Chromosomie
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Chapitre 3 No.3

Une fois installé, la vague d'inquiétude se dissipa quand il mit en route la lente montée et descente de son diaphragme. Ce n'était pas la peur qui l'étreignait, mais la solennité du moment.

- Nous avons lu avec intérêt votre CV. Avant d'aller plus loin, nous souhaitons savoir pourquoi vous vous êtes enterré dans des postes certes avec des responsabilités importantes, mais qui n'ont rien ou pas grand-chose à voir avec la recherche, fondamentale ou appliquée, lui demanda froidement la seule femme du groupe

- Que voulez-vous, il faut bien se nourrir, répondit-il sèchement.

Un silence ponctua ses premières paroles, puis il reprit

- Mais au juste, pourquoi m'avez-vous fait venir ?

- Soyons simples, reprit l'homme le plus âgé. Il nous avait semblé que votre parcours d'études, tel qu'il est décrit par nos collègues universitaires, était peut-être un des plus prometteurs sur l'axe de la recherche appliquée.

- Et si vous m'en disiez un peu plus sur ce poste ? osa-t-il demander.

Questionner les autres, plutôt que se laisser acculer dans une attente paralysante, telle était sa stratégie.

Jean, fils de Georges, sentit courir en lui le puissant jugement du père en même temps que la discussion prenait corps dans la description du poste. De la recherche, rien que de la recherche, et pour finir une pure nouveauté qui serait mise au service des professionnels, voilà ce que citait le projet de recrutement. Malgré les questions insistantes de Jean, la commission n'avait pas souhaité donner plus de détails sur les axes de recherche. L'entêtement du chercheur n'avait pas réussi à percer le mystère de ce que serait peut-être son nouvel eldorado. Le seul point sur lequel ils avaient donné de grandes précisions était la prépondérance du travail d'équipe, en liaison avec des professionnels.

Le jour où Blandine lui tendit la lettre de l'Ifremer, il ne montra pas sa surprise et s'en empara sans donner suite. Il ne l'ouvrit pas et s'empressa de faire diversion. Chaque soir, effondrés sur le canapé, ils se servaient un petit verre d'alcool... le pineau de Gisèle.

- Alors, comment ça va la petite famille ? lui demanda-t-il en posant la main sur son ventre.

- Ras-le-bol !

- Tu dis toujours ça. Mais l'matin, quand j'te vois partir, il me semble que tout va bien.

- C'est pas les enfants le problème ! Ce sont les parents. J'comprends maintenant pourquoi Bastien ne tient pas en place. Tu te souviens ? Cinq ans, le pauvre chou... J'arrive pas à le tenir.

- Faudrait les attacher !

- Arrête tes bêtises ! Écoute un peu ce qui s'est passé ce matin.

- Raconte, raconte !

- J'avais invité les parents de Bastien ce matin avant la classe pour discuter, les prévenir qu'il avait des comportements agressifs avec tout le monde, ses petits copains et même avec moi.

Avant de poursuivre, Blandine ferma les yeux, puis tendit ses lèvres. Elle attendait. Les parfums alcoolisés apportaient réconfort et douceur...

- J'comprends maintenant pourquoi Bastien ne tient pas en place, avec un père comme ça !

- Raconte, raconte, insista Jean.

- Figure-toi que j'ai vu arriver une espèce d'armoire à glace en furie. J'te résume la situation... Moi derrière mon bureau et lui planté debout qui commence à me dire que si Bastien est énervé en classe cela vient de moi, de mes méthodes de merde, etc. Le ton est vite monté. Je ne m'en sortais pas de son agressivité envers moi et l'institution

- Tu n'as pas pu appeler quelqu'un ?

- Les collègues étaient trop loin. Je lui ai simplement dit que j'arrêtais l'entretien tout de suite car il n'était pas en état d'échanger avec moi de manière posée et positive.

Du haut de son mètre cinquante-cinq, protégée par son bureau, Blandine s'était tue et avait attendu son départ. L'homme rougeaud, qui bouillait de colère, avait commencé son demi-tour, se dirigeant vers la sortie. Rassurée, Blandine était repartie dans le fond de la classe préparer le matériel avant l'arrivée des enfants. Confiante, elle avait repris pied dans ce qu'elle attendait le plus au monde, le sourire de tous ces enfants qui dès le matin lui donneraient le « bonjour maîtresse » traditionnel.

Les bruits de bottes avaient résonné sur le sol. Il revenait. Il avait toussé en s'approchant du bureau, puis avait repris la place du premier échange. Ses mains s'étaient agitées en même temps qu'il avait entamé un léger balancement.

- Vous voulez bien me l'redire, là tout de suite maintenant, que c'est moi le problème ? Parce que moi, j'travaille ! J'ai pas qu'ça à faire !

- Moi aussi j'travaille, répondit-elle sèchement.

