Quand la porte s'ouvrit enfin pour révéler Gabriel, Clara retint un soupir agacé. Il portait un sweat-shirt froissé, son sac en bandoulière débordant de câbles et de gadgets qu'elle devinait inutiles. En s'approchant, il faillit heurter une serveuse, s'excusant d'un sourire maladroit avant de s'installer face à elle.
- *Tu es en retard,* attaqua-t-elle sans préambule.
Gabriel haussa les épaules en s'affalant sur sa chaise.
- *J'ai eu un petit souci avec le robot ce matin. Il a décidé que mon cafetière était un ennemi à éliminer.*
Clara leva les yeux au ciel, peu impressionnée.
- *C'est censé me rassurer ?*
Il lui répondit par un sourire contrit, mais avant qu'il ne puisse ajouter quelque chose, une serveuse s'approcha.
- *Un café noir, s'il vous plaît,* commanda Clara.
Gabriel hésita un instant avant de commander à son tour.
- *Un chocolat chaud. Avec de la crème fouettée, si possible.*
Clara haussa un sourcil, mais ne fit aucun commentaire. Une fois la serveuse partie, elle posa ses coudes sur la table et le fixa intensément.
- *On n'a pas beaucoup de temps, alors on va directement au point. Si on veut présenter quelque chose de crédible, il va falloir qu'on travaille efficacement. Et ça veut dire pas de distractions, pas de...* Elle agita vaguement la main dans sa direction. *Pas de toi qui fais des trucs bizarres.*
- *Des trucs bizarres ?* Gabriel fronça les sourcils, visiblement offensé. *Tu parles de ma créativité ?*
- *Non, je parle de ta tendance à transformer chaque situation en chaos absolu.*
- *Oh, pardon d'être un peu original,* rétorqua-t-il en croisant les bras. *Tout le monde n'est pas obsédé par les règles et la perfection comme toi.*
Clara serra les dents, se retenant de lui renvoyer une réplique cinglante. La serveuse choisit ce moment pour revenir avec leurs boissons, interrompant la montée des tensions. Clara se pencha légèrement, respirant profondément pour retrouver son calme. Elle n'avait pas le luxe de laisser sa colère prendre le dessus. Pas maintenant.
- *Écoute,* reprit-elle finalement. *Je n'ai pas envie de me disputer avec toi. Mais si on veut gagner ce concours, il faut qu'on trouve un moyen de collaborer. Et ça commence par établir un plan clair.*
Gabriel, visiblement désarmé par son ton plus posé, hocha lentement la tête.
- *D'accord, je suis prêt à écouter ton plan.*
Clara sortit un carnet de son sac, y inscrivant quelques notes rapides avant de lui expliquer.
- *Voilà ce que je propose : on combine ton robot avec une installation interactive. Quelque chose qui montre à la fois tes compétences techniques et mon style artistique. Tu dis que ton robot peut transporter des objets, non ?*
- *Oui, enfin, quand il fonctionne correctement.*
- *Parfait.* Elle ignora le sous-entendu. *On pourrait le programmer pour qu'il transporte des éléments d'une œuvre d'art en temps réel, créant une sorte de performance visuelle.*
Gabriel fronça les sourcils, son expression oscillant entre scepticisme et curiosité.
- *Ça pourrait marcher. Mais ça demandera beaucoup de programmation... et il faut que je sois sûr que le robot ne fera pas tout exploser.*
- *C'est pour ça qu'on a besoin de travailler ensemble. Toi, tu t'occupes des aspects techniques, et moi, je gère la partie esthétique. Simple.*
Gabriel acquiesça lentement, sirotant son chocolat chaud. Mais au lieu de répondre immédiatement, il posa sa tasse et la fixa avec une intensité inhabituelle.
- *Pourquoi tu tiens tellement à gagner ce concours ?*
La question prit Clara par surprise. Elle détourna le regard, jouant avec une mèche de cheveux, hésitant à répondre. Mais l'insistance dans les yeux de Gabriel la poussa à se confier, au moins partiellement.
- *J'ai besoin de cet argent pour quelque chose d'important,* murmura-t-elle.
- *Comme quoi ?* insista-t-il.
Elle serra la mâchoire, clairement mal à l'aise.
- *Ça ne te regarde pas.*
Gabriel leva les mains en signe de reddition.
- *D'accord, d'accord. Pas besoin de mordre. Mais je veux juste que tu saches que je suis là pour aider, pas pour te compliquer la vie.*
Clara le regarda, cherchant à déceler une trace de moquerie ou d'ironie dans ses paroles. Mais il semblait sincère, et cela la déconcerta plus qu'elle ne voulait l'admettre.
