Sa curiosité pour les destinations exotiques, où il devait perpétuellement s'adapter avec un enthousiasme jamais démenti aux subtilités linguistiques de nouvelles régions ou cultures à découvrir, avait paradoxalement accentué ce phénomène. Au point de l'inciter à mettre assez souvent fin, et de façon parfois douloureuse, à des aventures sentimentales ou des essais de vie commune, dont les contraintes lui apparaissaient plus lourdes à supporter que les supposés avantages des premiers mois de plénitude.
Pourtant, il n'avait rien d'un ours. Mais la culture générale qu'il avait accumulée de façon obligée sur les bancs de l'école, puis plus volontairement dans la rue ou dans les bureaux, mais surtout l'été, sur des chantiers éphémères où il gagnait les moyens de payer sa chambre d'étudiant avait peu à peu contribué à lui forger un de ces ego surdimensionnés dont il était le premier à subir les excès.
Son caractère bien trempé ne s'était pas amélioré avec l'âge. Il brandissait son expérience de la vie comme un atout différenciant par rapport aux tendances cocooning des nouvelles générations dont il avait beaucoup de mal à comprendre l'absence relative d'ambitions.
Durant son adolescence, il s'était ainsi frotté à tous les métiers. Non qu'il fût réellement dans le besoin. Mais il se sentait un peu à l'étroit dans les standards de vie de ses origines sociales modestes. En fait, il bavait d'envie et de jalousie, quand il passait aux abords des courts du club de tennis local, réservé pour des questions de standing mais surtout pécuniaires, aux enfants des commerçants et classes moyennes qu'il fréquentait chaque jour au lycée d'État de Montpellier.
En fait, il lorgnait surtout avec une envie qui ne se démentait pas sur l'aisance conquérante de la jeunesse dorée. Il passait des moments d'intense plaisir à rêver sur les jambes dénudées et bronzées des jeunes filles de la bourgeoisie locale, dont les jupettes courtes et très sexy tranchaient joyeusement avec les tenues strictes et sans relief de ses voisines de quartier ou de toutes les femmes de sa famille.
On ne franchissait pas alors très facilement les obstacles invisibles mais épais qui séparaient les différentes strates sociales de la vie urbaine.
Les programmes scolaires avaient bien sûr été harmonisés entre les écoles publiques et les institutions privées, pour des raisons de cohésion sociale future. Mais peine perdue, les clivages sociaux que deux générations de politiciens s'étaient pourtant engagées sur le papier à réduire se perpétuaient à l'infini depuis les années de chien qui avaient suivi la libération, comme la quadrature d'un cercle sans cesse redessiné par leurs opposants.
Il dut convenir que la vraie vie s'apprenait ailleurs que dans les écoles, comme il pouvait le constater dès qu'il sortait du lycée ou de la maison de ses parents.
Les enfants des enseignants et commerçants s'orientaient alors vers les carrières enviées du cinéma, de la médecine, ou du droit. Les fils d'ouvriers lorgnaient de leur côté les métiers de l'administration et de la politique, quand ils avaient pu échapper à l'usine ou à l'apprentissage, vecteur d'entrée privilégié dans l'artisanat, ou dans les chantiers du BTP. Les filles de tous les milieux sociaux, dès qu'elles obtenaient le Baccalauréat, se cherchaient activement un futur mari, jovial à défaut d'être séduisant et offrant de bonnes perspectives de carrière, pour d'abord envisager de faire des enfants.
Le jeune Ronchière avait appris à ses dépens la solidité des clivages sociaux traditionnels. Il en mesurait la réalité dans les difficultés qu'il éprouvait à fréquenter les enfants de familles aisées, dont les vacances d'été se déroulaient à la Baule ou dans des destinations exotiques diverses, dont il ne connaissait au mieux que la version carte postale, au hasard de ses amourettes d'adolescents.
Il avait tiré de cette période une rancune tenace envers toutes les barrières et les clivages culturels ou sociaux. Celle-ci s'exprimait principalement dans la difficulté qu'il éprouvait à se sentir à l'aise au contact des notables. Un sérieux handicap qu'il avait peu à peu réussi à surmonter, à force de volonté et aussi de modestie, quand il décida un jour de se construire une carrière dans la police.
