Chapitre 4 Dahomey : Chronique d'un royaume brisé

Chapitre 4 : Le prix du silence

Le vent de la côte soufflait fort ce soir-là, emportant avec lui les dernières lueurs du jour. À Ouidah, les vagues frappaient la plage avec une régularité presque cérémonielle, comme pour annoncer un nouveau chapitre de l'histoire du Dahomey. Le roi Agadja se tenait debout, drapé dans un pagne rouge sang, observant l'horizon. Là-bas, au loin, des navires à voiles blanches dansaient sur les flots. Le monde venait à lui.

Il savait que ces hommes n'étaient pas des alliés comme les autres. Les Européens, avec leur langage incompréhensible, leur métal froid, et leurs livres saints, apportaient une nouvelle sorte de pouvoir : le commerce à grande échelle. Et avec lui, un poison lent mais tenace. Ce poison s'appelait l'esclavage.

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Tout avait commencé par quelques échanges. Les Portugais offraient des mousquets, de la poudre, de l'alcool et des tissus contre du bois, des épices, et des captifs. Les captifs, au départ, étaient des prisonniers de guerre, des criminels condamnés, ou des rebelles. Mais très vite, la demande dépassa l'offre.

Agadja, bien qu'opposé à la traite à ses débuts, céda sous la pression. Le royaume avait besoin d'armes pour se défendre et d'alliés pour se maintenir face aux empires voisins. Il signa un accord commercial avec les négociants portugais et hollandais, leur offrant l'accès à un comptoir fortifié à Ouidah, qu'on appellerait bientôt la Porte du Non-Retour.

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Les années passèrent, et le commerce des esclaves s'intensifia. Des villages entiers furent rasés. Les campagnes militaires, autrefois stratégiques, devinrent des chasses humaines. Les guerriers ramenaient des centaines de captifs, enchaînés deux par deux, les yeux vides, la bouche cousue de silence. Le peuple murmurait.

- Les ancêtres ne dorment plus, disait-on dans les ruelles d'Abomey.

- Ils pleurent.

Mais aucun tambour ne résonnait pour eux.

Dans son palais, Agadja se renfermait. Il ne consultait plus les prêtres vodoun. Il dormait peu, parlait moins, et observait souvent les murs ornés des fresques de ses aïeux. Parfois, il leur parlait.

- Pardonnez-moi, murmurait-il. Mais comment protéger le royaume sans le nourrir de guerre ?

Personne ne lui répondait.

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Un soir, une prêtresse vodoun du nom de Adjagbénon, réputée pour ses visions, fut convoquée au palais. Elle entra, les yeux fermés, guidée par deux jeunes servantes. Devant le roi, elle s'agenouilla, puis parla :

- Le Dahomey est une maison en feu, majesté. Vous avez échangé les voix de nos ancêtres contre des fusils qui ne chantent que la mort. Le sang versé crie dans la terre.

Agadja resta silencieux. Ses mains tremblaient. Il congédia la prêtresse, mais ses paroles restèrent gravées dans sa mémoire.

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Les voix du peuple se faisaient de plus en plus insistantes. Dans les marchés, les femmes chantaient des complaintes, déguisant leur colère en musique. Les griots, dans leurs histoires, parlaient d'un roi qui s'éloignait du chemin du vodoun. Les anciens parlaient de présages : des pluies qui refusaient de tomber, des récoltes dévastées, des naissances mortes.

Malgré tout, Agadja continuait sa politique. Il renforça les fortifications du port de Ouidah, autorisa l'installation d'un gouverneur portugais, et fit construire un fort autour de la Maison des Esclaves. Il signa des traités, négocia des prix, et fit du Dahomey un acteur central de la traite atlantique.

Mais à quel prix ?

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Le roi, chaque nuit, rêvait de flammes. Il marchait dans un champ de cendres, entouré de visages sans yeux. Il entendait des tambours, mais ils n'étaient pas joyeux. Ils étaient lourds. Lents. Funèbres.

Un matin, il convoqua les femmes guerrières dans la cour du palais. Les N'Nonmiton, devenues une force redoutable, s'agenouillèrent devant lui. Il leur demanda de protéger les villages de l'intérieur, non pas contre l'ennemi extérieur, mais contre la corruption de l'âme.

- Ce que l'épée ne peut réparer, peut-être que le cœur le pourra, dit-il.

Ce fut un tournant. Pour la première fois, les femmes guerrières furent envoyées en mission pacificatrice. Elles désarmèrent des milices locales, protégèrent les enfants orphelins, et apportèrent la justice là où les chefs traditionnels avaient failli.

Mais le feu de la traite continuait de brûler. Et les navires arrivaient toujours, plus nombreux.

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Agadja tomba malade peu après son cinquantième anniversaire. Son corps, fatigué par les batailles, ployait sous le poids des décisions passées. Il ordonna que ses enfants ne lui succèdent qu'en jurant fidélité aux dieux et non aux marchands. Il fit graver une stèle devant le temple des ancêtres :

> "Celui qui vend son frère ne possède plus de nom."

Ce fut son dernier acte de foi.

Le roi mourut un matin d'harmattan, alors que le vent soulevait la poussière rouge d'Abomey. Il fut enterré avec les honneurs, mais aussi avec les soupirs d'un peuple partagé entre grandeur et remords.

Les ancêtres, enfin, se turent.

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Au loin, dans un village côtier, un jeune garçon observait les navires depuis un cocotier. Il s'appelait Tegbessou, fils d'Agadja. Dans ses yeux brûlait la volonté de redonner au Dahomey sa gloire. Mais il savait que pour le faire, il lui faudrait marcher sur les cendres de son père.

Et les voix des ancêtres, peut-être, accepteraient de lui parler à nouveau.

            
            

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