Chapitre 2 Chapitre 1

La racine céda sous son pas tremblant. Il s'écroula violemment, la paume en feu, les genoux écorchés. Le goût du sang lui collait à la langue. Redan se redressa en grognant, appuyé contre le tronc tordu d'un arbre qu'aucun de ses souvenirs n'identifiait. Ce territoire n'était plus le sien. C'était un autre monde, celui que la meute appelait la Friche Silencieuse. Interdite. Oubliée.

Il tituba plus qu'il ne marcha, chaque pas le poussant plus profondément dans un territoire où même les hurlements se noyaient. Derrière lui, les échos des chants de bannissement s'étaient tus. Devant, le silence était plus lourd que le rejet. Il trébucha encore, son épaule heurtant l'écorce râpeuse d'un chêne noirci.

- Ils t'ont affaibli... et tu continues à fuir ?

La voix, sèche, grinçante, fusa comme une lame.

Il se retourna d'un bond, prêt à gronder. Mais rien. Seulement les arbres, les branches tordues, et l'odeur étrange d'un loup qui n'était pas du clan. L'instinct prit le dessus. Ses yeux dorés brillèrent sous la pression de son autre nature.

- Montre-toi.

Un éclat de rire rauque répondit. Pas un rire d'humain. Pas un rire de bête. Quelque chose entre les deux.

- Tu sens le poison. Tu ne survivras pas.

- Tu veux tester ça ? gronda Redan.

- Non. Eux veulent.

Un craquement, deux, puis dix. Il pivota, en alerte, les griffes jaillies sans qu'il ait besoin d'y penser. Des yeux rouges scintillèrent entre les arbres. D'abord deux, puis quatre. Puis des dizaines. Petits. Bas. Trop bas pour être des loups normaux.

Redan recula d'un pas.

- Des outcasts...

Les bêtes sortirent lentement du bois. Ils n'avaient plus grand-chose de lupin. Pelage en lambeaux. Gueules distordues. Pattes brisées puis guéries de travers. L'un d'eux traînait une chaîne rouillée autour du cou.

Un cercle se forma. Pas de hurlements. Pas d'aboiements. Rien que cette attente étouffante.

- Si tu survis, tu peux rester, chuchota la voix, plus proche cette fois. Mais si tu meurs... on ne pleurera pas pour un Alpha tombé.

Il n'eut pas le temps de répondre. Le premier bondit. Redan esquiva d'un demi-tour brutal et planta ses crocs dans la gorge de la bête. Un sang noir jaillit, acide, brûlant. Le loup difforme poussa un cri plus proche d'un râle humain que d'un hurlement.

Deux autres surgissaient déjà sur ses flancs.

Il roula sous eux, les griffes fendues dans l'arc d'un demi-cercle, tranchant un flanc, crevant un œil. Sa vision vacillait, mais son instinct le guidait, pur, animal. Il frappait pour survivre, pas pour dominer. Et c'était nouveau. Cruellement nouveau.

L'un des bêtes lui sauta dans le dos. Il cria, le souffle arraché par la morsure. Les crocs s'enfonçaient dans son omoplate, secouaient sa chair comme une proie.

Il se retourna, heurta l'arbre, écrasa la créature contre le tronc jusqu'à entendre l'os céder dans un craquement.

Il retomba à genoux, haletant. Du sang, le sien, leur sang. Trop mélangé pour être distingué.

- Encore debout ? siffla la voix.

- J'ai vu pire, grogna-t-il.

- Mais as-tu déjà été seul ?

Un silence. Puis un rire, encore. Dérangeant. Puis une silhouette. Une louve. Petite. Décharnée. Mais ses yeux, brillants d'une intelligence féroce.

- Tu n'as pas peur, Alpha ?

- Je n'ai plus rien à perdre.

Elle s'approcha, doucement, en tournant autour de lui comme une hyène.

- Tu aurais pu mourir. Ils t'ont presque pris.

- Mais je suis encore vivant.

- Tu veux rester dans la Friche ? Tu crois que tu peux y survivre ?

Il planta son regard dans le sien.

- Je n'ai pas d'autre choix.

Elle siffla entre ses crocs.

- Alors écoute, exilé. Ici, il n'y a pas de rangs. Pas de lois. Si tu veux vivre, tu saignes avec nous. Si tu veux commander, tu tues l'ancien.

