Chapitre 5 Plus douce paraît la mort

Sélène

Je suis inquiète pour mes frères, même si je le cache afin de ne pas alarmer mon amie. Je la regarde discrètement, alors qu'elle s'engage dans la circulation comme si elle avait fait ça toute sa vie.

Nous ne sommes pas humains, mais elle l'est encore moins que nous. Aurai-je le courage, un jour, de lui dire que j'ai toujours su qui elle était réellement ?

J'en doute. Un soupir m'échappe et Topaze attrape ma main avec un sourire triste. Je suis toujours saisie par notre taille. Les histoires qui parlent de fées que j'ai lues sur Terre les décrivent comme de toutes petites personnes pourvues d'ailes en permanence.

Pourtant, nous mesurons environ un mètre soixante, nous sommes menues en raison de notre passé qui a bridé notre peur de manger et que l'on nous empoisonne. Vivre des siècles durant à se méfier de tout le monde, c'est la certitude de ne plus pouvoir revenir à la normale en un claquement de doigts.

Cependant, j'essaie de toutes mes forces, au minimum pour mériter la confiance d'Annabellia. Mon amie est comme une sœur pour moi. Je donnerais ma vie pour elle.

Topaze serre un peu plus ma main. J'essuie une larme naissante en prenant soin de jeter un œil dans le rétroviseur pour m'assurer qu'Anna soit trop occupée à conduire pour me surveiller. D'une pression de la main, je rassure ma sœur sur mon état émotionnel, que j'essaie de contenir au mieux. Pourtant, la peur est si présente en moi que je ne suis pas certaine que cela soit efficace.

« Calme-toi ou elle comprendra que nous ne sommes pas si innocentes que l'on veut bien le dire, depuis tout ce temps »

J'inspire et expire en douceur. Tous ignorent que nous communiquons ensemble par télépathie. Au début, nous procédions ainsi par méfiance. Puis honteux de leur avoir caché nos véritables pouvoirs, nous avons conservé notre secret. Il en est de même pour nos ailes capables de se déployer à la demande. Bientôt, ce secret sera dévoilé au grand jour à la suite du projet des garçons. Là est la preuve que les légendes présentent quand même un fond de vérité. Une fée ne réfléchit pas forcément avant d'agir et c'est sûrement ce qui a causé la quasi-extinction de notre espèce.

C'est justement le motif de notre présence ici : nous opposer à l'exécution de cette folie. Nous avons convaincu les filles de nous accompagner, nous savions que Bromia passait toutes ses soirées ici. Et si elle raconte cela à notre amie...

Sincèrement, j'ignore ce qu'elle fera. Lorsqu'on a connaissance de sa réelle identité, je vous garantis qu'il vaut mieux ne pas se la mettre à dos. Topaze replace une mèche violette derrière son oreille. Les gens nous imaginent souvent coiffeuses ou un genre d'excentriques, mais nous sommes nées ainsi. Moi, avec une chevelure verte. Topaze avec les cheveux tirant sur le parme. Quant aux garçons, Sky a les cheveux aussi roux que ceux de Snow sont argentés.

Nos frères ont décidé d'aller faire du sport avec Nicholas, qui nous a tous pris sous son aile, un peu comme un grand frère non ordinaire. Pas dans le sens déviant, mais plutôt magique. Les garçons ont pris du muscle, mais aussi de la confiance, trop assurément.

J'avale ma salive de travers à l'image de Nicholas et la manière dont il m'a dévisagée avant de partir. Cela dit, il s'est contenté de me répliquer :

– Quoi que tu décides, elle sera en colère un temps, mais elle vous aime trop pour vous en tenir rigueur.

J'ai joué l'ignorante, mais j'espère qu'il a raison. En outre, je me demande si finalement il n'a pas toujours eu connaissance de nos dons. Après tout, à part le surnom qu'on lui attribuait dans les enfers, nous ne savons que peu de choses de lui et le déviant c'est vraiment peu. J'ai toujours été prudente, alors pourquoi lui ai-je accordé ma confiance si facilement ? M'a-t-il hypnotisée ?

Dès qu'elle gare l'imposant véhicule de Narumi, nous sortons précipitamment tout en parlant de façon bruyante, j'en conviens, avec nos deux colocataires. Bromia agite sa chevelure brune tout en rigolant, ma sœur arrive à mieux donner le change que moi.

Pourtant, dès que nous arrivons dans l'établissement, nous saisissons avec horreur pourquoi les garçons ont choisi cet endroit plus qu'un autre : ça pue les démons ici !

Je remarque un homme blond débouler et s'en prendre à mon amie. Le second, à ses trousses me paralyse une fois arrivé devant moi. Ce n'est pas possible, il est mort ! Je jette un œil paniqué à Topaze. Elle est aussi livide que moi. Les garçons ne l'auraient pas reconnu ? C'est invraisemblable. Je recule alors que j'entends mon amie se battre avec l'agent de sécurité.

