Les murmures qui flottaient dans l'air s'intensifièrent, résonnant dans sa tête comme une incantation oubliée. Elle sentit une pression sur sa poitrine, une sensation de vertige qui lui donna la nausée.
Puis, sans prévenir, un hurlement brisa le silence.
Un hurlement qui n'avait rien d'humain.
La silhouette s'arrêta net. Ses yeux brillants semblèrent hésiter une fraction de seconde avant de disparaître dans l'ombre d'un mouvement si rapide qu'Alina se demanda un instant si elle ne l'avait pas imaginée.
Mais elle savait que non.
Elle pouvait encore sentir sa présence, comme une caresse glacée sur sa nuque.
L'adrénaline la fit enfin réagir. Elle tourna les talons et courut. Son souffle formait des nuages de givre dans l'air nocturne, ses jambes luttaient contre la neige qui ralentissait sa fuite. Elle ne savait pas où elle allait. Elle voulait juste s'éloigner, mettre le plus de distance possible entre elle et cette chose.
Derrière elle, un grondement sourd résonna.
Quelque chose la poursuivait.
Elle bifurqua brusquement dans une ruelle sombre, manquant de glisser sur le verglas. Son cœur battait à tout rompre, l'adrénaline poussant son corps à dépasser ses limites.
Puis, elle sentit une main attraper son bras.
La force du choc la fit pivoter et son dos heurta brutalement le mur glacé d'un immeuble. Un cri lui échappa, mais une autre main couvrit immédiatement sa bouche.
- Tais-toi, murmura une voix grave contre son oreille.
Son corps se figea.
Viktor Sokolov.
Elle reconnut son parfum, cette fragrance subtile de bois brûlé et de terre humide, entremêlée d'une note métallique indéfinissable.
Ses yeux perçants la fixaient dans l'ombre, une intensité féroce dans son regard.
- Ne bouge pas, ordonna-t-il à voix basse.
Son ton n'admettait aucune réplique.
Puis elle sentit quelque chose passer tout près d'eux.
Un souffle glacial, un bruissement imperceptible.
Alina se retint de trembler.
Dans l'obscurité de la ruelle, quelque chose rôdait.
Elle n'osait pas bouger, mais elle sentit Viktor se tendre. Son corps, pressé contre le sien, était un mur de chaleur contrastant violemment avec l'air frigorifiant autour d'eux.
Puis, un silence oppressant s'installa.
La présence s'éloignait.
Alina le sentait.
Et Viktor aussi.
Ce ne fut que lorsque le calme revint qu'il relâcha légèrement son emprise.
- Qu'est-ce que c'était ? murmura-t-elle, son souffle court.
Viktor ne répondit pas immédiatement.
Il semblait peser ses mots, ou peut-être décidait-il de ce qu'il voulait réellement lui révéler.
Puis, enfin, il murmura :
- Ce contre quoi tu ne peux pas lutter.
Son regard se plongea dans le sien, et Alina comprit alors qu'elle venait de franchir une frontière invisible.
Il était trop tard pour faire marche arrière.
L'air semblait vibrer autour d'eux, chargé d'une tension que même le silence oppressant ne pouvait masquer. Viktor ne bougeait pas, son regard sombre ancré dans celui d'Alina, comme s'il cherchait à y déceler une compréhension qu'elle-même ne possédait pas encore.
Son cœur battait trop fort, un rythme erratique qui lui donnait l'impression d'étouffer. Ce qu'elle venait de voir... cette ombre mouvante, cette présence spectrale qui s'était dissipée dans la nuit... Ce n'était pas une hallucination.
Mais ce qui la troublait encore plus, c'était Viktor.
Lui non plus n'était pas normal.
Son souffle était maîtrisé, trop calme pour quelqu'un qui venait d'échapper à une menace. Son regard ne reflétait ni la peur, ni la surprise. Seulement une vigilance glaciale, comme s'il s'attendait à ce que l'ombre revienne d'un instant à l'autre.
Elle déglutit difficilement.
- Qu'est-ce que c'était ? répéta-t-elle, la gorge nouée.
Viktor ne répondit pas immédiatement. Il tourna légèrement la tête, écoutant quelque chose qu'elle ne percevait pas. Ce n'est qu'après plusieurs secondes qu'il lâcha, d'une voix basse, presque inaudible :
- Un avertissement.
Elle frissonna malgré elle.
- De qui ?
Cette fois, Viktor esquissa un sourire froid.
- Pas de qui... rectifia-t-il. De quoi.
Son sang se glaça.
