Je ne peux m'empêcher de sourire en moi-même parce qu'il n'y a vraiment que Sarah pour faire tourner quelqu'un en bourrique comme ça!
Je lui pose une question qui le débalance:
«Est-ce que j'ai bien entendu qu'elle t'a dit qu'elle ne voulait plus divorcer...?» lui dis-je, faisant mon possible pour masquer le faible espoir qui vient de naître en moi.
Du haut de ses 33 ans, Maître Colin a un rictus, car il voit parfaitement clair en moi. Après tout, le fils aîné d'Annabelle Cleaver, doyenne de notre petite communauté BDSM locale, ne saurait être berné aussi facilement!
« Je sais c'que tu crois! Mais tu te trompes! Des femmes comme elle, j'en ai vu passer des tas à dans notre cabinet! Elle désire seulement faire pression sur toi pour que tu lui files plus de fric! C'est tout Damien! Il ne faut pas chercher plus loin!»
Indifférent à ses accusations qui me laissent froid, j'admire le liquide ambré noyé dans ces glaçons qui subsistent dans mon verre tout en lui répondant: « Si elle en veut plus... donne-lui-en plus! Quelques milliards de plus ou de moins dans mon compte... qu'est-ce que j'en ai à faire!»
Colin perd contenance devant mon attitude.
«Ah ouais... t'en as rien à faire, tu dis!? Et financer le crime organisé, ça te tente, dis-moi!? Oui parce qu'il ne faut pas te faire d'illusions, mon vieux! Aussitôt qu'elle t'aura divorcé, elle va épouser ce sale bâtard de Marconi! Et elle financera sa vendetta contre le fils aîné de Roberto Marconi... AVEC TON ARGENT! C'est ça que tu veux? Donner tout ce fric à l'amant avec lequel elle te trompe!? »
Je suis soudain submergé par une grande amertume.
Une image s'impose dans mon esprit. Celle de Sarah, embrassant tendrement son amant sur la joue avant de le quitter au p'tit matin... tout ça sur le pas de la porte de la foutue garçonnière de Dario Marconi!
Je bois le reste de mon verre pour tenter de ravaler ma colère, et je le dépose sur la table avec détermination, regardant mon vis-à-vis de manière éloquente:
«Si ça la rend heureuse, Colin, c'est ce qui compte. Je n'ai jamais voulu que son bonheur...»
Colin est visiblement découragé par ma réplique:
« Fuck! Damien! Tu sais, soupire-t-il, c'est ça ton problème! Tu es bien trop gentil! Faire preuve d'indulgence et tout pardonner, ce n'est pas du tout une bonne chose! C'est pour ça que cette fille ne t'a jamais respecté! Parce que tu ne t'es jamais tenu debout devant elle et que tu la gâtais bien trop en lui passant tous ses caprices!»
Je hausse les épaules. « Et si ça me plaît, à moi, de la gâter! Tu es mon avocat! Tu es censé faire ce que je te demande... Je ne te paie pas pour me psychanalyser! Ça, je sais très bien l'faire tout seul!»
Je suis psychiatre après tout! Et un des meilleurs!
Colin me regarde avec défaitisme:
« Tu n'es vraiment qu'un bloody idiot, Damien Lockwood! Aucune femme ne mérite que tu te sacrifies comme ça...»
Il soupire, prenant les clés de sa Lamborghini sur la table et y déposant à la place un billet de vingt pour payer sa consommation.
«Bon, écoute! Moi, je t'ai dit ce que j'en pensais... Fais-moi plaisir et réfléchis encore un peu avant de faire une erreur monumentale que tu regretteras toute ta vie! Parce que cette fille, elle n'en vaut pas le coup, j'te jure!»
Maître Colin bondit de sa place avec détermination, une fois ses paroles dites, et il me quitte sans autre forme, se dirigeant vers la sortie du club.
Il est quasiment plus fâché que moi, alors que c'est mon problème et non le sien!
Je souris très amèrement en le voyant m'abandonner ainsi à ma misère humaine.