– Non ! Ce n'est pas possible, lâche ma sœur d'une voix blanche.

L'objet de notre effroi nous dévisage, sa mâchoire se contracte et machinalement, je fais un pas en arrière. Je dois fuir, nous devons partir d'ici le plus vite possible ! Je ne fais même plus attention à mon amie et au fait qu'elle a une altercation avec l'agent de sécurité, la panique me gagne rapidement et je ne pense plus qu'à fuir cet endroit.

– Attends, dit-il en tendant la main vers moi.

– Ah ! hurlé-je.

Les ténèbres m'envahissent. Je sens que je suis rattrapée in extremis avant que ma tête heurte le sol. J'ai l'impression de sortir de mon corps. Je les entends autour de moi. Impossible de réagir. Me ressaisir devient urgent. Nous sommes perdus. Néanmoins, il le faut, sinon nous sommes perdus. Des voix masculines s'approchent en vociférant, est-ce mes frères ?

Une voix plus forte domine les autres, elle est envoûtante, presque hypnotique et je crois la reconnaître.

« Sélène, viens mon enfant. Dis-moi où tu te trouves. N'aie pas peur, je ne te punirai pas. »

– Il ment, défends-toi, petite sœur, me supplie Snow.

– Bats-toi, reprennent celles de Topaze et de Sky.

Mais il est plus fort que moi, il va me rattraper, il le fait toujours. Je lâche prise, mais une puissance incroyable m'atteint alors que l'obscurité atteignait mon âme.

– Oh non ! Elle est à moi, je t'interdis de la reprendre !

Non pas lui, j'aimerais avoir affaire à mon cauchemar plutôt que de le revoir.

– Mais, vous êtes quoi ? Plutôt qui au juste ? J'exige des explications immédiatement !

Anna est furieuse. Son pouvoir appelle le mien et me ramène à elle comme un fil d'Ariane. Mes yeux papillonnent et je manque de m'évanouir de nouveau lorsque je le vois pencher sur moi. Il attrape mon menton et me force à le regarder.

– Tu ne te défiles pas cette fois, je t'ai crue morte toutes ces années. J'étais convaincu que vous étiez tous restés là-bas !

– Désolé de te décevoir, mais comme tu le vois nous sommes bien en vie ! réplique Sky violemment.

Cela ne lui ressemble pas. Il est tellement doux en temps normal. Cette brutalité paraît irréelle dans sa voix.

– Bordel, c'est pour cela que vous me sembliez familiers, murmure le brun qui m'assoit contre le mur proche.

Snow l'attrape par le col et il lui aurait mis son poing dans la figure si le grand blond ne l'avait pas retenu. C'est impressionnant, car je connais la force de mon frère et l'autre ne semble même pas forcer alors qu'il le tient par le bras.

– Je ne connais pas toute l'histoire, mais continuez ailleurs ! Tout le monde vous regarde, dit-il en indiquant du menton la troupe de femmes qui se pressent dans l'entrée et qui nous dévisagent. Bazar pour la discrétion, on repassera.

Je me remets debout avec difficulté alors que Théothase s'approche de moi.

– Je te préviens, si tu me touches...

– Approche-toi seulement d'elle et je te scalpe, l'invective Narumi.

Anna reste de marbre, elle a croisé les bras sur sa poitrine. Elle est silencieuse, mais ses yeux font des allers-retours, entre le jeune homme aux cheveux noirs et moi. Puis d'un coup, elle le fixe en penchant la tête de côté.

– Théothase Crow, je suppose ?

– Il y a des siècles que l'on ne m'appelle plus ainsi, réplique le jeune homme, sur la défensive. À qui ai-je l'honneur ?

- Qu'est-ce que ça peut te foutre ? répond-elle du même ton.

Ils se défient mutuellement du regard. Sky passe son bras sous le mien et Snow fait de même de l'autre côté. Nous suivons le blond qui nous indique une pièce à l'écart. Il faut absolument désamorcer cette situation qui risque de dégénérer d'un moment à l'autre.

– Mon patron vous offre cette pièce pour vous remettre ainsi qu'un show privé. Ne bougez pas, on s'occupe de vous...

Je suis surprise de voir mes frères froncer les sourcils en l'observant.

– Mais, déclament-ils tous les deux en chœur avant d'être interrompus par l'agent de sécurité.

– J'ai DIT : le patron offre l'hospitalité à vos amies et si vous ne voulez pas être virés avant même de commencer, je vous conseille de vous bouger le cul !

Puis, il se tourne vers Théothase qui ne cesse de me dévisager comme s'il avait vu un fantôme et lui ordonne :

– Toi, avec moi, et sans discussion !

Les deux hommes partent sans se retourner et la porte qui claque me fait sursauter. Anna s'approche de moi, son visage est à quelques millimètres du mien et elle m'invective :

– Tu réalises qui s'est adressé à toi. Et tout ça pour quoi ? Parce que vos frères se sont décidés à punir les humains qui se raillent de nous. Ils allaient les faire payer. Oui ! Nous sommes au courant qu'ils voulaient ouvrir leurs ailes en plein spectacle pour révéler au monde entier votre existence.

