Chapitre 5 Dahomey : Chronique d'un royaume brisé

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Chapitre 5 : Le sang et le trône

Le roi Agadja n'était plus. Le palais royal d'Abomey baignait dans un silence inhabituel, comme suspendu entre deux souffles. Le soleil, pourtant haut dans le ciel, paraissait terne ce jour-là. Les tambours funéraires, qui avaient battu sans relâche pendant neuf nuits, s'étaient tus. Le peuple tout entier retenait son souffle. Le Dahomey s'apprêtait à tourner une page de son histoire.

Dans les rues d'Abomey, les anciens récitaient à voix basse les noms des rois passés, invoquant leur protection pour les jours à venir. Le deuil du roi n'était pas simplement une cérémonie : c'était une transition cosmique, un passage où les dieux pesaient l'âme du souverain défunt, et où les vivants devaient prouver leur loyauté à l'ordre ancien.

Mais l'ordre vacillait.

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À l'intérieur du palais, les rumeurs enflaient. Qui allait succéder à Agadja ? Son fils aîné, Tegbessou, était pressenti comme héritier légitime, mais d'autres factions s'agitaient. Le trône du Dahomey n'était jamais une simple affaire de sang. Il fallait l'accord du conseil royal, le soutien des Amazones, l'approbation des prêtres vodoun, et, souvent, la force.

Tegbessou, alors âgé de trente-deux ans, était un homme au regard sombre, silencieux et calculateur. Il avait accompagné son père lors de nombreuses campagnes, appris l'art de la guerre, mais aussi celui du commerce, de la diplomatie et de la retenue. Il connaissait les moindres recoins du royaume, les aspirations des chefs de province, les faiblesses des officiers.

Mais il savait aussi que son droit au trône n'était pas absolu.

Son frère cadet, Gakpé, avait l'oreille d'une partie du clergé et le soutien de plusieurs officiers marchands européens. Charismatique, flamboyant, orateur né, Gakpé représentait l'image d'un Dahomey plus ouvert, prêt à embrasser les voies de l'Occident.

- Le futur est dans les canons, les routes pavées, et les livres, disait-il souvent dans les cours royales.

Tegbessou, lui, croyait en un autre futur : un royaume enraciné dans sa terre, sa culture, sa force, et son indépendance spirituelle.

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La lutte pour le trône commença d'abord par des alliances discrètes. Des cadeaux furent offerts, des promesses échangées. Les chefs de village furent invités à Abomey pour des banquets somptueux. On parlait dans les ombres, dans les temples, sous les arbres à palabres.

Mais rapidement, le conflit devint visible.

Une nuit, une explosion retentit près du quartier des femmes du palais. Une partie du mur de la cour intérieure avait été soufflée. On accusa des espions, puis des esclaves rebelles, mais tout le monde savait : une guerre fratricide était en marche.

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Les Amazones, ou Mino, attendaient. Fidèles au roi défunt, elles observaient les événements sans prendre parti. Leur cheffe, Gouda Ayaba, était une guerrière redoutée, aussi crainte que respectée. Elle refusa de soutenir l'un ou l'autre prince avant la convocation du Kpodégbé, le grand conseil des anciens et des prêtres.

- Le Dahomey ne se divise pas à la mort d'un roi. Il se purifie, et il choisit, dit-elle d'un ton ferme.

Le Kpodégbé fut réuni dans la salle aux fresques, une immense pièce ornée de scènes représentant les exploits des rois passés. Les anciens, vêtus de leurs plus riches boubous, portaient chacun un bâton sculpté symbole de leur lignage. Les prêtres vodoun, en transe pour certains, chantaient des invocations. Le feu sacré brûlait au centre de la salle.

Tegbessou prit la parole en premier. Il parla de continuité, de fidélité aux dieux, de justice pour les captifs, de réforme des campagnes, de renforcement du système militaire.

Gakpé, quant à lui, évoqua l'avenir, le progrès, les échanges avec les nations européennes, les routes maritimes, et la richesse à bâtir.

