Du haut du pont, on pouvait voir les chalands intrépides dévaler la rivière vers les bancs de Barat, Bourgeois et de Trompe-sot. L'artère de navigation trouvait sa porte vers l'océan par le pertuis de Maumusson. Les flots chargés de plancton arrivaient deux fois par jour avec la marée, déversant dans les coureaux la vie océanique.
Jean eut un frémissement de plaisir, un de ces frissons qui marquent l'apogée d'une jubilation presque enfantine. La bouillonnante Seudre, grouillante de larves et de poissons, l'accueillait dans son plus beau jour, tout étincelante de son ciel bleu ponctué de quelques cumulus. Il entrait dans un nouveau pays, une cité de recherche au service de la vie marine. Il retrouvait sa vibration d'étudiant, celle-là même qui quelques années auparavant l'animait jusque dans ses rêves.
La longue allée qui menait au site l'obligea à ralentir face aux nids-de-poule remplis d'eau jaunie par les retombées de pollen printanier. Depuis quelques jours, les pins avaient lancé le signal de la reproduction. Partout dans la profonde forêt de la Coubre, les cônes mâles s'étaient ouverts, libérant dans le vent leur pollen. Le hasard des courants d'air ferait le reste. Les ovules tapis dans les cônes femelles ouverts au soleil et à la pluie attendaient patiemment la fécondation
Cette bénédiction était pour tous. Les fragiles humains allergiques prenaient leur mal en patience, éternuant à tout va, les yeux gonflés de larmes. Jean en faisait partie.
- Ce n'est pas le moment ! implora-t-il après avoir éternué en descendant de sa voiture
La barrière couplée à l'interphone de sécurité était bien sûr baissée. Il appuya sur le bouton d'appel sans obtenir de réponse.
- Calme-toi. Tout va bien se passer, se dit-il.
Il se regardait faire, analysant les moindres aspects de son état d'esprit, de ses pensées qui déboulaient à une vitesse vertigineuse. Tout était en vrac, certes, mais facile à décoder. La soutenance de son doctorat devant le jury, le sourire bienveillant de sa mère, tout cela couronné par le jugement du père... « tous des feignants, des bons à rien ! »
C'est au second appel qu'une personne se manifesta et avança jusqu'à la barrière. C'était le gardien. Ses origines africaines apportaient une touche d'exotisme au lieu
- Vous n'avez pas votre badge ? lui demanda-t-il.
- C'est que je suis nouveau.
- Vous avez votre carte d'identité ?
- Mon passeport. Ça ira ? demanda-t-il en lui tendant le petit livret mauve.
- Jean Précieux, c'est bien ça ?
- Exact !
- Je n'ai rien à ce nom-là pour aujourd'hui.
- Vous êtes sûr ? J'ai rendez-vous avec le directeur.
- Ne bougez pas, je vais voir !
Les minutes furent longues et le flot des pensées reprit à vive allure. Son cœur s'accéléra comme celui d'un enfant qui arrive à son école pour la première fois. Luttant le mouchoir à la main contre la montée de ses éternuements, il s'impatientait de ne pas voir revenir le gardien. Quelques pies se mirent à jacasser. En conférence autour de leur nid, l'heure était au bavardage. Une mouette vint à passer et les mit, semble-t-il, d'accord. Elles se turent un court instant puis reprirent sans ménagement.
Près des cabanes, sur l'estran découvert, le bloc de béton de prélèvement d'eau de mer accueillait quelques cormorans engourdis qui saluaient le soleil levant de leurs ailes déployées. Un quart d'heure déjà qu'il attendait, le mouchoir humide et l'allergie envahissante, un quart d'heure à flotter comme un bouchon dans le clapot des incertitudes. Ferait-il l'affaire ? se disait-il dans le doute le plus absolu. À chaque seconde qui s'écoulait, ses certitudes, sa confiance en sa bonne étoile s'étiolaient pour ne devenir qu'une faible lumière atténuée par un dense pollen. Il sentait ses sinus se gonfler d'humeurs visqueuses, obstruant l'émergence de tout raisonnement positif. Sa tête s'alourdissait et c'est le front lourd qu'il perçut le retour du gardien.
