C'est au lendemain d'une de ces déceptions à répétition qu'il décida de tirer un trait rageur et définitif sur ses douze années de service dans l'île de la Réunion.
Au fil des années, le potentiel de ce splendide îlot de verdure à lui procurer de nouvelles émotions s'était considérablement émoussé. Il avait depuis longtemps fait le tour de toutes les destinations touristiques proposées par les autres îles du Pacifique. Il en était sorti un peu blasé, mais surtout blessé dans son amour-propre d'être toujours considéré par les habitants de la région comme le flic de la métropole, et cela même après des années de service dans l'île
On l'aimait bien. En fait, on respectait surtout l'uniforme qu'il portait et... l'autorité qu'il représentait. Mais pour ses amis du cru, même les plus intimes, il resterait toujours un étranger, arrivé un jour de pluie à bord d'un avion de ligne, pour partager les joies et la vie parfois rude des habitants du Pacifique sud. Il était grand temps qu'il tourne la page, pour retrouver ses vraies racines.
La mutation vers l'Europe d'une amie de très longue date avec laquelle il avait vainement tenté de bâtir une vie commune, avait brutalement accentué ce sentiment de solitude, et réactivé son désir latent de retourner un jour s'installer au pays de son enfance.
Ce nouvel échec l'avait littéralement laissé sur les genoux. Cela faisait un peu plus d'un an qu'ils se voyaient. Ils se retrouvaient les week-ends ou lors des soirées organisées par les cadres consulaires de l'île. Il s'efforçait patiemment de la draguer à chacune de leurs rencontres, avec la ténacité d'un célibataire lassé d'être constamment seul
Elle avait à deux ou trois reprises accepté de pousser l'expérience un peu plus loin, avec une vraie passion et un enthousiasme non feint qui prouvaient au moins qu'il ne lui était pas totalement indifférent. Mais faute d'avoir beaucoup de choses en commun, hormis le fait d'être tous deux des fonctionnaires de police, ils n'avaient jamais conclu cette amitié amoureuse, par la décision de vivre et de s'installer ensemble.
Le départ précipité de celle qui partageait parfois ses joies et ses week-ends en mer l'avait plongé dans une sombre déprime dont le caractère cyclique résistait à toutes les analyses et médications classiques. Son humeur en avait subi les effets de façon catastrophique.
Lui qui n'aurait auparavant raté aucune soirée, surtout si elle était bien arrosée, refusait désormais de plus en plus fréquemment de sortir. Officiellement, il essayait de faire des économies, en prévision d'un investissement dans un nouveau voilier de quinze mètres doté de tout le confort. Mais ces justifications fumeuses ne trompaient pas son entourage. Peu à peu, ses amis les plus intimes avaient fini par prendre la tangente.
La bande de joyeux drilles avec lesquels il animait au piano les soirées privées des boîtes de nuit à la mode ne débarquaient plus chez lui à l'improviste que de façon très épisodique. En quelques mois, il avait fini par fragiliser le socle des relations amicales et institutionnelles qu'il avait pourtant mis plusieurs années à construire et stabiliser.
Peu à peu, il commençait à mesurer la distance qui existait entre la vie réelle et la vision onirique de ces îles dont les images animent les émissions oniriques pour la jeunesse, ou ces fastidieux documentaires un peu débiles sur la disparition annoncée de telle ou telle espèce de poisson ou de rare crustacé en déroute.
À force de construire sa solitude, il y était parvenu. Ses compagnons de travail, habitués jadis à sa bonne humeur et sa jovialité, avaient vite mesuré le changement de son caractère.
Il avait été convoqué, à deux reprises par sa hiérarchie, sommé de s'expliquer sur les raisons pour lesquelles certains de ses collègues refusaient de plus en plus fréquemment d'assurer les permanences ou les rondes de nuit en sa présence.
- Vous filez un mauvais coton, mon vieux ! lui avait tout de go déclaré un jour un lieutenant auquel il devait répondre dans la hiérarchie assez souple du commissariat principal de Saint-Denis de la Réunion.
- Non seulement vous semblez triste, mais en plus vous êtes constamment dans la lune. Il faut vous ressaisir, que diable. Tenez. Prenez donc quelques jours de congé. Changez-vous les idées. Allez pêcher au gros en mer avec une amie. C'est un vrai sport qui détend et rend sociable. Et revenez-nous en forme. Vous n'avez pas de problème d'argent au moins ? Si c'est le cas, on peut chercher une solution. Mais faites en sorte de redevenir rapidement le fonctionnaire de police jovial qui avait jadis facilité votre intégration dans l'île. Vous êtes un des rares flics venus de la métropole à s'être rapidement adapté à notre mode de vie local. Mais depuis l'été dernier, vous n'êtes plus le même. Vous traînez une tête de six pieds de long, comme les malades du foie. Or vous êtes en bonne santé, je veux dire physiquement. Il faut réagir. Vous avez encore la vie et de bonnes perspectives de carrière devant vous. Ne gâchez pas tout ça à cause d'une déception ou d'un passage un peu difficile. Nous sommes tous plus ou moins passés par là. Mais le métier de flic exige une capacité à surmonter les difficultés personnelles qui semble chez vous cruellement en défaut. Je ne voudrais pas prendre une décision à la légère, car vous avez prouvé depuis des années que vous êtes un bon flic et que vous avez des capacités à rebondir. Prenez votre week-end, allez faire un tour en mer, payez-vous un baptême de l'air, un saut en parachute, que sais-je... surtout, éclatez-vous, pensez à autre chose.
Peine perdue. Au contact quotidien de ses collègues, à l'air peiné avec lequel ils le croisaient dans les couloirs du commissariat ou à la cantine sélecte de la préfecture, il sentait bien qu'il était devenu un boulet, une véritable enclume que les autres flics acceptaient de moins en moins de traîner derrière eux sur les théâtres d'opérations.
À un doigt près il se serait mis à picoler. Lui qui avait mis fin assez douloureusement à des années de tabagisme dès son arrivée dans le paradis terrestre que lui inspiraient les catalogues des tour-opérateurs, il avait bien failli sombrer dans le whisky.
Son goût avéré pour les vins de qualité, sa connaissance des bons crus et sa soif de vivre l'avaient finalement incité à jeter son stock de Jack Daniels, au profit d'une caisse en bois proposant un large éventail de vieux Bourgognes. Ce sursaut l'avait sauvé d'une véritable descente aux enfers.
Mais un triste constat s'imposait néanmoins à lui. À force de ruminer ses déboires passés, il en était arrivé à se couper des autres. À moins d'un miracle, il était bon pour un séjour psychiatrique, s'il ne réagissait pas. À un peu plus de 36 ans, il disposait encore d'assez de curiosité et de vitalité pour tenter ailleurs de construire une nouvelle vie. Le pas était néanmoins difficile à franchir. Il fallait encore qu'il vérifie sur le terrain à quel point il était lassé de la vie un peu artificielle des îles.
Il se remit à sortir. Mais le charme était rompu. Et puis un jour, la coupe déborda. Un matin, il se connecta via l'Internet au programme de mutation des sous-officiers de la police nationale. Un poste correspondant à son grade se libérait dans la Drôme. Enfin... dans le département limitrophe, et pas très loin de Montpellier, la ville où il était né
C'était l'occasion à ne pas rater, pour renouer avec le sud de la France, et peut-être retrouver enfin la forme et ce goût à tirer des plans sur la comète qui avaient si bien accompagné son arrivée dans l'île des années auparavant.