- Qui est l'ancien ?

- Il vient.

Un grondement s'éleva. Un autre, plus profond, plus ancien. Une bête que même les déchus respectaient. Une silhouette énorme, tordue, massive, avança entre les troncs. Sa fourrure portait les cicatrices d'un siècle de guerres. Ses yeux, gris sans pupille, fixaient Redan.

- C'est lui ? demanda la créature, d'une voix caverneuse.

La louve acquiesça.

- Il a survécu. Il est fort.

- Il est banni.

- Il a tué trois.

Le vieux loup s'approcha. Le sol vibrait sous chacun de ses pas.

- Ton nom, étranger.

- Redan.

- Tu n'es plus Alpha ici.

- Je ne l'ai jamais été pour toi.

Un silence. Long. Lourds regards. Puis un hochement lent.

- Alors prouve-le.

Redan se releva, les crocs découverts. Chaque os de son corps hurlait. Mais il tint bon. Il se plaça face au vieux loup.

- Pas pour le trône. Pour ma vie.

- Parfait.

Ils bondirent.

Le choc fit trembler le sol.

Le vieux était plus rapide qu'il n'en avait l'air. Redan esquiva de justesse une morsure au cou, ses griffes ripèrent contre l'épaisse peau grise. Le vieil alpha le heurta d'un coup d'épaule qui le projeta contre une souche. Redan se releva, cracha du sang, et repartit.

Il plongea sous le ventre du monstre, lacérant tout ce qu'il pouvait. Un hurlement déchira la forêt. Puis le choc d'un coup de patte, violent, brisa ses côtes. Il roula sur le sol, haletant.

- Tu n'es pas des nôtres, cracha l'ancien.

- Je ne suis à personne.

Il bondit, toutes griffes dehors. Le choc fut brutal. Il enfonça ses crocs dans l'oreille du vieux loup, jusqu'à sentir le cartilage céder. Il sentit les pattes de l'ennemi le marteler. Mais il ne lâcha pas. Pas cette fois.

Un dernier coup. Une morsure dans la gorge.

Le vieux chancela.

Puis tomba.

Un silence.

La meute difforme approcha. D'abord menaçante. Puis... respectueuse.

La louve s'approcha, le museau près de son oreille.

- Tu as gagné le droit de respirer. Mais pas encore celui d'exister.

Il ne répondit pas. Il resta debout, tremblant. Il avait survécu.

Mais ce n'était que le début.

Le souffle de Redan se mêlait au silence, lourd, viscéral. Sa silhouette vacillait sous le clair de lune, ses jambes menaçant de le trahir à chaque pas. Et dans l'ombre, immobile, Lyra le contemplait.

Elle n'avait pas cligné des yeux depuis qu'il s'était relevé. Depuis que ses crocs avaient arraché le dernier souffle au vieux titan. Son regard glissait sur chaque blessure, chaque goutte de sang, chaque spasme de douleur qu'il tentait de dissimuler sous sa fierté. Il était brisé. Mais il tenait debout.

Elle inclina légèrement la tête, curieuse.

C'était donc lui. Le banni au cœur fendu. Le loup qui refusait de ramper.

Le vent effleura sa cape, découvrant une parcelle de sa peau tatouée. Marque ancienne. Serment oublié. Les autres n'auraient pas osé l'approcher. Mais elle, elle ne craignait ni les exilés ni les rois. Elle était de l'entre-deux. Un pas de plus et la forêt aurait révélé sa présence. Pourtant, elle resta là, figée, comme sculptée dans la pénombre.

Elle voulait voir s'il fléchirait.

Mais il ne fléchit pas.

Il s'éloigna du cadavre, boitant, couvert de sang, sans adresser un mot à ceux qui le regardaient désormais comme un dieu sauvage.

Un frisson courut le long de l'échine de Lyra. Pas de peur. D'instinct.

Il allait changer la Friche. Ou l'anéantir.

Elle plissa les lèvres, songeuse, avant de disparaître comme elle était venue. Sans bruit. Sans trace. Mais avec une certitude brûlante sous la peau : il faudrait bientôt l'approcher.

Et cette fois, ce serait elle qui choisirait le moment. Pas lui.

            
            

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