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L'air était chargé d'humidité et de l'odeur des pins, un parfum sauvage et boisé qui s'accrochait aux vêtements et s'infiltrait dans les poumons. La forêt s'étendait à perte de vue, dense et indomptée, comme un vestige d'un monde oublié où l'homme n'avait laissé que peu de traces. La nuit approchait, peignant le ciel d'un mélange de pourpre et d'or, tandis que le vent s'engouffrait entre les branches, faisant danser les ombres sur le sol couvert de mousse.
Elena resserra les pans de sa veste autour d'elle en avançant sur le sentier. La chaleur étouffante de la journée s'était dissipée, laissant derrière elle une fraîcheur agréable, presque apaisante. Ce coin du pays n'avait jamais été son choix. C'était un exil forcé, un détour imprévu loin de la ville, de son appartement, de son quotidien soigneusement ordonné. Mais Martha Carter n'avait jamais été une femme à qui l'on pouvait dire non.
Elle inspira profondément, essayant de se convaincre que quelques semaines ici ne seraient pas si terribles. Après tout, sa grand-mère lui avait promis que l'été serait calme, une parenthèse loin du tumulte de sa vie trépidante. Un mensonge, sans doute. Car à mesure qu'elle avançait, une sensation étrange s'insinuait en elle, un frisson imperceptible qui courait le long de son échine. Quelque chose dans l'air semblait... différent.
Un bruit soudain brisa le silence de la forêt. Un grognement rauque, suivi d'un bruissement dans les buissons. Elena s'arrêta net, son cœur battant plus fort. Elle scruta l'obscurité grandissante, tentant de percer les ténèbres du regard. Puis, elle le vit.
Une masse sombre, étendue sur le sol, à quelques mètres d'elle. Un loup.
Le souffle court, elle hésita, son instinct lui hurlant de reculer. Mais quelque chose l'empêcha de bouger. La bête était immense, bien plus grande que n'importe quel loup ordinaire, et pourtant... elle ne semblait pas menaçante. Elle respirait difficilement, son flanc se soulevant de façon irrégulière. L'odeur métallique du sang flottait dans l'air.
Elena fit un pas en avant, puis un autre. Son esprit lui criait de fuir, mais son cœur, lui, refusait d'abandonner cet animal mourant. Doucement, elle s'accroupit près de lui, prenant soin de ne pas faire de mouvements brusques.
- Hé...
Sa voix était à peine un murmure, comme si elle craignait de briser l'instant fragile qui s'étirait entre eux. Le loup ouvrit légèrement les yeux, deux éclats d'ambre brûlant qui la fixèrent avec une intensité troublante. Il tenta de bouger, mais un gémissement rauque lui échappa.
Sans réfléchir, Elena tendit la main, effleurant doucement son pelage épais et enchevêtré. Le contact était étrange, presque électrique, comme si une force invisible circulait entre eux.
- Je vais t'aider, murmura-t-elle.
Elle ignorait encore que cette décision changerait sa vie à jamais.
L'adrénaline bourdonnait dans ses veines tandis qu'elle évaluait la blessure du loup. Son flanc gauche était marqué par une profonde entaille, le sang s'y écoulant lentement, maculant son pelage d'un rouge sombre. L'animal était gravement blessé, et il était évident qu'il n'allait pas survivre s'il restait ici.
Elena regarda autour d'elle. La forêt était vaste et impénétrable, le sentier qu'elle avait emprunté plus tôt disparaissant déjà dans l'ombre du crépuscule. Elle était seule. Personne ne viendrait l'aider.
- Bon sang...
Elle passa une main tremblante sur son front, tentant de rassembler ses pensées. Ce n'était pas une bonne idée. Rien dans sa vie ne l'avait préparée à secourir un loup sauvage, encore moins un loup de cette taille. Mais quelque chose en elle refusait de l'abandonner. Il y avait dans ses yeux dorés une douleur si profonde, si humaine, qu'elle ne pouvait se résoudre à tourner les talons.
Prenant une inspiration tremblante, elle retira sa veste et l'enroula autour du loup aussi délicatement que possible. Il grogna, un son guttural qui lui fit monter un frisson dans le dos, mais ne chercha pas à l'attaquer. Il était trop faible pour ça.
- Fais-moi confiance, d'accord ? murmura-t-elle.
Elle n'avait aucune idée de comment elle allait le transporter jusqu'à la maison de Martha, mais elle n'allait certainement pas le laisser ici. Avec une précaution infinie, elle glissa ses bras sous son corps massif, tentant de le soulever. Un gémissement de douleur lui échappa, et elle grimaça sous le poids. Il était incroyablement lourd.
- Génial, grommela-t-elle, luttant pour garder son équilibre.
