Il se prit à espérer que cette mutation en métropole et le changement de périmètre géographique qui va avec lui permettraient de repenser sa carrière de flic dans une toute autre perspective que la seule garantie d'avantages sociaux et de retraite confortable, qui l'avait jadis incité à préférer l'expatriation dans les îles, à une carrière sans surprises en métropole.
Ses rêves d'étudiant engagé, lorsqu'il détricotait à l'envi le rôle du policier urbain et sa fonction sociale supposée, reprenaient le dessus, alors qu'il remplissait le formulaire contenant sa demande de mutation. Il s'apprêtait enfin à tourner la page, en tentant d'oublier les années passées dans le cocon des notables de l'île, et ces moments difficiles où il avait amèrement regretté de n'être qu'un pion dans le dispositif local de maintien de l'ordre. Il aspirait à reprendre une fonction un peu plus proche de toutes les couches sociales. Il ne mesurait pas encore à quel point le chemin tracé par cette ambition fort louable pouvait être semé d'embûches.
Police ou action sociale, la difficile équation du flic de quartier
Rentrer en France, redémarrer à zéro... À moins de quarante ans, cela faisait encore partie des défis qui restaient à sa portée. Ce constat faisait inlassablement des boucles dans sa tête. Surtout depuis qu'il avait décidé de poser sa candidature pour la métropole. Il se préparait à une nouvelle mutation. Même s'il en avait plus que marre de devoir être à nouveau un étranger comme partout où il était passé en vingt ans, il tenait là aussi peut-être une ultime occasion de rebondir.
La Drôme provençale regorgeait d'atouts et de facilités : une petite ville à vocation touristique, dans une région au climat doux et attrayant, où il ne serait sans doute pas difficile de se faire de nouveaux amis. Et pourquoi pas rompre enfin avec le célibat qui commençait à lui peser ? se disait-il le matin où il décida de raser cette moustache qu'il arborait depuis son entrée dans l'âge adulte et qui ne réussissait désormais qu'à le vieillir.
Pourtant, avec une vie sentimentale en lambeaux et des conditions d'exercice de la profession de policier toujours un peu plus compliquées à chacune de ses mutations, il en avait plus que marre de cette vie rythmée par les seules exigences du service.
La difficulté à saisir le contexte des évènements sordides sur lesquels il devait parfois intervenir l'amenait souvent à appliquer des méthodes à l'emporte-pièce, la plupart du temps inspirées par le choix de la facilité face à la difficulté d'obtenir des moyens d'investigation adaptés au contexte social ou culturel dans lesquels ils éclataient.
Cette quête de l'efficacité, qui n'avait jusqu'ici presque jamais débouché sur du concret, le perturbait. Il l'imaginait désormais dans une nouvelle approche plus approfondie de son métier, par le fait de se rapprocher de ses origines.
Les déménagements qui l'avaient trimballé du Nord au Sud, au hasard de sa progression dans la carrière, avaient pourtant été paradoxalement déclenchés par lui-même, en raison de rapports difficiles avec ses supérieurs, mais surtout le plus souvent pour la mentalité douteuse des collègues avec qui il devait travailler.
Sans jamais avoir réellement franchi le pas qui mène au militantisme, il était sensible aux signes d'une xénophobie latente parmi ses collègues de la police nationale. Ces marques semblaient même se perpétuer indépendamment des classes d'âge. Mais elles n'égalaient en rien celles qu'affichaient les fonctionnaires de la police municipale, ces faux collègues qu'il se refusait à fréquenter en général.
Quelle que fût la taille de la localité, les clivages entre les fonctionnaires de la police nationale et les flics municipaux affichaient un peu partout les mêmes divergences sur le terrain de la déontologie.
Il n'oubliait pas que la création de la police nationale avait été concomitante avec la remise sur pied de la police ferroviaire. Leurs domaines respectifs d'intervention se déplaçaient insidieusement, mais de façon de plus en plus affirmée, vers les contrôles d'identité systématiques, plus que dans l'organisation de la sécurité des voyageurs. Le phénomène avait même pris des dimensions choquantes sur les lignes ferroviaires des régions frontalières.
Sur les réseaux d'Alsace, mais aussi dans les trains de banlieue de l'agglomération de Strasbourg, les contrôles d'identité et la traque des sans-papiers ou des étrangers en transit occupaient la majeure partie du temps de travail des contrôleurs de la SNCF.
Ces dérives insidieuses vers la traque systématique de l'étranger, qui s'apparentaient dans sa mémoire d'ancien gauchiste aux méthodes héritées de la Seconde Guerre mondiale, l'avaient incité à multiplier les demandes de mutation vers les îles, en imaginant que là-bas, loin des fantômes de l'histoire, la déontologie de la police signifiait quelque chose.
Les changements de postes étaient alors négociés avec la hiérarchie locale, et concrétisés en fin de parcours dans le système d'information commun à la police nationale.
Les postes vacants étaient mis à l'encan, sur des espaces en ligne dédiés aux ressources humaines, sur les sites Internet du ministère de l'Intérieur. L'inscription finale dans les programmes de mutation se faisait avec l'accord du chef de service, sauf dérogation exceptionnelle pour raisons de santé ou encore par mesure disciplinaire.
Ces mutations, qui se succédaient de façon systématique en début de carrière étaient censées lui faire découvrir les différentes déclinaisons géographiques des métiers de la police, plus rapidement qu'en attendant sa progression dans les responsabilités d'un même commissariat
Mais elles traduisaient aussi les accidents de parcours d'une des rares professions à concurrencer les records détenus par l'enseignement, le cinéma ou le journalisme, pour les taux de divorces ou la proportion de familles recomposées sur l'ensemble des effectifs.
Lassé de devoir à chaque fois s'adapter aux habitudes de travail et au fonctionnement parfois complexe de telle ou telle localité, il avait décidé non sans quelques hésitations, de se fixer définitivement quelque part.
Il avait espéré que les îles du Pacifique et les avantages qu'elles offraient aux agents de l'État en poste dans les DOM-TOM lui auraient offert ce havre dans lequel il souhaitait jeter l'ancre.
Ce fut finalement en Provence qu'il s'installa, pour tenter d'achever au mieux le parcours qui le séparait encore du départ à la retraite.
Il avait plus souvent qu'à son tour éprouvé la précarité des déracinés, par le vide affectif dont il souffrait. Mais ses conditions de vie avaient été plutôt agréables en raison de l'incidence bénéfique sur son traitement des années effectuées dans les DOM-TOM.
C'était en fait sa conscience professionnelle qui avait le plus souffert de la difficulté à s'impliquer dans la vie d'une localité, de ceux qui déménagent fréquemment.
La connaissance d'une ville et de ses traditions, de ceux des notables locaux qui comptent réellement parmi les responsables d'associations, lui semblait essentielle pour exercer et bien vivre son métier.
Cette exigence déontologique qui faisait s'esclaffer les collègues auprès desquels il tentait de trouver un écho à ses interrogations avait aussi joué un rôle déterminant dans les difficultés qu'il éprouvait à construire une relation durable avec la même femme.
Et pour cause. Il ressassait un peu trop souvent ses déboires passés. Ils revenaient dans ses propos, comme une litanie sans fin, dès qu'une oreille plus patiente que les autres acceptait de lui accorder un peu de temps.