Cet homme était fou. Blandine s'était avancée, puis s'était plantée devant lui sans dire un mot. Ses yeux n'avaient pas cillé. Ce petit bout de femme tenait tête. La détermination était là, sans mot, sans geste, sans peur, franche et juste. L'homme avait grogné quelques mots incompréhensibles puis, doucement, avait tourné les talons. En sortant, il avait claqué la porte de toutes ses forces. Les huisseries avaient lâché un peu de poussière tandis que les cris de joie des enfants emplissaient déjà la cour de l'école.

- C'est que tu l'as échappé belle ! Et alors... tu portes plainte ? demanda Jean.

- Non ! Cela ne servirait à rien. La seule solution c'est de changer Bastien d'enseignant. C'est ce que me propose la direction... Avec les parents, les familles qui ne vont pas bien, on n'a pas de solution.

- Je l'connais ce mec ? Parce que s'il le faut je vais lui casser...

- Arrête ! Tu t'es vu, avec tes soixante-cinq kilos tout mouillé ?

La lettre de l'Ifremer était donc passée aux oubliettes. Ce ne serait que le lendemain que Jean parlerait à Blandine de sa candidature retenue, de ses projets de recherche qui allaient enfin reprendre. Il mettrait le champagne au frais, il l'enlacerait dans des flots de tendresse, la vie serait belle, la bonne humeur serait constante, les crédits allaient mener grand train et pour finir son père n'avait qu'à bien se tenir.

Alors qu'ils prenaient le dernier virage à l'entrée du village, un chien traversa. Percuté par l'avant de la voiture, il chouina puis repartit comme si de rien n'était vers les marais alentour.

- D'où il sort, celui-là ?

- Roule ma poule ! s'exclama Blandine en rigolant.

Il n'y avait même pas à s'inquiéter, la bête avait la peau dure. Jean l'aperçut un court instant dans le rétroviseur qui s'échappait dans l'allée de tamaris.

- Es-tu prêt à recevoir les compliments de ton père ? Treize heures trente ! Jamais nous ne sommes arrivés si tard.

En poussant le portail, ils entrèrent dans le jardin fleuri de Gisèle. Jacinthes, giroflées, primevères et freesias multicolores accueillaient le visiteur. L'étroite allée obligeait à ralentir pour ne pas se mouiller dans les restes de la rosée matinale. Les grappes de fleurs de la glycine attendaient avril pour s'ouvrir aux gros bourdons en quête de pollen. Toutes les personnes qui entraient en ces lieux n'avaient d'autre choix que l'émerveillement. Les parfums, les couleurs suffisaient à vous mettre de bonne humeur pour le reste de la journée.

- J'ai entendu le portail !

- Va voir ! Va voir ! ordonna Gisèle à son Georges qui trépignait.

Les mains dans les poches et la casquette sur le côté, Georges s'exécuta. En apercevant la chevelure brune de sa belle-fille au-dessus du muret, un sourire lui vint aux lèvres. Son impatience, sa colère se dissipèrent instantanément. À chaque rencontre, le scénario était le même. Blandine partait au front tandis que Jean suivait en essayant de se faire oublier. Au fur et à mesure qu'ils avançaient, le gravier crissait sous leurs pieds.

- On n'y croyait plus ! s'exclama Georges. Ici, on ne marche plus à l'heure solaire ! Vous l'savez, ça ? ajouta-t-il en riant.

- C'est dimanche, lui répondit Blandine en lui tendant sa joue droite.

- Et puis y a eu ce chien en arrivant, compléta Jean. Une espèce de griffon haut sur pattes a bien failli passer sous la bagnole.

- Ça doit être celui de Prosper, il arrive pas à l'tenir. Toujours à traîner dans les rues. Un jour...

- Ça a bien failli être aujourd'hui.

Cette simple histoire de chien avait suffi à faire le lien, remettre en route la communication positive. Une fois la bise faite, ils s'attablèrent autour du verre de pineau. Gisèle était dans ces instants la femme la plus heureuse de la Terre. Voir son fils avec cette belle Blandine lui donnait des ailes. Pour les hommes, c'était toujours deux verres. Il fallait que l'alcool se glisse jusqu'au fond de l'esprit pour qu'enfin les tensions s'apaisent. Georges en avait oublié l'heure.

- Tu m'aides à ouvrir les huîtres ? demanda-t-il à son fils.

Plus intellectuel que manuel, toujours embarrassé de devoir se confronter à l'expérience paternelle, Jean n'eut d'autre choix que d'enfiler des gants pour se protéger.

- J'crois qu'elles n'ont jamais été aussi belles ! Grasses et vertes, on peut pas mieux faire.

- Depuis quand sont-elles en claire ?

- Celles-là... faut compter au moins sept mois, et puis tout au bout de la grande conche elles ne sont pas gênées.

Jean écoutait son père sans rien dire. D'ailleurs, il n'y avait rien à dire, simplement à regarder, contempler ces coquilles tout en dentelles noires, roses et violettes. Soupeser la bête, bien la caler dans le creux de la main et commencer la mise à mort. Ce qu'il découvrit à l'intérieur le stupéfia. Le record était certainement battu, l'aspect visuel était extraordinairement beau. Il pencha la coquille pour laisser partir un peu d'eau, enleva quelques éclats de calcaire nacrés.