Elle voulut insister, lui arracher des explications, mais Viktor s'écarta brusquement. L'instant de proximité qu'ils avaient partagé s'évapora aussitôt, remplacé par cette distance glaciale qu'il imposait entre eux.
- Tu devrais rentrer chez toi.
Son ton était tranchant, sans appel.
Mais quelque chose en elle se rebella.
Elle avait toujours eu une intuition aiguisée, une capacité presque surnaturelle à lire entre les lignes, à détecter le mensonge sous les mots. Et en cet instant, tout en Viktor hurlait une seule chose : il lui cachait la vérité.
- Non.
Il se figea.
Elle-même fut surprise par la fermeté de sa voix.
- Je ne vais pas rentrer chez moi comme si rien ne s'était passé, continua-t-elle, le regard planté dans le sien. J'ai vu ce qu'il y avait là-bas. Et toi aussi.
Elle fit un pas vers lui.
- Je veux savoir ce qui se passe, Viktor.
Un éclair passa dans ses yeux. Une lueur d'agacement, ou peut-être... de respect.
Mais il n'y eut pas d'explication.
Au lieu de cela, il tourna les talons.
- Oublie ce que tu as vu, Alina.
Et il disparut dans la nuit.
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Alina resta debout dans la ruelle bien après son départ.
Le froid mordait sa peau, mais elle ne bougea pas. Ses pensées tourbillonnaient, trop nombreuses, trop confuses.
Tout cela ne faisait aucun sens.
Elle savait que quelque chose de terrible se tramait. Que Koschei Holdings cachait bien plus qu'un empire financier. Que Viktor Sokolov n'était pas qu'un simple PDG.
Et que ce qui avait rôdé dans l'ombre ce soir-là...
Ce n'était que le début.
La nuit n'offrait aucun répit.
Allongée sur son lit, Alina fixait le plafond de son appartement exigu, incapable de trouver le sommeil. Les images de la ruelle revenaient sans cesse, tournoyant dans son esprit comme une tempête impossible à apaiser. L'ombre mouvante. Le froid glacial qui avait envahi l'air. Et surtout, Viktor.
Quelque chose en lui la troublait profondément. Ce n'était pas seulement son attitude énigmatique ou sa façon d'éluder ses questions. C'était cette présence qu'il dégageait, cette impression qu'il n'appartenait pas totalement au monde des hommes.
Elle ferma les yeux, cherchant à calmer le tumulte de ses pensées. Mais dès qu'elle sombra dans un état proche du sommeil, les cauchemars commencèrent.
Un chant.
Doux, hypnotique, murmuré dans une langue ancienne qu'elle ne reconnaissait pas mais qu'elle comprenait pourtant. Des voix féminines s'élevaient dans l'obscurité, tissant une mélodie d'une beauté surnaturelle.
Puis vinrent les flammes.
Elles dansaient devant elle, encerclant une silhouette vêtue de blanc. Une femme.
Ses cheveux argentés flottaient autour d'elle, ses yeux d'un bleu perçant fixés sur Alina avec une intensité troublante.
- Volkhva...
Le mot résonna en elle comme une déchirure.
Une violente douleur lui vrilla la poitrine, et elle se réveilla en sursaut.
Le souffle court, le corps tremblant, elle mit plusieurs secondes à comprendre qu'elle était toujours dans sa chambre. La lumière de la ville filtrait à travers les rideaux, projetant des ombres mouvantes sur les murs.
Un rêve.
Non.
Elle le savait au plus profond d'elle-même. Ce n'était pas un simple rêve.
Elle se leva d'un bond, son corps agité d'une nervosité qu'elle ne parvenait pas à apaiser. Elle marcha jusqu'à la fenêtre, observa la nuit qui s'étendait sur Moscou. Les rues en contrebas étaient calmes, anonymes, comme si rien d'inhabituel ne s'y était jamais produit.
Mais elle savait que c'était faux.
Une certitude étrange la prit aux tripes.
Elle devait savoir.
Elle ne pouvait plus ignorer ce que son corps, son esprit et même ses cauchemars tentaient de lui dire.
Et elle connaissait une seule personne qui pouvait lui donner des réponses.
Viktor Sokolov.
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Le lendemain matin, Alina entra dans le hall de Koschei Holdings avec la même détermination glaciale qu'un soldat marchant au combat.
Elle n'avait pas dormi, son corps fatigué ne réclamant pourtant aucun repos. Un feu nouveau brûlait en elle, un besoin irrépressible de comprendre, de briser le voile qui obscurcissait sa propre existence.
