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Iris AKUÊNU
- Bébé ?
La voix de Qadmiel me tire de mon écran.
- Oui ? je réponds, les yeux toujours rivés à mon téléphone.
- Mon père organise un barbecue à la maison ce week-end. J'aimerais que tu viennes.
Je relève la tête, surprise.
- Tu veux me présenter à ta famille ?
- Oui. Tu en penses quoi ?
- Pourquoi maintenant ?
- Dans un mois, ça fera un an que nous sommes en couple. Je pense qu'il est temps que tu rencontres les miens. Ou alors... tu n'as jamais envisagé qu'on officialise notre relation ?
- Si, bien sûr. Je pose juste la question parce qu'on n'en a jamais parlé, en fait.
- C'est vrai. Justement, c'est l'occasion d'en discuter. Dis-moi... est-ce que tu voudrais qu'on s'engage davantage ? Qu'on se présente à nos familles officiellement ?
- Pourquoi pas ?
- Je veux une réponse claire, ma puce. Là, on passe à quelque chose de sérieux. Si on implique nos parents, il faut être sûr de ce qu'on veut.
Je le regarde un instant.
- Et toi ? Qu'est-ce que tu veux, Qadmiel ?
- Je veux officialiser notre relation. Penser au mariage, aux enfants... fonder une famille.
- Si tu es prêt, alors je le suis aussi.
Il sourit.
- Parfait. Alors, tu es prête à rencontrer la tribu AGOUDA ?
- Oui.
- Super. Tu viens ? On va se baigner ! dit-il en se levant.
- Non...
- Pourquoi ? Tu n'aimes pas nager ?
- Non, pas vraiment.
- Aujourd'hui, tu vas me faire plaisir, dit-il en me soulevant sans prévenir.
Je n'ai même pas le temps de poser mon téléphone qu'il me jette dans la piscine.
On était venus profiter de l'après-midi, mais comme toujours, je reste allongée au bord pendant que les autres nagent. La vérité, c'est que je n'aime pas ça. Peut-être que c'est bizarre, mais c'est comme ça.
Et pourtant... au fond de moi, je jubile. Quand Qadmiel m'a parlé du barbecue, j'ai compris qu'il était prêt. Je l'espérais sans oser lui en parler. Je rêvais de ce moment. Mon cœur danse la salsa !
Vivement samedi.
Le jour du barbecue
Pour la première fois depuis le début de notre relation, Qadmiel vient me chercher devant la maison de mes parents. Aujourd'hui, c'est le fameux barbecue que j'attends avec impatience.
- Tu ne me parles presque jamais de ta famille. Qu'est-ce que je devrais savoir sur les Agouda ?
- Ce que tu sais déjà grâce aux réseaux sociaux.
- Tu te fiches de moi ? Tu oublies que je viens aussi d'une famille influente, tout comme la tienne, et qu'on est constamment sous les projecteurs ? Ce qu'on lit sur nous en ligne, c'est souvent n'importe quoi.
- Tu verras, ma famille est sympa.
- Tu sais aussi bien que moi que certains journaux racontent des choses sur ta mère et la mienne...
- Et si on laissait de côté ce que les médias disent à propos d'un potentiel conflit entre elles ?
- D'accord, si tu le dis.
- Ne stresse pas. Ce ne sont que de simples présentations. Détends-toi.
- D'accord. Si tu le dis.
Qadmiel vient d'une famille aisée, tout comme moi. Apparemment, il y aurait une sorte de tension entre sa mère et la mienne. Enfin, c'est ce que j'ai lu sur les réseaux. En réalité, je n'ai jamais entendu ma mère dire quoi que ce soit de négatif à leur sujet, et encore moins sur sa mère. D'ailleurs, nos pères sont partenaires d'affaires sur plusieurs projets. Je ne me suis jamais vraiment demandé s'il y avait un vrai problème entre nos mères... jusqu'à aujourd'hui. Maintenant que notre relation devient sérieuse, je pense que c'est normal que ça me travaille. Ce barbecue devrait me donner quelques réponses.
- On est arrivés, dit-il en se garant dans l'allée d'une somptueuse villa. Vue de l'extérieur, elle est impressionnante. Je n'ai aucun doute que l'intérieur soit à la hauteur.
Nous descendons de voiture et empruntons l'allée de gauche. Dès que les voix des membres de sa famille nous parviennent, il prend ma main. Après quelques marches, nous débouchons sur un immense jardin. Une grande table, dressée pour une vingtaine de personnes, trône au centre. Des enfants courent, rient, crient... Le clan Agouda semble au complet.
À notre approche, les conversations cessent et tous les regards se tournent vers nous.
