Chromosomie
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Chapitre 5 No.5

Quand la petite Noémie pointa son nez dans le foyer, elle apporta la béatitude et l'extase que les parents ont habituellement devant leur progéniture. Des avalanches de sourires, de grimaces déferlèrent sur le berceau. Les nuits trop courtes, la fatigue n'entamèrent pas l'attention d'un père comblé. L'inquiétude était ailleurs, dans la relation fusionnelle qui se construisait entre la mère et son enfant. L'attention constante que Blandine portait à sa fille remplissait son congé parental au-delà de la normalité.

Elle pouvait, des heures durant, rester à côté d'elle sans rien dire, préoccupée par le seul rythme de sa respiration. Quand elle émergeait, comme prise de panique, elle se lançait dans une débauche de ménage avec comme seul but la protection de son enfant. La propreté serait gage de sécurité pour ce petit bout si fragile. Quand elle partait en guerre contre l'ennemi invisible, tout y passait. Du sol au plafond, elle traquait la perfide bactérie à grands coups de lingettes imbibées d'un puissant désinfectant. Doucement mais sûrement, une paranoïa s'installait dans la maison sans que personne ne s'en aperçoive, peur masquée par la force du lien maternel. Qui pourrait percevoir que le déséquilibre était en chemin ? Sa fille, sa chose devait être protégée.

De cette frénétique danse ménagère, Jean n'avait aucun écho, si ce n'est qu'il retrouvait en rentrant une maison étincelante. Lui, qui revenait du laboratoire toujours avec mille idées en tête, n'y voyait rien d'anormal, trop accaparé par ces histoires de manipulations chromosomiques. Il pensait au contraire que l'attention que portait Blandine à leur fille était tout ce qu'il y avait de plus naturel.

Les mois passèrent, apportant le bonheur de voir un nouvel être grandir. Blandine avait repris le travail dans la douleur de la séparation. Laisser Noémie était une déchirure, une souffrance qui la laissait en larmes quand elle refermait la porte de la nounou. Les jours défilèrent sans que rien ne change. Elle oscillait entre le désespoir de la séparation du matin et la joie de retrouver sa fille chaque soir. Elle perdit le sommeil et s'accommoda de sa fatigue à coup de somnifères. Tôt dans la soirée, une fois Noémie couchée, elle plongeait dans la nuit avec une lourdeur digne d'un scaphandrier des temps anciens. Le matin, elle émergeait la tête en vrac, remplie des histoires que son chercheur lui avait racontées avec passion la veille.

Lasse de trop de chromosomes, de tétraploïdie, Blandine avait osé lui dire un matin :

- Le soir, tu devrais changer de disque parce qu'un de ces jours je vais me faire bouffer par une de tes monstrueuses huîtres !

C'était sorti sans animosité, avec un brin d'humour. Elle qui d'habitude n'ouvrait pas la bouche avant d'avoir avalé son café et quelques tartines bien beurrées, elle avait d'un seul coup senti une lassitude inhabituelle.

- Tu as raison ! D'ailleurs, il ne faut pas que je t'en dise trop car tout cela est top secret, répondit-il, occupé à maintenir correctement Noémie sur ses genoux.

- Que veux-tu, je fais ce que je peux. Et puis le matin, c'est trop dur pour moi. Je n'ai jamais assez de mouchoirs quand je la laisse à Christelle. J'ai un nœud au ventre qui ne se défait qu'en fin d'après-midi.

Noémie gigota, planta sa main droite dans la plaquette de beurre et la porta à sa bouche avant que son père ait eu le temps de lui saisir l'avant-bras.

- Gourmande ! lui souffla-t-il dans l'oreille.

- Écoute, on revoit notre organisation... Je négocie de commencer à 8 h 30 au labo et je l'emmène chez la nounou. Tu auras le seul privilège de la retrouver en fin de journée

Jean serra avec force sa fille. L'étreinte fut longue et douce, comme un sucre qui fond dans le café noir du matin. Les lèvres posées sur sa joue, il lui expliquait les nouveautés d'une voix tranquille et apaisante.

Malgré ce changement, Blandine ne retrouva pas sa sérénité. Le court instant matinal durant lequel elle se retrouvait seule lui donnait le vertige. L'angoisse venait se loger au creux de son ventre dès que Jean et Noémie quittaient la maison. Elle les regardait s'éloigner, le regard vide, sans que rien ne puisse la ramener à la raison. Les yeux troublés par les larmes naissantes, elle filait dans la salle de bains.