Elle avançait lentement, chaque pas un effort titanesque, sentant les muscles de ses bras et de son dos protester sous l'effort. Pourtant, elle ne s'arrêta pas. Le chemin du retour lui sembla interminable, chaque mètre parcouru une victoire sur l'épuisement qui menaçait de la faire flancher.
Quand enfin, la maison apparut entre les arbres, baignée par la lumière tamisée des lanternes du porche, elle laissa échapper un soupir de soulagement.
- Martha ! cria-t-elle en poussant la porte d'entrée d'un coup d'épaule.
Sa grand-mère, une femme aux cheveux argentés et aux yeux perçants, releva la tête depuis la cuisine, son regard passant rapidement d'Elena au loup dans ses bras.
- Par tous les dieux... qu'est-ce que tu as ramené ?
Elena tituba jusqu'au canapé et y déposa le loup avec précaution.
- Il est blessé. Je ne pouvais pas le laisser mourir.
Martha s'approcha, son expression indéchiffrable. Elle observa l'animal, puis posa une main sur son pelage, juste au-dessus de la blessure. Ses yeux se plissèrent légèrement.
- Tu n'as pas idée de ce que tu viens de faire, murmura-t-elle.
Elena fronça les sourcils.
- Qu'est-ce que ça veut dire ?
Mais Martha ne répondit pas tout de suite. Elle semblait peser ses mots, comme si elle hésitait à en dire trop.
- Nous devons le soigner, dit-elle finalement. Aide-moi à préparer ce qu'il faut.
Elena, épuisée, mais déterminée, hocha la tête et se leva. Ce qu'elle ignorait encore, c'était que ce loup n'était pas un simple animal sauvage. Il était bien plus que ça. Et en le sauvant, elle venait d'ouvrir une porte qu'elle ne pourrait plus refermer.
La nuit s'étira en un enchaînement de gestes mécaniques. Elena et Martha travaillaient en silence, ne brisant le calme qu'à travers des murmures échangés à voix basse. L'odeur métallique du sang emplissait la pièce, mêlée aux effluves âpres des plantes médicinales que sa grand-mère écrasait avec une expertise troublante.
Elena ne posa pas de questions. Pas encore. Son corps endolori par l'effort et ses nerfs à vif l'empêchaient de réfléchir clairement. Tout ce qui importait, c'était stabiliser le loup.
Elle s'agenouilla à côté du canapé où l'animal reposait, sa respiration faible mais régulière. Son pelage noir absorbait la lumière vacillante des lampes, et à chaque fois qu'Elena frôlait sa fourrure, une étrange chaleur courait sur sa peau, un frisson indéfinissable qui lui hérissait les bras.
- Tiens-lui la tête, demanda Martha en tendant un linge imbibé d'une décoction à l'odeur âcre. Il faut désinfecter la plaie.
Elena obéit sans discuter, glissant une main hésitante sous le crâne massif du loup. Il grogna, mais n'ouvrit pas les yeux.
- Il va survivre ? demanda-t-elle, la gorge sèche.
Martha ne répondit pas tout de suite. Elle appliqua le linge sur la plaie, et le loup tressaillit violemment. Ses oreilles s'agitèrent, ses muscles se tendirent sous la douleur, mais il ne bougea pas plus.
- Oui, murmura enfin sa grand-mère. Mais ce n'est pas un loup ordinaire, Elena.
Elle releva la tête.
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
Martha s'essuya les mains sur un chiffon avant de s'asseoir en face d'elle, croisant les bras comme si elle s'apprêtait à lui révéler quelque chose de terrible.
- Il faut que tu sois prête à entendre ce que je vais te dire.
Un frisson parcourut l'échine d'Elena. L'atmosphère changea, comme si un voile invisible s'abattait sur la pièce, alourdissant l'air.
- Je suis prête, souffla-t-elle.
Martha prit une inspiration profonde.
- Ce n'est pas la première fois que je vois un loup comme lui.
Elena fronça les sourcils.
- Tu veux dire... un loup blessé ?
- Non. Un loup qui n'en est pas vraiment un.
Le cœur d'Elena rata un battement.
- Tu plaisantes ?
Mais sa grand-mère ne plaisantait jamais. Ses yeux brillaient d'une lueur grave, une lueur que sa petite-fille ne lui avait jamais vue auparavant.
- Écoute-moi bien, Elena. Ce loup... cet être... est un garou.
Le silence tomba entre elles, lourd, impénétrable. Elena chercha un instant un éclat de malice dans les traits de sa grand-mère, une preuve qu'elle plaisantait, qu'elle testait sa crédulité. Mais il n'y avait rien de tel dans son regard.
- Un... garou ? répéta-t-elle d'une voix blanche.
Martha hocha lentement la tête.
- Autrefois, ils étaient nombreux. Puissants. Mais il y a quinze ans, quelque chose s'est produit. Quelque chose qui les a brisés.