- Bienvenue, Monsieur Précieux. Je suis désolé pour cette longue attente mais notre directeur était en ligne avec les US, alors... vous comprenez.
- Je vous suis, répondit Jean, éternuant dans sa main.
- Le pollen, c'est quelque chose. Ici, on est gâté, juste sous le vent de la forêt. Pour tout vous dire, quand je passe la journée dehors à la barrière, ma femme retrouve sa trace jaune au fond du lit !
- Vous êtes donc Pierre, répondit Jean en répétant le prénom lu sur le badge.
Content de ce premier contact avec Pierre Oupa, le gardien des lieux, Jean sentit son cerveau s'alléger. La pression diminuait à chaque pas qu'il faisait. Docile, il s'en remit à la nonchalance de son guide qui l'emmenait dans un dédale de couloirs vers le bureau de la direction. Sur la porte fermée, le panneau indiquait : Daniel P... - Directeur.
- Nous y sommes. Je vous laisse. Vous attendez encore un peu et il va venir vous chercher
- Si vous le dites.
- Ne vous inquiétez pas, il arrive.
Planté seul dans le couloir, il écouta, mais seul le silence parvint à ses oreilles. Il eut une pensée pour Blandine qui, déjà à l'ouvrage, baignait dans l'effervescence enfantine de son école.
Puis, ils déboulèrent par le bout du couloir, jacassant comme les pies près de la barrière : deux femmes en blouse blanche suivies par un homme en tenue de ville arrivèrent à sa hauteur.
- Bienvenue, Jean... Jean Précieux, précisa l'une.
- Daniel n'est pas là ? constata la seconde.
- Tu le connais ! Toujours par monts et par vaux à courir après les dernières nouvelles.
- J'crois pas. Aujourd'hui, il y avait la visioconf' avec les US, je suppose que ça l'a occupé pas mal de temps.
La lecture des badges suffit à Jean pour mémoriser les noms et prénoms. Il questionna tout de suite le groupe en s'adressant à la seule personne qu'il reconnaissait pour l'avoir rencontrée pendant le recrutement.
- Il n'y a que Michèle que je connaisse aujourd'hui.
- C'est vrai, répondit-elle en s'adressant à ses collègues déjà retranchés dans des discussions de spécialistes.
- Chers collègues, je vous présente le tant attendu Jean Précieux, lança-t-elle en riant à Line et Yann.
Les mains se tendirent, se serrèrent dans l'accueil du nouveau venu qui débarquait, d'après les dernières nouvelles, avec le titre de chef de projet de recherche. Personne ne savait encore ce que serait ce projet, mais tous attendaient avec impatience les paroles du directeur.
- Faudra que tu t'habitues, parce qu'avec Daniel c'est comme l'anguille qui te glisse entre les pattes. Il est à peine arrivé que déjà son cerveau est en mode départ. C'est un bicéphale, voire à certains moments un tricéphale, dit Yann, l'œil malicieux.
- Avec Yann, c'est toujours la même histoire. Il faut qu'il dégaze sur tout le monde. Je crois que ça vient de l'air breton qui est resté bloqué dans ses neurones. L'excès d'iode... tu comprends, répondit Michèle en regardant Jean qui souriait.
Du haut de son mètre quatre-vingt-cinq et dans sa blouse blanche, elle en imposait. Sa tignasse blonde bouclée et volumineuse semblait sortir de son crâne comme le résultat de son ébullition intellectuelle. Le brushing sauvage matinal n'arrivait jamais à enlever les marques de l'oreiller. Pour elle, la contemplation dans le miroir n'existait pas, l'approximatif lui suffisait.
Personne ne fit de commentaires quand le directeur apparut au bout du couloir. Depuis quinze années qu'il occupait le poste, Daniel avait mené tambour battant chaque minute de travail. D'ailleurs pour lui ce n'était pas du travail puisque la passion l'emmenait chaque jour avec bonne humeur vers de nouveaux horizons.
- Me voilà, me voilà, lança-t-il vers le groupe.
- J'ai préparé la salle 5, proposa Line de sa voix timide.