- Tu as vu la tronche que tu as ! se disait-elle.

L'eau fraîche lui faisait du bien. Les mains sous le robinet, elle attendait de sentir le froid sur ses os. Ses larmes s'arrêtaient.

- Noémie, se disait-elle bien fort en regardant ses lèvres dessiner ces quelques syllabes

Lire sur les lèvres était tout un art. Face au miroir, elle aimait jouer la sourde.

- Noémie, Noémie, répétait-elle sans le son, par la simple action de sa bouche.

Elle pouvait se refaire la scène autant de fois qu'il le fallait pour s'apaiser. L'envie de partir retrouver sa classe revenait alors. Les visages des enfants débarquaient en un long chapelet de sourires et de joie enfantine.

Avec les premières paroles de Noémie, Blandine entra dans une nouvelle relation avec sa fille, celle de l'autorité couplée à une jalousie de tous les instants envers quiconque s'approchait d'elle. Seuls ses parents bénéficiaient d'un statut privilégié. Avec eux, le danger était écarté, il lui suffisait de se replonger dans la cellule familiale d'avant son mariage pour que la paix revienne.

Sa fille dans les bras, elle partait dans sa famille, le sac chargé de cahiers à corriger, de cours à préparer, laissant Jean à ses recherches. Les week-ends et les petites vacances étaient dédiés à l'éducation de sa fille. Les stratégies pédagogiques fourmillaient dans son cerveau d'enseignante. L'enfant en éveil permanent devait être stimulée d'une manière ou d'une autre. Il ne s'agissait pas de laisser en jachère cet esprit neuf. L'obsession menait grand train dans cet univers protégé.

Inquiet de voir Blandine privilégier ses allers-retours familiaux (même s'il appréciait la compagnie de ses beaux-parents), Jean se lassa de cette situation. Il aimait cette femme depuis toujours, mais la voir plonger dans les abysses de l'obsession parentale et éducative le troublait plus que de raison. Lui qui espérait une joie de tous les instants à regarder leur fille grandir et s'épanouir à la vie, il voyait arriver une raideur maternelle enrobée de préoccupations éducatives positives, mais tellement directives. Où était donc passée l'insouciance de l'enfance sous ce laminoir d'apprentissages et de découvertes à seul but didactique ?

Qui saurait découvrir le pourquoi de cette psychorigidité maternelle ?

Quant au hasard du calendrier, Jean se retrouvait seul certains dimanches, il allait jeter sa morosité au large de la baie du Vieux Chapus. La plupart du temps, il rencontrait Amédée avec qui il passait de savoureux moments depuis qu'il avait fait l'acquisition de sa vieille cabane en bord de mer. La mer et son ressac rinçaient son esprit comme une machine douce et bienveillante. Du haut de la falaise, les cyprès endormis, dans lesquels nichaient quelques couples de palombes, courbaient leurs fortes branches au-dessus du toit. Ces stoïques présences faisaient le lien entre le ciel et la terre. Au fil des tempêtes d'hiver, leurs branches étirées à l'horizontale étaient devenues les protectrices des cabanes. Sous leur feuillage serré, Jean aimait respirer ce fort parfum de résine, souvenir d'enfance à Oléron.

- Te voilà tout seul ? demandait Amédée.

- Eh oui... elle est encore partie chez ses parents ! Au moins là-bas, elle est tranquille, ajoutait-il en essayant de positiver.

Avec Amédée, il se sentait libre de tout dire. L'âge du vieil homme et sa qualité d'écoute en avaient fait au fil des rencontres une personne sur qui il pouvait compter. À l'ombre des grands cyprès, Jean servait le café ou la bière agrémentés de savoureux gâteaux chargés en beurre salé.

- Et tes parents ? Comment vont-ils ?

Le frère de Gisèle s'était installé en baie de Chapus. Une autre époque, durant laquelle Amédée avait entendu parler en bien de ce Georges, dur à la tâche et toujours prêt à rendre service, de cette Gisèle belle comme un ange et vive d'esprit. Cela faisait bien longtemps, mais il n'avait pas oublié la noce de ce frère, la sortie de l'église, endimanchés dans des costumes trop serrés, le mélange de ces Oléronais et des familles du continent. On lui avait montré du doigt le plus beau couple, le Georges et la Gisèle venus pour célébrer la nouvelle vie du frère. Oh oui ! Il s'en souvenait comme si c'était hier.