Elle se redresse et nous dévisage, ma fratrie et moi, plus durement qu'elle ne l'a jamais fait et reprend plus excédée qu'auparavant :

– Merde ! Vous pensiez que Narumi s'amusait à se pinter la tronche toutes les nuits avec Bromia pour leurs seuls plaisirs, c'est ça ?

Je déglutis. Je sais parfaitement qui est venue jusque dans mon cerveau. Et si elle l'a entendu, alors ça signifie qu'elle sait depuis le début pour notre don de télépathie. Néanmoins, je me rends compte également que depuis notre rencontre, elle nous connaît réellement et s'est toujours tue. Elle aurait pu nous vendre, toucher la prime. Pire : nous tuer !

– Je... commencé-je.

– Tes explications débiles ne m'intéressent pas, Sélène ! Et vous..., râle-t-elle après les garçons. Vous vous rendez compte qu'il ne lui faudra pas longtemps pour nous retrouver après votre petit coup d'éclat ! Même un suicide serait plus sage, ma parole !

– Nous serons là, proteste Bryrja. Et nous ne les laisserons pas faire !

– Vous n'êtes plus les enfants qui se sont sauvés de là-bas, renchérit Narumi.

– Oh ! Mais c'est que vous feriez presque peur, raille Annabellia. Quant à toi, désolée Narumi, mais tu sais parfaitement que j'ai raison. Nous n'aurions jamais dû leur laisser autant de liberté !

Les jeunes femmes se dévisagent silencieusement, mais personne ne semble vouloir baisser les yeux. Toutefois, j'ai la surprise de voir la jeune guerrière courber l'échine devant Anna. Elle passe devant chacun de nous et s'arrête devant les garçons :

– Dégagez, on vous a donné un ordre, il me semble !

Sa voix nous fait sursauter. Malgré moi, je frissonne, elle me terrifie lorsqu'elle est ainsi. Elle se tourne vivement vers moi et dit d'une voix qui me fait plus mal que si elle m'avait frappée.

– J'espère bien que tu es angoissée, car ce n'est que le début. Vous n'avez pas mis que notre vie en danger, mais celle des habitants de ce monde ainsi que tous ceux que nous avions sauvés ! Lorsqu'ils nous auront trouvés, ils dévasteront tout sur leur passage.

- Raison de plus pour se préparer ! lâchent Éole et Bromia muettes jusqu'alors.

– Attends, dit la nymphe des enfers en montrant les paumes de ses mains en avant en signe d'apaisement. Je sais ce que tu vas dire et tu as raison, je ne dis pas le contraire. Mais nous savions que devenir sédentaires présentait plusieurs risques. Les garçons ont déconné, mais nous n'avons rien entrepris pour les en empêcher.

– Nous savons tous qui tu es, sans parler du fait que les fées se parlent ainsi depuis notre évasion. Nous avons juste mis notre mouchoir dessus et essayé d'oublier qui nous étions, reprend la voix mélodieuse de la nymphe céleste.

– Éole et Bromia ont raison, poursuit Narumi. Je suis plus vieille que vous toutes réunies et les visions qui m'assaillent me préviennent depuis des jours.

Annabellia nous fixe et pousse un soupir qui me rend malade. Je l'ai tellement déçue. Elle se passe la main sur le visage, les garçons en profitent pour déguerpir. Elle garde les yeux fermés puis dans un murmure, elle reprend :

– Ce n'est pas la seule emmerde qui nous attend.

- C'est-à-dire ? demande Topaze.

– Cette boîte... soupire-t-elle en se passant les mains sur le visage.

– Oui, je les ai sentis, l'interromps-je. C'est rempli d'incubes.

Annabellia glisse ses doigts dans ses cheveux. Elle s'étire le cou, tête levée vers le plafond et révèle une des raisons de son irritation. Si je n'avais pas vu les mines stupéfaites de mes amies et de ma sœur, j'aurais pu croire que j'avais rêvé sa phrase.

– Ma libido vient de se réveiller, j'ignore même si c'est bien moi qui ai appelé Dimitri.

- Nom de Dieu ! lâchons-nous toutes de concert.

– Ce n'est pas le pire.

– Je ne vois pas ce qui pourrait être pire que d'avoir appelé le maître des vampires, s'exclame Bromia.

On pourrait croire qu'elle est en colère, mais elle semble juste apeurée et pour terrifier une nymphe des enfers, il en faut. Cela vous donne une idée du personnage qui vient de nous retrouver.

– Il n'y a pas que ce dégénéré de vampire qui m'inquiète, mais je crains de ne pouvoir résister à cet homme, nous confie notre amie dont les larmes coulent le long de ses joues.

Nous savons que si c'est le cas, alors son père aussi sera sur notre dos et la mort, elle-même paraîtra plus douce.

                         

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