Ils avaient quitté les pierres vibrantes de l'ancienne chambre avec dans les veines une chaleur qui ne venait pas du feu.
Une pulsation ancienne, régulière, lente.
Comme un cœur qui ne serait pas le leur.
Comme un monde qui battrait en eux.
Leur marche les avait conduits vers les hauteurs. Non celles des montagnes - mais des plateaux désertés, là où l'air se raréfie, où la lumière ne pénètre plus avec franchise. Là où les silences prennent forme, et les formes deviennent soupirs.
C'était Sareth qui avait senti l'appel le premier.
- Elle remue, avait-il dit. La fracture.
Kaël avait demandé :
- Tu parles d'elle ? Ou d'elle en toi ?
Sareth n'avait pas répondu. Parce qu'il ne le savait pas lui-même.
La fracture ne s'était pas rouverte. Pas encore.
Mais elle murmurait.
Et ce murmure ne venait ni du sol ni du ciel. Il ne se perdait pas dans les pierres ni ne s'élevait dans les vents. Il vivait dans leurs os. Un chant en creux. Une parole incomplète, que chaque battement de leur sang portait sans jamais la déchiffrer.
Liora était la première à l'avoir formulé à voix haute.
- Ce que nous avons écouté... ce n'était qu'un versant.
Thäros s'était arrêté.
- Tu crois qu'il y a un autre Chant ?
Elle avait hoché la tête.
- Non. Je crois qu'il y a un autre côté du nôtre.
Ils arrivèrent à un couloir de pierre naturel, taillé dans la falaise par des forces oubliées. Un passage sans nom.
Sur les parois, des stries.
Pas des écritures.
Mais des griffures de sons.
Des ondes figées. Comme si le Chant, à un moment, avait frappé les roches avec une telle force qu'il en avait laissé des cicatrices visibles.
Kaël s'en approcha.
Il posa sa paume contre l'une d'elles.
Et il entendit.
Un cri.
Un cri sans voix.
Un cri avant le Verbe.
Quelque chose d'originel.
Quelque chose que le monde avait refusé d'écouter la première fois... et qui revenait.
- Elle souffre, murmura-t-il.
- Qui ? demanda Sareth.
- La fracture.
Ils campèrent dans une alcôve creusée à flanc de pierre.
Le soir venu, le murmure se fit plus clair. Non plus dans leurs corps, mais dans l'air même.
Et cette fois... il forma des mots.
Pas dans une langue connue.
Pas en arcane.
Mais dans ce que Thäros appela une langue inversée : des pensées retournées, des vérités qui ne se livrent que si l'on accepte de renoncer au sens.
Liora s'endormit en les écoutant.
Dans son rêve, elle marchait dans une plaine blanche. À chaque pas, le sol chantait. Mais chaque note était une question. Et elle ne savait répondre qu'en pleurant.
Kaël ne dormait pas.
Il observait les ombres.
Et dans une faille au-dessus d'eux, il vit une silhouette.
Pas un ennemi.
Pas un dieu.
Une attente.
Sareth, lui, rêva d'Ellmira.
Mais elle ne parlait plus.
Elle l'écoutait.
Et cette écoute lui faisait mal.
Au matin, le murmure avait laissé une trace.
Un signe brûlé dans la roche.
Un cercle.
Fendu au milieu.
Et en son centre... un œil sans pupille.
- Ce n'est pas une menace, dit Thäros.
- C'est un appel, répondit Kaël.
- C'est un retour, murmura Liora.
Ils se remirent en marche.
Et à mesure qu'ils avançaient, le sol sous leurs pieds devenait plus fragile.
Moins stable.
Moins réel.
Comme si quelque chose en-dessous les attendait.
Comme si la fracture... n'avait jamais été refermée.
Et alors qu'ils atteignaient le sommet du plateau, Sareth s'arrêta net.
Ses yeux se voilèrent.
- Je l'entends, dit-il.
- Qui ? demanda Kaël.
Sareth se tourna lentement.
- La voix d'avant le Chant.
Et dans le ciel, fendu soudain par une lumière grise, un écho monta.
Pas un cri.
Pas un chant.
Mais un rappel.
Quelque chose venait.
Quelque chose qui ne voulait pas guérir.
Quelque chose qui voulait ouvrir plus encore.
Et le monde, dans sa fatigue,
trembla.