlait qu'il allait les pourfendre jusqu'au dernier. Mon regard s'est posé sur la fillette à peine plus âgée que moi. Je les ai observés sur leur trône, rire des tourments qu'ils lui infligeaient.

Le roi a déclamé d'une voix caverneuse :

– Dommage que tu aies tué l'enfant. J'aurais aimé vérifier si elle criait autant que sa mère, murmura-t-il en caressant son sexe.

Il était nu comme à son habitude. La reine, le regard fixé en sa direction, le sourire absent et le ton hautain, lui avait répondu :

– Jetez-moi ça dans une geôle ! On verra s'il a la langue aussi pendue une fois que je lui aurai arrachée. En attendant, coupez sa femme et sa fille en morceaux et balancez-les dans sa cellule. Qu'il les contemple à foison se faire dévorer, avait-elle lâché avec un éclat de rire aux lèvres.

Le cri, poussé par Nicholas, a hanté mes rêves allant jusqu'à les changer en cauchemars. Pendant des années, ma faiblesse et ma couardise m'ont poursuivie, car je suis restée immobile, sans rien tenter. Je n'ai pas cherché à défendre l'enfant ou sa mère, je les ai observées en pleine torture et vues mourir sous d'atroces souffrances, sans même m'opposer à cela. Je doutais qu'il soit le même homme avant d'entrer dans cet endroit où ils le retenaient en captivité. Les informations glanées ici et là laissaient pourtant entendre le contraire. Une larme glissait le long de ma joue au moment où je l'ai reconnu. Il a juste saisi mon épaule un soupir aux lèvres.

– Tu ne pouvais rien faire, tu n'étais qu'une enfant, et moi, un pauvre fou. Un jour, ils payeront ! Un jour, si Dieu le veut...

Qu'est-ce qu'il vient foutre là-dedans lui ? avais-je alors pensé. S'il existe, cela faisait belle lurette qu'il nous avait oubliés. Sans autre avertissement, j'ai planté ma lame dans le cœur de Nicholas jusqu'à la garde. Personne ne devait découvrir mon identité. Encore moins comprendre que j'étais toujours vivante. Toutefois, au lieu de le voir souffrir ou même passer à trépas, il m'avait souri en enlevant mon épée comme s'il retirait un cure-dents.

– Tu ne m'élimineras pas ainsi, je le crains.

– Alors comment ? lui avais-je demandé les yeux dans les yeux.

D'abord, il afficha un rictus moqueur puis éclata de rire alors que le sang écarlate maculait son torse.

– Lorsque je le saurai, promis, tu seras la première à avoir l'information. En attendant, nous devons bouger.

Et c'est ce que nous avons fait, emportant avec nous bon nombre de prisonniers du couple royal des enfers.

Je n'ai pas besoin de vous expliquer que le contrat qui a été posé sur ma tête est mirobolant comme celui de Nicholas, ou de ceux que j'ai amenés à ma suite. Après tout, nul n'est censé s'échapper des enfers.

Retour au moment présent. Nos prunelles se croisent. Le soupir que nous lâchons mutuellement est bien plus parlant que n'importe quel discours.

- Ils t'ont retrouvée, c'est ça ? murmure-t-il.

Comme si de le prononcer à voix haute risquait de les faire apparaître sur le pas de la porte. Je colle mon front contre le cuir de ce qui reste du sac de frappes. Je ferme les yeux un instant. Je tente de calmer les battements erratiques de mon cœur lorsque mon regard se pose sur lui. Il s'est rapproché.

– J'en ai bien peur.

C'est l'unique chose que j'arrive à prononcer alors qu'une boule fait barrage dans ma gorge.

– Tu n'es plus seule à présent, observe-t-il.

Il a raison, mais ai-je le droit de les entraîner avec moi ?

Ce n'est pas juste alors qu'ils commencent à peine à me faire confiance. Nous rions ensemble, mais je sens souvent une réserve. J'ignore tout de leur vie. Bien que mes amies se soient confiées à plusieurs reprises, je respecte leur jardin secret. Je refuse d'user de mes dons pour leur soutirer des confidences.

– Écoute, tu préfères qu'ils l'apprennent par eux ou de ta bouche ? rétorque-t-il.

Son vieux français a laissé place à des phrases résolument plus modernes, signe qu'il est anxieux lui aussi.

– J'en suis consciente, je crois d'ailleurs que Narumi se doute de quelque chose.

Il éclate de rire, se tapant même la cuisse du plat de la main. Euh ! Il se moque de moi là ?

– Oh ! Je ne pourrai jamais me passer de toi, c'est certain, ajoute-t-il en me frottant le haut du crâne, comme si je n'étais qu'un petit chiot.

Vexée, j'attrape son bras et je l'envoie valser avec sa carcasse contre le mur du fond ! Plutôt que de calmer son fou rire, cela l'intensifie à tel point qu'il n'arrive plus à se lever. Il reste immobile, sans un bruit. Alors que je m'apprêtais à sortir de la pièce, le silence m'oppresse. Je cours vers lui. Inerte, il est étendu sur le sol, yeux fermés. Je le pousse de la pointe des pieds, en vain.

Il n'est quand même pas mort de rire ? À moins qu'il se soit rompu le cou en tombant ?

Après tout ce que nous avons vécu, cette façon de mourir se révèlerait bien stupide ! Alors que je me baisse pour vérifier sa respiration, il m'attrape et commence à me chatouiller. Je me tortille sous son assaut tel un chat infesté de puces. - Avoue, tu t'inquiètes pour moi, argue-t-il, les yeux brillants de bonheur.

Soudainement, je pose ma main sur sa joue en le contemplant, le visage grave.

– J'ai peur qu'ils vous reprennent, les autres et toi. Je ne voulais pas m'attacher, et pourtant, je crois que c'est trop tard, soufflé-je.

Il me scrute intensément avec tellement de sérieux que je déglutis et il me répond doucement :

– N'aie aucune crainte, nous serons là et nous ne te lâcherons pas, promis.

Je me coule dans ses bras dans l'espoir qu'il ait raison. Je deviendrais folle sans eux.

*Accointer : Mettre en relation, lier ensemble.

*Coventer : promettre, garantir.

            
            

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