- Ta mère était belle ! Pas certain que je la reconnaisse aujourd'hui.

- Eux... ils n'ont pas changé. Toujours sur le même chemin, droits comme des « I » dans leurs certitudes.

- Et Georges, toujours aussi costaud ?

- Toujours ! confirma Jean.

Comme des mèches prêtes à s'enflammer, les mots d'Amédée apportaient les images : les bras puissants remontant l'ancre du bateau, les épaules herculéennes chargeant les lourds casiers à la mer montante, le torse, les jambes vigoureuses poussant la lasse remplie. Georges était un athlète qui se coltinait sans faiblesse le dur labeur de l'ostréiculture. Il pouvait prendre l'ouvrage à pleines mains, ses mains épaisses et larges qui n'avaient que faire des coquilles agressives. Georges travaillait beaucoup et parlait peu. À la naissance de son fils, il continua son chemin. Partant avant le jour quand la marée l'imposait, revenant le soir, l'ouvrage accompli. Jean avait grandi à l'ombre du père sans que celui-ci sache comment lui parler. D'année en année, il regardait cet enfant, son enfant avec un amour silencieux.

Aujourd'hui, à chaque rencontre avec son père, Jean mesurait encore ce silence, ce vide. La barrière était là, immuable, comme si l'amour paternel n'avait pas pu s'y épanouir, puis y fleurir. Il devait faire avec – ou plutôt sans.

- La prochaine fois, tu viendras avec ta fille ! Cela fait longtemps... proposa Amédée.

- C'est que... La Noémie, elle est collée à sa mère comme une bernique sur le rocher.

- Justement, tu ne vas pas refaire comme ton père.

- C'est qu'elle ne la lâche pas comme cela. Y a même plus moyen de la laisser seule à Georges et Gisèle, des fois que...

- Des fois que quoi ? demanda Amédée, curieux.

- Tu sais là-bas, à Arceau on ne parle pas toujours le français comme à l'école. Blandine n'en démord pas, elle a même commencé à me dire que ce n'était pas sa famille et que cette vie de sauvageonne qu'elle avait avec eux n'était peut-être pas le meilleur exemple. Patois, gros mots et éducation ne font pas bon ménage !

- Ben dis donc ! Ta Blandine, elle vire mal. Faudrait peut-être que tu lui glisses dans l'oreille que tu es le père.

- Elle est sourde, répondit-il sans réfléchir.

- Propose-lui donc une sortie en amoureux... juste vous deux, et tu laisses la drôlesse à Gisèle et Georges ?

- C'est que ça, j'ai déjà essayé ! Ça ne marche pas ! Rien que l'idée de cette séparation la rend folle. Le ton monte, les larmes viennent et puis...

- Ben couillon ! Excuse mais c'est comme ça que l'on dit chez nous ! Pas commode. Ça voudrait dire que tu laisses tomber Georges et Gisèle.

- Ben... Je sais plus comment faire. J'me dis que le temps fera le travail.

Dans le feu de la discussion, le café avait été oublié. Le froid accentua son amertume. Cela ne les dérangea pas. Sans rien dire, ils se regardaient comme deux complices que la vie comble. Le soleil montait.

- J't'ai pas tout dit mais y a des moments où j'ai un peu honte !

- Allez... Exagère pas !

- C'est que pour l'anniversaire, mes parents ont envoyé un chèque et puis un mois plus tard, maman m'a demandé si on l'avait bien reçu.

- Mais de quel anniversaire tu causes ?

- Celui de Blandine. Trente-six... Elle n'a pas répondu, même pas un petit coup de fil pour remercier.

- T'es certain de ce que tu dis ? fit Amédée, étonné.

- Sûr ! Je n'en reviens toujours pas. Elle répète toujours que ce n'est pas sa famille et que voilà, c'est comme ça, c'est tout.

- Avec ça, t'es pas gâté ! Il lui manque un bout de cerveau à ta dulcinée, s'exclama-t-il hilare.

- C'est pas drôle. Je me sens piégé. Moi qui aime bien faire plaisir à tout le monde... je n'ai encore pas trouvé la solution.

- Et ta drôlesse dans tout ça ?

- Elle va. Là-dessus, y a pas à s'inquiéter... Elle ne sera pas en retard pour la lecture et l'écriture.

- Patience, y a que ça.

                         

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