- Jean, je suis vraiment désolé de ce retard mais les US, vous savez qu'il faut les bichonner... ils sont d'une susceptibilité impressionnante, s'excusa-t-il en lui tendant la main.
Le groupe se mit en ordre de marche derrière Daniel et Jean, qui déjà prenait spontanément sa place à droite du directeur. Une fois en salle de réunion, ils s'installèrent autour de la table ronde.
- Yann, tu ne veux pas...
- Chercher un café ! Mais certainement.
Sans fenêtre, ce lieu obligeait à rester en relation.
- Mis à part Michèle qui vous a déjà rencontré, vous êtes encore un illustre inconnu ! Et Pierre, vous a-t-il fait un bon accueil ?
- Il ne semblait pas au courant de ma venue, répondit Jean pour meubler la conversation.
- Désolé mais il y a des jours où cela va trop vite !
Dès que Yann entra avec le café, Daniel posa devant Jean l'avenant à son contrat de travail qui portait en gros titre « clause de confidentialité et obligation de secret ».
- Allez... Je vous dresse le tableau ? proposa-t-il en portant à chacun un regard interrogatif.
- Nous t'écoutons, acquiescèrent Michèle et Line.
- Eh bien, pour aller vite, je suis content de vous informer que les US sont OK ! Je ne l'attendais pas de sitôt, mais cette nouvelle est en phase positive avec la venue de Jean. Cette fois, vous ne pourrez pas me dire que je mets la charrue avant les bœufs et je vous assure que là, on tient quelque chose.
Le faisait-il exprès ? Toujours est-il qu'il prenait son temps et que l'explicitation ne faisait pas partie de ses préoccupations. Jean écoutait sans impatience en sirotant son café à petites gorgées.
- Vous êtes les quatre meilleurs, lança-t-il en ne montrant par aucun signe s'il était dans une phase d'humour ou de sérieux. Je ne sais pas si vous m'avez cru mais, à mon avis, dans quelques années on parlera de vous.
- Tu ne pourrais pas arrêter de faire du mystère, dit Yann.
- Mais je suis sérieux. Aujourd'hui, tout est réuni, les budgets de recherche, la collaboration des US et le rachat de leurs premières études. Avec ça, je vous garantis que vous allez pouvoir vous triturer les méninges. Quant au document que j'ai mis sous le nez de Jean, sachez que vous allez tous devoir souscrire à une obligation au secret renforcé. Et encore, je trouve le terme « renforcé » un peu mou par rapport à la situation !
Dans cette jubilation du devoir accompli, Daniel se frotta les mains avec énergie avant de dresser le tableau.
- Michèle, Line et Yann, je vous confie Jean comme chef de projet. Nous l'avons choisi car, à notre avis, il n'est pas encombré par les habitudes, c'est un esprit neuf qui n'a pas de préjugé sur une quelconque voie de recherche. À mon sens, c'est la clé de la réussite. Je compte donc sur vous pour faire état de tous vos travaux précédents avant de lancer le nouveau programme des trois années à venir budgété par la direction nationale. Faites-lui confiance et vous verrez qu'il vous éclairera le chemin comme nul autre ne saurait le faire.
- Objection, votre honneur ! Comment faire confiance à un inconnu ?
- Inconnu aujourd'hui mais connu demain. Patience, mon cher Yann ! Je te conseille quand même de fixer quelques limites à ton humour.
Calme, souriant, Jean laissait venir à lui les informations. Même s'il était impatient d'en savoir plus, il ne devait pas montrer trop d'empressement.
- Daniel, j'aimerais bien que nous fassions le bilan maintenant, en ta présence, pour que ce soit clair pour tous. Je souhaiterais que, pour une fois, tu prennes le temps d'exposer où nous en sommes aujourd'hui de nos travaux sur cette recherche de manipulation chromosomique chez l'huître, demanda Line sans détour.
- Il me semblait pourtant que vous étiez de grandes filles et de grands garçons, répondit-il en souriant.
- Ne te défile pas. On a besoin de toi sur ces conclusions si tu veux que nous repartions sur de bonnes bases, ajouta Michèle ravie de voir Line monter au front.