Dès qu'elle franchit les portes de l'ascenseur privé menant à l'étage de la direction, elle sentit l'atmosphère changer.
Les regards.
Ils étaient nombreux aujourd'hui. Des employés, des cadres, tous détournaient les yeux trop vite ou la fixaient un instant de trop.
Comme s'ils savaient.
Comme si elle était marquée d'une manière qu'elle ne pouvait pas encore percevoir.
L'ascenseur s'ouvrit avec un léger tintement.
Le bureau de Viktor était en bout de couloir.
Elle avança d'un pas sûr, ignorant le malaise grandissant en elle.
Lorsqu'elle atteignit la porte, elle la poussa sans frapper.
Viktor était là.
Il se tenait debout devant les grandes baies vitrées, mains croisées dans le dos, observant la ville en contrebas. L'aura de puissance qu'il dégageait emplissait toute la pièce, une énergie sombre, indomptable.
Il ne se retourna pas immédiatement.
- Tu n'as pas frappé.
Sa voix était basse, contrôlée.
- Je n'ai pas envie de jouer à ces jeux, Viktor.
Il se tourna lentement.
Leurs regards se croisèrent.
Alina sentit son souffle se bloquer.
Il savait pourquoi elle était là.
Et il savait qu'elle n'accepterait plus le silence comme réponse.
L'air vibrait sous la tension silencieuse qui s'installa entre eux. Le regard de Viktor était insondable, mais il y avait quelque chose de plus sombre dans son expression, une ombre fugace qu'Alina ne parvenait pas à définir.
Elle ne détourna pas les yeux.
- Dis-moi la vérité.
Sa voix était ferme, sans tremblement. Elle ne se laisserait pas intimider. Pas cette fois.
Un silence.
Puis Viktor fit un pas vers elle.
- Tu n'es pas prête à entendre la vérité, Alina.
Elle sentit un frisson lui parcourir l'échine.
- Laisse-moi en juger.
Un sourire imperceptible passa sur ses lèvres, mais il s'effaça aussitôt. Il la scruta comme s'il pesait le pour et le contre, comme s'il hésitait entre lui dire ce qu'elle voulait entendre ou la préserver d'un danger qu'elle ignorait encore.
Enfin, il soupira.
- Très bien.
Il se détourna, marcha lentement vers son bureau et ouvrit un tiroir. Lorsqu'il en sortit un dossier épais, Alina sentit son cœur s'accélérer.
- Ton recrutement ici... Il posa le dossier sur la table, le faisant glisser dans sa direction. Tu crois que c'était une coïncidence ?
Elle fronça les sourcils.
- Je suis compétente. J'ai été recrutée parce que j'ai les qualifications nécessaires.
Viktor laissa échapper un rire bref, un son qui n'avait rien d'amusé.
- Koschei Holdings ne recrute pas seulement des talents. Nous sélectionnons ceux qui nous intéressent... pour d'autres raisons.
Elle ouvrit brutalement le dossier. Son nom était inscrit en lettres capitales sur la première page.
Et en dessous, une série de documents qu'elle ne reconnaissait pas.
Des analyses sanguines.
Des rapports de surveillance.
Des dossiers médicaux datant de son enfance.
Son estomac se contracta.
- Qu'est-ce que...
- Tu n'es pas ici par hasard, Alina. Viktor s'appuya contre son bureau, les bras croisés. Tu es ici parce que tu es spéciale. Et parce qu'ils te cherchent.
Son souffle se coupa.
- Qui ?
Il la fixa longuement avant de répondre.
- Ceux qui t'ont volé ton passé.
Une vague de froid la traversa.
- Explique-toi.
Viktor ne répondit pas immédiatement. Il s'éloigna vers la baie vitrée, observant la ville avec une intensité silencieuse. Lorsqu'il parla enfin, sa voix était plus grave.
- Ton nom de famille... Volkova... Ce n'est pas qu'un simple nom. Il porte une signification ancienne. Une lignée oubliée.
Les battements de son cœur tambourinaient contre sa poitrine.
- Que veux-tu dire ?
Il se retourna vers elle.
- Tu n'es pas seulement humaine, Alina.
Elle sentit le sol vaciller sous ses pieds.
- Tu es une Volkhva.
Le mot résonna dans l'air comme une incantation interdite.
Les souvenirs de son rêve rejaillirent avec une brutalité déconcertante. Le chant. La femme aux cheveux argentés. Les flammes.
- Non... souffla-t-elle.
Mais au fond d'elle, une partie de son âme savait déjà.
Elle avait toujours su.