Elena sentit le sol vaciller sous elle. C'était insensé. Impossible. Pourtant, l'image du loup blessé sur le sol, son regard empreint d'une intelligence troublante, son aura presque... humaine...
- Comment tu peux être aussi sûre ?
Martha soupira.
- Parce que je les ai déjà vus avant. Et ce n'est pas la première fois que l'un d'eux se retrouve sur mon chemin.
Elena ouvrit la bouche, mais aucun mot ne vint. Son esprit bourdonnait sous le poids de cette révélation.
- Alors... qu'est-ce que ça veut dire ?
Martha posa une main sur son épaule, son regard plus sérieux que jamais.
- Ça veut dire que ce loup que tu as sauvé... n'est pas simplement un animal. C'est un homme. Et dès qu'il reprendra des forces, tu comprendras ce que cela implique.
Le silence s'épaissit entre elles, alors qu'un grondement sourd s'élevait du canapé.
Le loup bougeait.
Un frisson remonta lentement le long de la colonne vertébrale d'Elena. Elle se redressa, son regard fixé sur le loup qui, jusqu'à présent, était resté immobile. Son corps imposant était toujours allongé sur le canapé, mais quelque chose avait changé.
Le grondement s'intensifia.
D'abord faible, comme un murmure d'avertissement, il gagna en intensité, faisant vibrer l'air autour d'eux. Martha ne bougea pas, son visage demeurant impassible, mais Elena sentit son cœur s'emballer.
Les paupières du loup frémirent, et un instant plus tard, il ouvrit les yeux.
Un regard ambré, brûlant d'une lueur sauvage, se posa sur elle.
Elena eut l'impression d'être transpercée de part en part. Ce n'était pas un simple regard animal. C'était celui d'un être conscient, un regard chargé d'une intelligence indéniable, mais aussi d'une douleur profonde.
L'instinct lui dictait de reculer, mais elle resta figée, incapable de détourner les yeux.
- Il se réveille plus vite que prévu, murmura Martha à voix basse.
Le loup battit faiblement des paupières, sa respiration irrégulière trahissant encore la souffrance de ses blessures. Ses muscles se contractèrent sous l'effort, et il tenta de se redresser, mais son corps lui fit défaut. Il retomba lourdement sur le canapé, un grognement rauque échappant de sa gorge.
Elena fit un pas en arrière.
- Il... il a vraiment compris ce que tu as dit ? souffla-t-elle à Martha.
- Évidemment, répondit sa grand-mère sans la quitter des yeux. Il est conscient. Il nous entend.
Comme pour confirmer ses paroles, le loup cligna lentement des yeux, et son regard s'attarda sur Elena. Quelque chose passa dans ses prunelles dorées, une reconnaissance subtile... ou un avertissement silencieux.
Elena sentit son cœur cogner douloureusement contre sa poitrine.
- Qu'est-ce qu'on est censées faire maintenant ? demanda-t-elle d'une voix tremblante.
Martha se leva, essuyant ses mains sur son tablier avant de croiser les bras.
- Maintenant ? On attend.
Elena la regarda avec incrédulité.
- Attendre quoi, exactement ?
- Qu'il décide ce qu'il veut faire.
Elle fronça les sourcils.
- Tu parles comme si c'était lui qui était en position de force. Il est blessé. On pourrait appeler un vétérinaire.
Un éclat amusé brilla un instant dans les yeux de Martha.
- Crois-moi, un vétérinaire ne saurait pas quoi faire avec lui.
Le loup remua faiblement, puis tourna lentement la tête vers elles. Il ouvrit la gueule, et pour la première fois, un son rauque s'en échappa. Ce n'était pas un grognement.
C'était un mot.
Un unique mot, prononcé d'une voix éraillée, mais indéniablement humaine.
- Eau...
Elena sentit son souffle se bloquer dans sa gorge.
Elle aurait voulu croire qu'elle avait imaginé ce qu'elle venait d'entendre. Que son esprit lui jouait un tour, influencé par tout ce que Martha lui avait raconté. Mais le loup - ou plutôt l'homme sous cette forme - venait bel et bien de parler.
Martha hocha simplement la tête, comme si cela ne la surprenait pas.
- Va chercher un verre d'eau, Elena.
Elle hésita un instant, mais devant l'intensité du regard du loup, elle obéit.
Lorsqu'elle revint, son cœur battait toujours aussi fort. Elle tendit le verre d'eau à sa grand-mère, mais Martha le lui repoussa doucement.
- Donne-lui toi-même.
Elena sentit ses doigts trembler en s'approchant du loup.
Elle ignorait encore à quoi elle faisait face exactement. Mais ce qui était certain, c'est que sa vie venait de basculer dans un monde dont elle n'avait jamais soupçonné l'existence.