- Tu es coincé, mon Daniel ! Fais le job et on te remerciera, compléta Yann.
Avant l'arrivée de Jean, les trois collègues avaient pourtant travaillé sans se ménager, mais sans pouvoir finaliser. Les budgets de recherche s'étaient asséchés comme la rivière en été. Toutes les hypothèses formulées n'avaient pu être explorées. Les huîtres manipulées se morfondaient au fond des bassins. L'équipe avait stoppé net les travaux de recherche avec une frustration non dissimulée. Ils en voulaient à Daniel de ne pas avoir pu négocier, trouver les rallonges budgétaires nécessaires.
- Jean, il faut que vous sachiez que vous avez devant vous les plus brillants spécimens. Des chercheurs hors pair ! Regardez avec quelle impertinence ils osent s'adresser à leur directeur. Ce signe flagrant de force de caractère sera la puissance de votre groupe. J'en suis certain. Deux hommes, deux femmes. Vous trouverez l'équilibre de ces belles énergies...
- Bla-bla-bla... Venons-en au fait !
- C'est si gentiment demandé ! répondit Daniel avant de se lancer dans la synthèse des trois années de recherche de Michèle, Line et Yann sur « Méthodologie de la triploïdie provoquée chez l'huître ».
Il en fit la lecture d'une traite. Personne n'osa l'interrompre. Seules les têtes acquiesçaient à chaque conclusion dans un bref hochement. Quant à Jean, il écouta sans bouger, comprenant l'ampleur de ce qui se présentait à lui.
- Tu vois ! Ce n'est pas si difficile, ironisa Yann.
- Merci, dit Line pour couper court à l'humour maladroit de Yann.
- N'oubliez pas, vous êtes avant tout des chercheurs. Cherchez, cherchez... c'est le seul mot d'ordre. Du côté des professionnels, les feux sont au vert, l'huître naturelle s'essouffle, les cycles de production n'ont jamais été aussi longs. Le moment est unique pour nous. Finalisez cette huître en laboratoire, menez les essais de croissance dans des parcs en pleine mer... et après on verra !
D'un seul coup, dans le feu de la discussion, l'ombre du père apparut. Habitué à cette présence, Jean n'en fut pas surpris. Il en riait presque en mesurant la nature du défi qui s'offrait à lui. Lui, le fils prodigue redevenu subitement chercheur, allait ouvrir le chemin du progrès, du changement. Le père ne pourrait rien y faire.
- Je vous souhaite bon courage, dit Daniel en repartant.
En dehors de sa présence, l'équipe se sentit libérée. Les consignes étaient claires, nettes, les rôles distribués. L'aventure pouvait maintenant commencer.
- J'espère que tu n'as pas mal pris le principe de faire confiance à un inconnu. C'était juste histoire de titiller notre cher directeur, demanda Yann.
- Mon cher Yann, il y a des moments où tu vas peut-être un peu loin... mais je dois dire que c'est plutôt bon pour la santé de nos relations. Le monde des Bisounours... ça va cinq minutes, conclut Michèle.
- Avant toute chose, j'aimerais bien que nous fassions un tour de table à propos du réalisme de ce projet, demanda Jean.
En ouvrant la discussion sur ce sujet, Jean voulait entendre le point de vue de chacun, connaître ce qui se trouvait en arrière-plan de leurs trois années de recherche, reprendre tout à zéro pour mieux s'élancer.
- En fait, nous n'avons pas pu stabiliser la production des tétraploïdes. Tous les chocs chimiques n'ont pas pu être explorés. Même si le mélange cytocalasine B et 6-DMAP était prometteur, nous n'avons pas pu poursuivre les expérimentations sur le long terme... le temps nous a manqué. Je pense que c'est la bonne piste mais il faudrait étendre le test sur les variations de température, répondit Michèle en passant une main dans ses boucles blondes.
- Je suis d'accord avec Michèle. C'est le seul test qui a donné de bons résultats. Puisque tu parles de réalisme, moi ce qui m'inquiète le plus, ce sont les conséquences d'une telle recherche car, si nous arrivons au bout du chemin, nous aurons en main une huître qui risque d'être perçue comme génétiquement modifiée alors qu'il n'est pas question que nous touchions au génome, compléta Line, toujours avec un temps d'avance sur le questionnement.