- Vous avez commencé sans moi, on dirait.
Il me tire une chaise. Je m'assois.
- Bonsoir.
- Bonsoir.
Les discussions reprennent. Sous la table, Qadmiel glisse sa main dans la mienne. Nos doigts s'entrelacent. Je le regarde et lui souris.
- Ils sont où, Monsieur et Madame Agouda ?
- Ils sont en visioconférence dans le bureau de Papa. Ils nous rejoindront tout à l'heure, lui répond Shella.
Shella, la benjamine de la famille, ressemble à Qadmiel comme deux gouttes d'eau.
On commence à se servir. Qadmiel tente de m'intégrer aux conversations, mais je peine à trouver ma place. Finalement, ses parents nous rejoignent. Ils me voient... mais font comme si je n'existais pas.
- C'est qui la nouvelle parmi nous ?
- Bonsoir, papa. Bonsoir, maman, dis-je en les regardant l'un après l'autre.
- Bonsoir.
Après avoir raclé sa gorge.
- J'attendais que tout le monde soit là pour faire les présentations. Je vous présente Iris Akuênu. Ma petite amie.
- Ah, d'accord. Sois la bienvenue dans la famille, ma fille.
- Merci, papa.
Tous les autres membres de la famille me souhaitent la bienvenue... sauf sa mère. Ah, ça commence bien. Elle me fait déjà sentir à quel point elle m'« apprécie ». Jusqu'à la fin du barbecue, jusqu'à mon départ, elle ne m'a pas adressé une seule parole. Pas même un regard. Seuls les autres ont su me mettre à l'aise.
Qadmiel a tout vu, mais il n'a rien dit. Même sur le trajet du retour, il n'a pas évoqué le sujet. Et moi non plus.
Anaïs AKUÊNU épouse DOUSSOU-YOVO
- Chérie, ça va ?
- Oui.
- On ne dirait pas. Je te trouve différente, étrange, depuis quelques semaines.
- Tout va bien, chéri.
- Je te connais... Je sais quand quelque chose te tracasse. Il y a quelque chose que je dois savoir ?
- Je te promets que tout va bien. S'il y avait quoi que ce soit, je t'en aurais parlé.
- D'accord... Je vais être en retard.
Il m'embrassa rapidement avant de quitter la maison pour le travail.
Ma rencontre avec Adéwolé m'a profondément bouleversée. Le fait qu'il m'accuse d'être responsable de ce qui lui est arrivé me détruit un peu plus chaque jour. Comment a-t-il pu croire que j'étais capable de lui faire du mal ? Il me connaissait... du moins, je le croyais.
J'ai rencontré Adéwolé lors d'un voyage au Nigeria. Je fais du commerce d'ananas que j'achète ici pour les revendre là-bas. Il possède une entreprise de transformation de jus d'ananas, de tomates en boîte, de pâtes alimentaires et autres produits. C'est en négociant un contrat avec son entreprise que nos chemins se sont croisés. Dès que j'ai mis les pieds dans son bureau et que nos regards se sont croisés, ce fut le coup de foudre. Un mois plus tard, nous étions officiellement en couple.
La connexion entre nous était si naturelle, si évidente, qu'au bout de trois mois, nous étions déjà devant le maire. Nos familles pensaient que c'était trop précipité, mais pour nous, c'était une évidence : nous étions faits l'un pour l'autre. Et même aujourd'hui, mariée à un autre homme, je ressens au plus profond de moi qu'il était mon âme sœur. C'est pourquoi sa méfiance me brise le cœur. Je n'ai jamais voulu divorcer. Quand tout a commencé à se dégrader, quand il a sombré, ses parents m'ont forcée à signer les papiers. Sa mère m'a agressée physiquement à plusieurs reprises. Les tensions entre nos deux familles étaient devenues insoutenables. Pour apaiser les choses, j'ai fini par céder.
Je ne pensais jamais le revoir... encore moins dans cet état. Il est redevenu celui que j'ai épousé. Il va bien. Mon Adé (diminutif d'Adéwolé) est guéri.
Après le divorce, j'ai tenté de garder le contact à travers ses parents, mais ils me rejetaient avec violence. Je me souviens de la dernière fois où je me suis rendue dans leur maison familiale au Nigeria : ils m'ont rouée de coups jusqu'à ce que je perde connaissance. Je me suis réveillée trois jours plus tard à l'hôpital. Pour préserver ma vie, j'ai tiré un trait sur lui et sa famille. Tourner la page fut extrêmement difficile. J'ai traversé huit mois de dépression. C'est à cette période que j'ai rencontré Yvon. Il m'a aidée, d'abord comme ami, avant de me courtiser un an plus tard.
