Chapitre 5 La marche des éclats

Ils marchaient depuis des heures sans repères.

Le paysage n'était plus paysage.

Mais une étendue de pierres fendues, de reflets brisés, de sol ébréché comme un miroir trop ancien. Le ciel lui-même semblait éclaté - ses couleurs se fragmentaient en stries mouvantes, comme si le monde refusait désormais l'unité.

C'était une terre que personne n'avait jamais nommée.

Et pour cause : ici, le nom lui-même se brisait.

Kaël fut le premier à entendre l'éclat.

Pas un son.

Une cassure.

Comme une pensée interrompue.

Elle s'insinua en lui comme une note sans fin, suspendue dans sa poitrine, douloureuse mais familière.

- Quelque chose se décompose, souffla-t-il.

Thäros s'arrêta, fronçant les sourcils.

- Pas seulement dehors.

- En nous, compléta Liora.

Devant eux, le sol formait des plaques disjointes.

Certaines flottaient à quelques centimètres du vide.

D'autres craquelaient sous leur propre poids.

Sareth s'avança sur l'une d'elles. Elle vibra sous son pas.

Et soudain, il vit.

Pas devant lui.

Dedans.

Une scène.

Une femme aux yeux fermés.

Un enfant qui tendait la main vers une tour de cendres.

Un mot prononcé trop tard.

Puis, l'image se rompit.

- Ces éclats... ce sont nos souvenirs, dit-il.

- Pas tout à fait, murmura Thäros. Ce sont ceux que nous avons laissés derrière... sans les affronter.

Liora posa la main sur un éclat suspendu.

Il se mit à luire.

Et dans cette lumière, elle vit une plaine - celle de son enfance.

Mais elle était seule.

Pas de voix.

Pas de frère.

Pas même de vent.

Elle retira la main.

Un fragment de solitude s'était accroché à elle.

Kaël se tourna vers elle, inquiet.

- Tu veux qu'on s'arrête ?

- Non, dit-elle. Il faut marcher. C'est le chemin qui éclaire.

Alors ils continuèrent.

Pas à pas.

Et à chaque pas, un éclat s'ouvrait.

Certains leur montraient des choses enfouies.

D'autres, des choses à venir.

Kaël vit une mer noire, bordée d'un feu sans chaleur.

Et au centre, une silhouette nue, debout, sans nom.

Il sentit la peur.

Pas pour lui.

Pour les autres.

Sareth vit Ellmira une dernière fois.

Mais elle ne le regardait pas.

Elle observait... autre chose.

Quelque chose derrière lui.

Thäros vit une bibliothèque en flammes.

Et sur le dernier livre, une seule phrase :

"Tout ce que tu sauras ne suffira pas."

Et Liora...

Elle vit Kaël.

Vieux.

Seul.

Mais souriant.

Parce qu'au bord du vide, il portait encore la note.

Ils comprirent alors.

Ces éclats ne venaient pas du passé.

Ils venaient de l'intérieur.

Des possibilités.

Des vérités en germe.

Et leur rôle... n'était pas de les fuir.

Mais de les accueillir.

Au sommet du dernier promontoire, ils s'arrêtèrent.

Devant eux, une plaine crevassée.

Des veines de lumière coulaient dans la roche, comme du feu ancien qui refusait de mourir.

- C'est ici, dit Thäros. Là où converge la fracture.

- Là où le Chant n'ose plus descendre, ajouta Kaël.

Un silence s'abattit.

Non hostile.

Solennel.

Et dans ce silence, une voix résonna - non par l'air, mais dans leurs propres corps.

"Vous avez porté vos noms... jusqu'à l'endroit où ils se brisent."

"À partir d'ici... vous marcherez sans eux."

Sareth ferma les yeux.

Et un à un, les mots qu'il avait cru posséder tombèrent.

Guérisseur. Héritier. Porteur. Fils.

Ils s'effacèrent.

Et il resta.

Kaël sentit la même chose.

Mais il ne recula pas.

Il accepta.

Parce qu'il comprit que parfois, marcher sans nom... c'est marcher pour de vrai.

Et Liora... sourit.

Car dans l'absence de titre, elle sentit pour la première fois une vérité nue.

Elle n'était pas flamme.

Elle n'était pas souffle.

Elle était présence.

La marche reprit.

Et dans le sillage de leurs pas...

...le monde, doucement, commença à se rassembler.

                         

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