- Si ce n'est pas nous, ce seront d'autres qui le feront un jour. Les budgets sont là. Chercher, c'est notre mission, trouver c'est encore mieux. Ce n'est pas à nous de décider ce qui sera fait à partir de cette trouvaille. C'est le progrès ! Ça marche comme ça. C'est tout ! finit par dire Yann.
- Il n'empêche que nous devons nous poser cette question avant de commencer. Il faut être au clair sur notre engagement pour ces trois années. En ce qui me concerne, je suis de l'avis de Yann. Le progrès ne nous attendra pas. Il est là dans une inertie folle, sans réel pilote. À nous de savoir si on prend le bateau ou non. Alors, partantes ou pas ? questionna-t-il en lançant un de ses plus beaux sourires à Michèle et Line.
- Bien sûr qu'on y va ! On ne va pas vous laisser tomber comme ça, répondirent-elles à l'unisson.
Le reste de la journée fut pour Jean une longue écoute. Pour l'instant, il ne s'agissait pas de casser l'élan, d'arrêter les expérimentations en cours. Il y passerait le temps qu'il faudrait, mais il devait avec chaque personne prendre connaissance des travaux effectués, des résultats, faire l'éponge pour absorber l'essence même de chacun.
Dans un commun accord, il décida donc de passer une journée avec chaque membre de l'équipe, en commençant bien sûr par Michèle et Line. Honneur aux dames. Que ce soit à Océanopolis ou à l'Aquarium de la Rochelle, Jean avait toujours su mettre en œuvre la dose d'empathie qui lui permettait d'être accepté comme chef mais aussi de semer les graines des projets chez chacun. C'était sa force, il le savait.
Avec Michèle, même si elle ne jouait pas du miroir, il comprenait que l'ambiguïté de la séduction pourrait faire barrage. Forte personnalité, elle savait que les hommes pouvaient vibrer devant elle sans qu'elle fasse de parade particulière. Elle n'en jouait jamais, ou du moins sans excès : aux hommes de se débrouiller et de ne pas croire que tout pouvait arriver.
Jean reconnut en elle une chercheuse obstinée, créatrice. Son obstination s'appuyait-elle sur ses intuitions ? On pouvait se poser la question, car c'est elle qui avait su imposer durant les trois années passées de mettre le paquet sur le couplage cytocalasine B et 6-DMAP. Sa détermination avait payé. Le duo Line-Yann s'était rallié à cette hypothèse et l'aidait à ouvrir le chemin de la stabilisation de la tétraploïdie.
La rencontre avec Line fut la plus facile, voire la plus agréable. Petite souris de laboratoire, elle aimait son métier plus que tout. Même si le doute l'habitait, elle se posait les questions fondamentales de l'utilité de sa recherche. Jean avait apprécié ce recul. Chez elle, l'ego était enfoui bien profondément sous une bienveillance naturelle. Cette qualité lui donnait une efficacité, une lucidité rares. Il émanait d'elle une paix communicative que même l'insolent Yann n'arrivait pas à déstabiliser.
Quant au Breton, il avait regardé Jean droit dans les yeux en lui demandant :
- Alors, content de tes rencontres féminines ?
- Tu les connais mieux que moi, depuis le temps.
- Effectivement, avec elles, on a gagné le gros lot. Elles sont plus que compétentes...
Chaque soir, Jean emportait avec lui des dossiers volumineux, sans compter ceux qu'il sauvegardait sur l'ordinateur portable, sa seconde mémoire. En rentrant, il s'appliquait toujours à faire une synthèse de sa journée pour Blandine. Il devait être concis, précis et ne pas jargonner. À lui d'intéresser son public. La main posée sur le ventre de sa belle, il parlait de choc chimique, de polyploïdisation, de chromosome... Au fil des semaines, Blandine eut une claire vision du contexte professionnel de son homme. Si physiquement il était présent, il semblait haut perché, la tête dans les astres toujours à échafauder des théories, à synthétiser des protocoles et programmes de recherche.