- Regarde comme son cœur bat ! dit-il en approchant sa lame près du muscle qu'il venait de sectionner.

Georges ne releva pas le commentaire. Mal à l'aise, il n'avait jamais su trouver les mots pour dialoguer comme tous les pères le font avec leurs fils. Il le regrettait et masquait sa tristesse par quelques blagues maladroites.

- Gare à ta peau de bébé ! Tu pourrais t'estropier et ne plus pouvoir tenir le stylo !

Quant à Jean, il ne savait comment faire face à cette présence paternelle. Il mettait cela sur le dos de l'embarras des mâles d'une même famille à manifester un tant soit peu d'amour. L'amour était le pré carré de la mère, de Gisèle. Georges s'y était habitué et passait plus de temps avec son fils dans le silence que dans des épanchements existentiels.

- Avec des huîtres comme ça, tu es certain de gagner le concours du Salon de l'agriculture.

- C'est pourtant pas difficile à faire. De la patience et un bon marais, ça fait toujours de bonnes huîtres. Goûte... tu verras.

Jean prit la plus petite, sectionna le muscle qui la retenait à la coquille et la laissa glisser en bouche. Les yeux fermés, il croqua le mollusque encore vivant. Les fraîches saveurs se répandirent dans un flot d'eau salée. Le sel mit en relief la douceur des chairs sucrées qui doucement se liquéfièrent. Le coquillage roi agonisait, donnant sa vie pour le grand plaisir de Jean qui n'en revenait toujours pas de cette finesse marine.

- Tu fais de la magie avec des huîtres comme ça !

Quand le plateau fut rempli, Jean rappliqua en cuisine pour montrer aux femmes le prestigieux tableau.

Les banalités allaient bon train, c'était dimanche ! Georges avait enfin fini par accepter l'inévitable : il ne ferait pas la marée. Gisèle s'activait sans précipitation pour satisfaire ses invités. Quant à Jean et Blandine, tout excités des nouvelles à ne pas dire, ils se lançaient des regards qu'eux seuls pouvaient comprendre.

Huîtres, poulet croustillant et pommes de terre sucrées remplirent les estomacs, apportant la douce sensation du dimanche bienfaiteur. C'est sans prévenir, l'assiette vide, que Jean prit la parole en tapant avec son couteau son verre vide.

- J'voulais vous dire... Euh... commença-t-il.

À ces premiers mots, les mandibules firent une pause. Georges et Gisèle se regardèrent interrogatifs, attendant le pire comme le meilleur. Blandine baissa la tête, plongeant le regard vers la salade verte qui garnissait son assiette.

- J'ai gagné le gros lot ! ajouta-t-il sans plus de précision.

- T'en as de la chance ! répondit Georges.

- Tu peux peut-être nous en dire un peu plus... Vous allez peut-être vous marier ? demanda Gisèle pleine d'innocence.

- C'est pas ça du tout. À moins que Blandine ait oublié de me mettre au courant.

- Tu te magnes ! réclama le père.

- Je blague... C'est pour la surprise.

- J'en ai assez de languir... J'te conseille de déballer rapidement ton histoire au lieu de nous faire des mystères. Accouche ! Accouche !

Georges avait juste un peu haussé le ton. Malgré lui, l'autorité paternelle pointait son nez comme un aiguillon acéré, provoquant chez Gisèle une grimace de panique. Son Georges était toujours à surveiller comme le lait sur le feu.

- Vous n'allez pas commencer. Vas-y, on t'écoute.

- Bon d'accord, vous êtes prêts à accueillir avec bienveillance la très bonne nouvelle du siècle ? insista Jean.

- Magne-toi au lieu de jouer avec mes nerfs ! ordonna Georges.

À cet instant, Blandine envoya un coup de pied à Jean.

- Vas-y, dis-leur donc, ce n'est pas un secret.

- Je quitte l'Aquarium de La Rochelle à la fin du mois, répondit-il sans attendre.

- Et alors ? Tu as trouvé autre chose de plus intéressant ? demanda Gisèle.

- L'Ifremer !

- Pas possible ! ironisa Georges.

- Eh oui. C'est comme ça ! Depuis le temps que je voulais reprendre la recherche.

- Tu vas chercher quoi au juste ?

- Ça, pour l'instant je n'en sais rien. Ce qui est certain, c'est que je suis pris presque comme directeur de recherche avec une nouvelle équipe. Normal que le thème de recherche reste top secret.

- C'est bien, mon fils, répondit Gisèle. Je te félicite.

- Tu ne sais pas tout, je gagnerai plus qu'à l'Aquarium. Au moins dix pour cent de mieux. Sans compter les kilomètres en moins. Le Mus de Loup, c'est juste en face.

En regardant son père, Jean savait qu'il n'aurait pas son approbation. Muet comme une carpe, Georges contenait son malaise comme une digue branlante devant la tempête. Son fils à l'Ifremer ! Il ne manquait plus que cela. La risée de tous ! Lui, l'insatiable pourfendeur des chercheurs qui ne trouvaient jamais rien, se retrouvait face à l'insupportable.

            
            

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