Le conseil écouta, longuement. Puis, le silence tomba.

Après des heures de délibération, le verdict fut rendu : Tegbessou serait roi. Le choix fut fait non seulement par l'ancienneté et la bravoure, mais aussi par le message reçu en songe par les devins vodoun : "Celui dont le cœur porte la mémoire des ancêtres saura garder la terre vivante."

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Gakpé, humilié, quitta le palais. Il ne contesta pas la décision, du moins pas publiquement. Il se retira dans un domaine près de Ouidah, où il construisit une résidence fortifiée. Il y rassembla ses partisans et commença à tisser des alliances commerciales personnelles avec les Européens, notamment les Anglais.

Pendant ce temps, Tegbessou se fit couronner roi dans une cérémonie fastueuse. Les tambours de la capitale résonnèrent pendant sept jours. Les Amazones dansèrent la danse du feu. Les sacrifices furent offerts aux esprits. Les anciens bénirent la terre.

Un nouveau règne commençait.

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Les premiers mois du règne de Tegbessou furent marqués par une volonté de restauration. Il fit dresser de nouvelles lois, régularisa le commerce avec les Européens, renforça les garnisons frontalières. Il entreprit de rebâtir la confiance avec les prêtres vodoun, marginalisés sous la fin du règne de son père.

Mais la paix était fragile.

À l'ouest, les Ashanti menaçaient les frontières. Au nord, les petits royaumes vassaux exprimaient leur mécontentement. Et à l'intérieur même du royaume, Gakpé, désormais surnommé « le prince du sel », faisait grandir son influence.

Tegbessou savait que la guerre civile n'était pas une option. Elle détruirait le royaume. Il lui fallait donc agir avec ruse.

Il envoya des émissaires à Gakpé, lui proposant un poste de gouverneur du port de Ouidah, un titre honorifique, et une promesse de respect. Gakpé accepta... du moins en apparence.

Car dans les semaines suivantes, plusieurs caravanes de guerre disparurent. Des postes de garde furent incendiés. Des marchands fidèles au roi furent attaqués sur la route de Savi. Tegbessou comprit qu'il ne suffirait pas de négocier.

Il convoqua ses généraux, ses Amazones, et prépara une expédition.

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La bataille de Kpassè fut brève, mais décisive. Les troupes de Tegbessou, menées par les Amazones, encerclèrent la résidence de Gakpé. Ce dernier tenta de fuir, mais fut capturé alors qu'il embarquait sur une barque destinée à un navire britannique.

Il fut ramené à Abomey, enchaîné mais digne. Lors de son jugement, il refusa de se défendre. Il déclara simplement :

- L'histoire jugera. J'ai voulu offrir un autre avenir au Dahomey. Si le vôtre triomphe, qu'il soit digne de notre peuple.

Tegbessou ne le fit pas exécuter. Il l'exila dans une région reculée, où il devint conseiller spirituel auprès de petites chefferies. Ce geste de clémence fut salué par beaucoup comme un signe de sagesse.

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Après la victoire, Tegbessou consolida son pouvoir. Il réforma le système fiscal, développa une armée plus structurée, renforça l'usage des devises locales dans les marchés. Mais surtout, il réorganisa le commerce des captifs. Convaincu qu'il fallait réduire la dépendance au commerce européen, il favorisa des échanges internes plus diversifiés : coton, artisanat, fer, bétail.

Il fit aussi bâtir une école pour former les scribes et les diplomates du royaume, une première.

Et dans les temples, il institua une fête annuelle en mémoire des rois passés, pour rappeler que le trône n'était pas un privilège mais un héritage sacré.

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Pourtant, au fond de lui, le roi savait que la paix n'était jamais acquise. Le Dahomey se tenait à la croisée de deux mondes : celui de ses ancêtres, et celui qui arrivait par la mer.

Et parfois, entre les deux, le trône tanguait.

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Souhaites-tu que je poursuive avec le Chapitre 6 : L'épreuve des ancêtres ?

                         

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