Ils avaient franchi la nuit, et pourtant l'ombre restait.
Pas sur la terre.
Sur eux.
Un voile intérieur, invisible et dense, comme si chaque pas les ramenait plus profondément dans un souvenir qu'ils n'avaient jamais eu. Le monde, autour d'eux, ne parlait plus. Mais il se souvenait. Et ce souvenir... brûlait.
Sareth fut le premier à s'arrêter.
Un silence étrange l'avait saisi au flanc, froid et coupant.
Il se tenait devant une mare stagnante, à peine visible entre les pierres noircies. L'eau n'était pas claire. Elle était cendreuse. À sa surface, son propre visage l'observait - mais ce n'était pas lui.
Pas tout à fait.
- Tu reviens, murmura le reflet.
Sareth se figea.
Il n'y avait pas d'écho. Pas de résonance. La voix ne venait ni de l'eau, ni de sa mémoire. Elle venait de plus loin. De derrière lui. Ou peut-être en dessous.
- Tu ne m'as jamais quitté, répondit-il.
Le reflet sourit.
Et ce sourire... n'était pas humain.
Liora s'approcha sans un mot. Elle vit la mare, elle vit Sareth, elle vit le reflet.
Et elle sut.
Ce n'était pas une vision.
C'était un passage.
Un seuil entre les couches du Chant. Une couture inversée, là où le monde avait tenté de masquer une déchirure avec ses propres cendres.
- Ce n'est pas ton ombre, dit-elle.
- Non, répondit Sareth. C'est ce que j'ai refusé d'être.
Le reflet se leva, hors de l'eau.
Il n'avait pas de corps. Seulement une forme de suie, mouvante et chaude.
Et dans cette forme, il y avait non pas du mal... mais du chagrin.
- Tu m'as trahi, souffla la chose.
- Non, dit Sareth. Je t'ai écouté. Et j'ai choisi.
Le reflet grimaça.
- Tu as fui. Tu m'as laissé porter la vérité que tu ne voulais pas voir.
Sareth se redressa.
- Et quelle est cette vérité ?
Le reflet se figea.
Puis il tendit la main.
- Que nous n'étions pas un.
Kaël et Thäros arrivèrent au moment où les pierres frémirent.
Autour de la mare, les cendres se soulevèrent en spirales.
Le vent n'en était pas la cause.
C'était le Chant.
Ou plutôt... son absence.
Thäros écarquilla les yeux.
- Ce lieu... n'a jamais chanté.
- C'est impossible, dit Kaël.
- C'est un lieu qui refuse le Chant.
Ils comprirent alors ce que le reflet était vraiment.
Une mémoire née du refus d'être entendu. Une forme engendrée par l'oubli, nourrie dans le silence des autres, sculptée dans la cendre d'un cri qu'on n'a jamais laissé s'élever.
Liora s'agenouilla près de la mare.
Elle tendit la main, sans la toucher.
- Si tu es ce qu'il aurait pu devenir... alors tu portes quelque chose qu'il ne porte plus.
- Je porte ce qu'il a tué en lui, répondit la chose.
Sareth s'avança.
- Peut-être, dit-il.
Il posa la main sur son reflet.
Et au contact, la cendre se mua en lumière.
Pas une lumière vive.
Une lumière douloureuse.
Des images surgirent.
Ellmira, penchée sur un enfant sans nom.
Des runes effacées par la pluie.
Une main ensanglantée, tendue vers une voix lointaine.
Et un mot jamais prononcé.
"Reste."
Il recula.
Et tomba à genoux.
Kaël posa la main sur son épaule.
- Ce n'est pas un ennemi.
- Non, dit Sareth. C'est... une blessure vivante.
Le reflet, alors, se replia.
Il entra à nouveau dans la mare.
Et cette fois, il ne parla pas.
Mais il laissa une trace.
Un éclat noir.
Une pierre lisse, au centre de laquelle dansait une braise enfermée.
Thäros s'en approcha.
Il la prit.
Et aussitôt, il entendit une phrase.
"Je suis ce qui reste quand tout a été dit."
Ils quittèrent la mare au crépuscule.
Le monde n'avait pas changé.
Mais eux, oui.
Ils savaient désormais que les cendres parlent.
Et que parfois, elles prennent forme.
Sareth ne dit rien ce soir-là.
Mais il sentit qu'une part de lui s'était retournée.
Non vers l'ombre.
Mais vers ce qu'on choisit de ne pas oublier.
Et dans son sommeil, Ellmira revint.
Elle ne pleurait plus.
Elle écoutait.