Chapitre 3 La nuit sous les voix

La nuit tomba sans prévenir.

Pas comme une obscurité ordinaire, douce ou lente.

Elle tomba d'un seul coup, comme une coupure dans le monde, un effacement. L'ombre n'avait pas envahi le ciel : elle l'avait dévoré. Et dans ce noir qui n'était ni absence de lumière ni sommeil, ils comprirent que la fracture n'était plus sous terre.

Elle était partout.

Et elle écoutait.

Kaël leva les yeux vers ce vide insondable. Il n'y avait ni lune ni étoiles. Mais il y avait... des voix. Innombrables. Suspendues dans l'air, comme des souffles pris au piège d'un son qu'aucune bouche ne prononce. Elles n'étaient pas hostiles. Mais elles jugeaient.

- Nous sommes dans la nuit du Chant, murmura-t-il.

Liora hocha lentement la tête.

- Pas celle du sommeil. Celle... de l'épreuve.

Autour d'eux, les roches se taisaient. Même les insectes, les bruissements, les craquements ordinaires de la vie s'étaient retirés.

Rien ne bougeait.

Et pourtant, tout palpitait.

Une tension sourde, comme un rythme que nul ne commande, vibrait sous leurs pas. Le sol battait comme une veine. Et dans cette pulsation, chaque voix murmurait une part d'eux qu'ils n'avaient jamais avouée.

Sareth fut le premier à chanceler.

- Elle me parle... mais ce n'est pas elle...

Il s'agenouilla, les mains sur les tempes. Les voix s'étaient changées en souvenirs : Ellmira, mais brisée, inversée. Non plus la guide, mais la juge. Une version d'elle qui l'accusait en silence de n'avoir pas choisi plus tôt, de ne pas l'avoir sauvée.

Mais ce n'était pas vrai.

Ce n'était pas elle.

C'était... ce que la fracture voulait qu'il croie.

Thäros ferma les yeux et posa ses doigts au sol.

Il chercha une note. Une seule.

Mais ce qui remonta n'était pas un chant.

C'était une colère.

Une onde sourde, brûlante, saturée d'un refus ancien. Un rejet du Chant. Une cicatrice du monde.

Il comprit : cette nuit était née des voix refusées. Celles qui n'avaient jamais été écoutées. Les chants étouffés, les souffles écrasés, les noms non-dits.

Et elles réclamaient... justice.

- C'est une mémoire, dit-il. Mais sans langage.

- Elle n'a pas de forme, répondit Liora, seulement une faim.

- Elle veut qu'on l'écoute ? demanda Kaël.

- Non. Elle veut qu'on rende ce que le monde lui a pris.

Ils allumèrent un feu. Mais les flammes ne donnèrent pas de lumière. Elles se tordaient, muettes, comme si la nuit refusait de se laisser dissiper. Chaque étincelle s'éteignait aussitôt qu'elle naissait, comme absorbée.

Autour d'eux, les voix continuaient. Des phrases incomplètes. Des mots d'enfants. Des soupirs de morts. Des prières orphelines.

- Et si nous ne les comprenons pas ? souffla Kaël.

Liora s'approcha du feu.

- Alors elles continueront. Encore et encore. Jusqu'à ce que quelqu'un accepte de ne pas comprendre... et d'écouter quand même.

Elle ferma les yeux.

Et se mit à respirer au rythme des voix.

Pas pour les traduire.

Pas pour les arrêter.

Mais pour leur faire une place.

Une note naquit.

Faible.

Tremblante.

Mais vraie.

Une seule voix parmi toutes les autres.

La sienne.

Et alors, dans ce chaos de murmures, quelque chose se produisit.

Un battement.

Un repli.

Un apaisement.

Comme si la nuit, l'espace d'un instant, reconnaissait que quelqu'un, quelque part, écoutait sans juger.

Kaël la rejoignit.

Il posa une main sur le sol.

Et chanta, lui aussi.

Pas un chant de pouvoir.

Un chant de présence.

Sareth se releva lentement.

La douleur n'avait pas disparu.

Mais elle s'était changée en fardeau noble.

Il comprenait maintenant : cette nuit n'était pas là pour les tuer.

Elle était là pour leur apprendre à porter ce qui ne sera jamais réparé.

Thäros écrivit dans le sable une rune ancienne, inversée.

Elle brillait faiblement.

Et dans cette lumière, les visages brisés de la nuit se dissipèrent.

Le jour ne revint pas.

Mais l'obscurité... cessa d'être hostile.

Elle devint une ombre pleine.

Un silence habité.

Un deuil accepté.

Ils passèrent la fin de la nuit ensemble, sans parole, chacun tenant une part des voix.

Et lorsqu'ils se levèrent, ce n'était pas un matin qui les attendait.

C'était un passage.

Une ouverture dans l'ombre.

Et de l'autre côté... une terre qu'aucun d'eux n'avait jamais vue.

Le monde, désormais, savait qu'ils avaient traversé la Nuit sous les Voix.

Et il les attendait.

            
            

COPYRIGHT(©) 2022