Je suis heureuse d'avoir revu Adé, comme je l'appelais. Heureuse surtout de le voir en bonne santé. J'aimerais tellement lui parler, lui expliquer, lui dire que je ne l'ai jamais abandonné.
Dring Dring Dring
- Allô maman ?
- Comment vas-tu ?
- Bien, et toi ?
- Ça va. Dis-moi, ça te dirait qu'on déjeune ensemble ce midi ?
- Oui... mais je suis un peu prise.
- Tu ne peux pas t'arranger pour qu'on passe une petite heure ensemble ? Ça fait longtemps, un moment mère-fille.
- Maman, qu'est-ce qui se passe ?
- Rien, tout va bien. Rendez-vous à 13h au Novotel ?
- Maman, je peux compter sur les doigts d'une main le nombre de fois où tu m'as invitée seule au restaurant. Il y a anguille sous roche.
- À tout à l'heure. J'ai commandé ton plat préféré. Bisous.
Elle raccroche avant que je ne proteste. Je ne suis pas d'humeur pour parler business ou famille...
Vers midi, je me glisse sous la douche. J'arrive au rendez-vous avec 15 minutes de retard.
- Quelle mine !
- Bonsoir, maman.
Je m'installe.
- Comment vas-tu ?
- Je vais bien. Et toi ?
- Je vais bien.
Le serveur nous interrompt pour servir l'apéritif.
- Qu'est-ce qu'il se passe ? Hervé a encore fait une bêtise ?
- C'est plutôt à toi de me dire ce qu'il se passe. Yvon est passé à la maison ce matin.
Qu'est-ce qu'il y a ? Tu ne vas pas bien ?
- Tout va bien, il s'inquiète pour rien. Je lui ai dit ce matin pourtant.
- S'il est venu jusqu'à moi, c'est qu'il y a vraiment quelque chose. Et crois-moi, tes "tout va bien" ne me rassurent pas non plus. Allez, parle.
- J'ai revu Adéwolé il y a deux semaines...
- Qui ?
- Ton gendre.
- Mon ex-gendre, tu veux dire.
- Bref...
- J'espère que tu n'as pas oublié que tu es remariée et que tu as une belle famille aujourd'hui ?
- Le revoir a rouvert de vieilles blessures, c'est tout.
- Où et comment l'as-tu revu ?
Je lui raconte notre rencontre par hasard dans un fast-food.
- Maman, il va bien. Il est redevenu lui-même. Mon Adé est de retour.
- Anaïs AKUÊNU, il n'est plus ton Adé. Mais enfin, qu'est-ce qui te prend ? Tu as oublié que tu es mariée ?
- Non.
- Et alors ?
- Il me tient responsable de ce qui lui est arrivé. Maman, comment peut-il penser que j'ai pu lui faire du mal ? C'est insensé...
- Il a cru ce que ses parents lui ont dit. Tu dois tourner la page, encore une fois. Tu as une famille, une fille, un mari aimant. Ne fais pas souffrir Yvon à cause de ton passé. Ressaisis-toi.
- J'aimerais juste lui dire la vérité, lui expliquer ce qu'il s'est réellement passé. On n'en a jamais parlé. Je ne savais même pas qu'il allait mieux...
- Pourquoi vouloir tout lui raconter maintenant ? Dans quel but ? Tu veux retourner avec lui ? Détruire ta vie actuelle ?
Je me tais. Les larmes montent, je ne peux plus les retenir.
- Le revoir a tout chamboulé en moi.
- Tu l'aimes encore ?
- Je ne cesserai jamais de l'aimer, maman.
- Et tu es consciente que tu as refait ta vie ?
- Oui.
- Alors oublie cette rencontre et avance. Concentre-toi sur ton mari et ta fille. Adéwolé appartient au passé. Ressaisis-toi, Anaïs. Tu sais tout ce que sa famille nous a fait.
- Je le sais.
- Bien. Essuie tes larmes. Tu as réussi une fois, tu y arriveras encore. Ce n'est pas une option.
- Je vais essayer.
- Pas "essayer", tu dois l'oublier.
- D'accord.
- Bon appétit.
- Merci.
Elle prend ses couverts.
Nous commençons à déjeuner, parlant d'autres sujets. Maman a raison. J'ai refait ma vie. Même si je ressens encore quelque chose pour Adé, un retour en arrière est impossible. J'aime Yvon, sincèrement. Mais ce que je ressens pour Adéwolé dépasse tout. C'est fort, indescriptible. Pourtant, je dois me ressaisir. Pour Yvon. Pour notre fille. J'espère y arriver... comme la première fois.