Avec les années, son caractère s'était peu à peu assoupli. Il s'était progressivement intégré à d'autres milieux sociaux qu'il ignorait jadis ouvertement, et qu'il n'aurait sans doute jamais réussi à fréquenter auparavant. Il lui manquait juste un certain sens de la mesure pour s'y sentir tout à fait à son aise. Son principal défaut était de mettre de façon systématique les pieds dans le plat, lors de débats controversés sur des sujets un peu pointus.
Son enthousiasme pour la nouveauté, sa façon d'émettre des jugements hâtifs, ou un avis personnel sur tous les sujets, y compris sur ceux qu'il maîtrisait plutôt mal avaient contribué à lui coller une réputation d'égocentrique et de prétentieux, à la limite du supportable en société. Pour son bonheur, il ne s'en rendait pas toujours bien compte.
Il avait tenté de combattre ce défaut de comportement en déménageant souvent et en multipliant les occasions de découvrir des horizons délaissés par ceux qui préféraient les carrières standardisées ou la stabilité ouatée de leurs origines, à l'ombre du clocher de leur quartier. Il en avait naturellement subi les effets dans la conduite de sa vie privée.
Malgré des qualités relationnelles éprouvées et une bonne humeur qui avait toujours résisté à ses expériences les plus douloureuses, il vivait toujours seul. Le célibat accentuait à son corps défendant une nostalgie insidieuse mais persistante pour les années de sa jeunesse dont il préférait pourtant oublier certaines époques. Mais surtout, il avait la nostalgie de ses origines méridionales.
Car il n'avait pas réussi, même au fin fond des îlots du Pacifique, et malgré les années et les distances, à rompre définitivement les amarres avec son Languedoc natal.
À chacune de ses brèves retrouvailles avec le sud-est, qui lui permettaient tous les trois ou quatre ans de renouer des liens fragilisés par une trop longue absence avec les amis et la famille restés sur le Continent, l'idée de revenir s'installer en milieu de carrière dans le sud de la France lui vrillait les nerfs. Cette tendance à enjoliver son passé et sa jeunesse revenait inexorablement, avec une intensité qu'il n'aurait pas connue jadis, quand sa jeunesse et sa soif de l'inconnu le poussaient inlassablement à découvrir de nouveaux horizons.
L'idée de rétablir des liens un peu plus étroits avec le pays du miel et du Muscat s'était progressivement installée dans son inconscient. Elle s'était même de façon insidieuse transformée peu à peu en marotte, avant de devenir une véritable obsession, comme une douleur quotidienne qui irradiait ses sens, chaque fois que le spleen de l'île lui prenait la tête.
L'idée de retourner définitivement au pays de son enfance s'intensifiait à l'occasion de drames et de catastrophes. Elle surgissait comme une option de survie, un sursaut de vitalité, quand un nouveau tremblement de terre ou le retour des tensions sociales avec les autochtones des îles venaient lui rappeler la relativité des choses et de la vie offshore.
Les atouts ensoleillés de la Provence s'imposaient surtout dans ses souvenirs, après le passage dévastateur des cyclones qui laissaient groggys les fleurons touristiques du Pacifique, et sur les genoux les occupants des paillotes, ces faméliques bidons villes aux couleurs exotiques dont les images enjolivées remplissent les grilles nocturnes des chaînes privées de la télévision.
L'envie de quitter définitivement les îles du Pacifique prenait parfois des proportions inquiétantes, jusqu'à friser la fixation. Elle rebondissait à l'occasion d'échecs personnels comme la perte d'un ami, disparu en mer un jour d'orage, emporté par ces violentes tempêtes qui ont confirmé par l'absurde, depuis que les hommes savent construire des bateaux, la sinistre réputation de ce vaste océan si mal nommé.
Le besoin de retrouver les paysages rassurants de son enfance se faisait encore plus pressant, à l'occasion d'évènements bouleversant son équilibre professionnel ou sentimental. Quand un bon partenaire au tennis et aux échecs, un copain de plongée disparaissait victime d'un accident, ou quand un couple d'amis annonçaient leur prochain départ pour un nouveau poste... dans le même périmètre judiciaire et administratif que l'île de la Réunion, mais physiquement à 8 h voire 12 h d'avion !