- *Merci,* dit-elle finalement, à contrecœur.
Ils passèrent le reste de leur rencontre à discuter des détails techniques. Gabriel, bien que souvent désordonné dans ses explications, montra une réelle passion pour son travail, ce qui força Clara à réviser un peu son jugement initial sur lui. Malgré ses airs désinvoltes, il prenait son invention très au sérieux.
Avant de partir, ils convinrent de se retrouver le lendemain dans l'atelier de Gabriel pour commencer à travailler. Clara se sentait légèrement plus optimiste, bien que toujours méfiante. Mais alors qu'elle s'apprêtait à rentrer chez elle, une ombre vint obscurcir son humeur.
Elle trouva dans sa boîte aux lettres une enveloppe portant le logo de la banque. En l'ouvrant, ses mains se mirent à trembler en découvrant une facture impayée pour des réparations d'urgence à la maison, bien plus élevée que ce qu'elle avait imaginé. La date limite approchait dangereusement, et Clara comprit qu'elle n'aurait aucune chance de la régler si elle ne remportait pas le concours.
Son cœur se serra, un mélange de panique et de désespoir l'envahissant. Elle rangea la lettre, ses pensées tournant à toute vitesse. Elle n'avait plus le droit à l'échec.
Le silence de l'atelier était à peine troublé par le ronronnement d'une vieille lampe halogène suspendue au-dessus de la table de travail. Clara était déjà penchée sur son croquis, ses doigts maculés de graphite, quand Gabriel fit une entrée théâtrale, poussant la porte avec le pied, les bras encombrés de matériel.
- *Tu es arrivée tôt, dis donc. T'as passé la nuit ici ou quoi ?* lança-t-il en déposant un amas désordonné de câbles, outils et une étrange boîte métallique sur une étagère branlante.
Clara leva les yeux vers lui, son expression glaciale lui coupant instantanément toute envie de plaisanter davantage.
- *Je préfère commencer à travailler quand je suis seule. Ça évite... les distractions.*
Gabriel émit un petit rire en coin, plus pour lui-même que pour elle, avant de retirer son sweat froissé.
- *Ravie de voir qu'on commence déjà sur une note positive,* répondit-il avec un ton sarcastique.
Il sortit un carnet de notes, visiblement aussi désordonné que lui, et le posa sur la table. Clara jeta un coup d'œil rapide au contenu : des gribouillages incompréhensibles mêlés à des équations dont elle n'aurait su dire si elles étaient brillantes ou simplement absurdes.
- *Alors, quelle est ton idée brillante du jour ?* demanda-t-elle, croisant les bras.
Gabriel se pencha en avant, un sourire enthousiaste étirant ses lèvres.
- *Une machine interactive ! Elle capte les mouvements des spectateurs pour modifier ton tableau en temps réel. Imagine, des couleurs qui changent, des formes qui bougent...*
Clara cligna des yeux, hésitant entre la consternation et l'exaspération.
- *Et tu comptes réaliser ça en trois semaines, avec un budget quasi inexistant ?*
- *Exactement.*
Il semblait sincèrement fier de sa réponse, et Clara, à sa grande frustration, se surprit à sourire légèrement malgré elle.
- *C'est complètement idiot,* dit-elle, secouant la tête.
- *Peut-être. Mais idiot ne veut pas dire impossible.*
Malgré elle, quelque chose dans son énergie désordonnée la fascinait. Elle prit une profonde inspiration et se força à revenir à son propre plan, détaillant les esquisses de son tableau sur une grande feuille. Gabriel, en revanche, était déjà plongé dans ses câbles et circuits, sifflotant un air qu'elle ne reconnaissait pas.
- *Tu pourrais arrêter ça ?* finit-elle par dire, agacée.
- *Arrêter quoi ?*
- *Siffler. Ça me déconcentre.*
Il haussa les épaules, mais obéit, se concentrant sur une pièce métallique qu'il essayait de souder. Le calme qui suivit fut à peine plus supportable pour Clara, car elle sentait la présence de Gabriel comme une distraction constante, même silencieuse.
Après une heure de travail acharné, Gabriel disparut dans une pièce adjacente et revint avec deux gobelets en carton.
- *Pause café ?* demanda-t-il en tendant une tasse vers Clara.
Elle le regarda comme s'il lui proposait de boire du poison.
- *Je n'ai pas besoin de pause. Et je ne bois pas de café.*
- *Vraiment ? Tu vis sur quoi, alors ? De l'air et de la perfection ?*
Elle lui lança un regard noir, mais il éclata de rire et posa la tasse à côté d'elle malgré tout avant de reprendre son propre gobelet.
- *Allez, détends-toi un peu, Clara. Ça ne mord pas.*