Je suis touché par sa prévenance envers moi, même si le fils d'Annabelle Cleaver ne peut pas comprendre les raisons qui me poussent à agir ainsi.
Il n'a jamais été amoureux.
Colin est même un chaud lapin à ce qu'il paraît...
Je fais signe à une des serveuses de venir me resservir la même chose. Je savoure ensuite lentement mon scotch tout en écoutant la chanteuse au piano, nous jouer un air de blues qui exprime parfaitement ma souffrance humaine.
Pendant un bref moment, c'est une autre femme que je vois assise derrière ce piano et je suis transporté dans le temps, huit ans en arrière... dans la riche demeure de Marius Brooks, dans les Hampton.
Ce Noël fut le plus mémorable de toute ma vie.
Je ne m'attendais pas du tout à y croiser une de mes étudiantes! Ça non!
Ah... Sarah n'avait que 23 ans à l'époque... c'était son avant-dernière année d'étude universitaire... et moi... j'étais un jeune enseignant de 32 ans à l'avenir très prometteur. Cela faisait déjà dix ans que j'avais touché le pactole à la mort de mon oncle et je m'étais servi de cet argent pour fonder mon organisme du "Dream Catcher". Dix ans plus tard, ma fondation avait implanté des cliniques sur toute la côte est des États-Unis. D'autres commençaient à ouvrir au Canada et aussi en Europe... J'en étais très motivé et cela me donnait une certaine notoriété qui, je crois, m'étais un peu monté à la tête.
Marius Brooks était un ami de mon père... un partenaire en affaire, plus précisément. Il nous avait tous invités dans sa résidence des Hampton. Moi, mes parents, mes frères et ma sœur... Je ne m'attendais pas du tout à y retrouver cette étudiante qui avait pris un de mes cours en option. Encore moins qu'elle soit la fille de Marius! Ah... elle avait bien changée en grandissant, la petite Sarah!
Ah! Ah!
Sarah était même la plus arrogante, la plus entêtée et la plus opiniâtre de mes étudiantes!
Mais quand je l'ai vu peu après mon arrivée chez Marius Brooks, assise devant ce piano à queue de leur grand salon, et que j'ai entendu sa voix si riche et séduisante... J'étais sous le charme!
C'est à ce moment précis que j'ai réalisé que j'en était tombé amoureux.
Hmmm.... et elle n'a cessé de m'étonner à compter de ce jour! La Sarah Brooks que j'avais sous les yeux durant ces fêtes de Noël était tellement différente de celle que je connaissais!
À la fin des vacances de Noël, j'étais bien déterminé à la courtiser... une fois qu'elle aurait gradué bien sûr et qu'il ne serait plus inapproprié pour moi, un de ses anciens professeurs, de lui faire une cour assidue.
Nous n'avions pas une si grande différence d'âge... neuf ans à peine... En plus, Sarah était une jeune femme authentique et sincère. Pas du tout le genre de femme qui vous épouse pour votre fortune. C'est une des raisons qui me faisait l'apprécier encore davantage.
Je ris très cyniquement en moi-même en y songeant.
Qui aurait dit que huit ans plus tard, elle aurait changé au point de devenir méconnaissable!
Tu veux ma fortune, Sarah?
Ah! Mais je te la donne n'importe quand moi! Si ton bonheur n'en tient qu'à cela!
L'argent n'a jamais été un problème pour moi... J'ai hérité d'un très gros montant à la mort de mon oncle, du côté de mon père, qui était un vieux cowboy vivant dans le Montana...
Argent que j'ai très vite fait fructifier.
Je soupire fortement et ma poitrine se comprime.
En fait, cet héritage ne m'a jamais attiré que des ennuis.
Mon père ne m'en a jamais voulu, non! Même si lui et son frère étaient en mauvais terme et qu'il ne lui a strictement rien légué...
Cependant, mes frères me jalousent depuis ce temps, mes anciens copains de classe ne veulent plus m'adresser la parole eux non plus soi-disant parce que nous ne sommes plus du même monde...
En fait, depuis que mon oncle m'a légué tout son fric, j'ai découvert qui étaient mes vrais amis.
Ah! Très franchement, mon ex-femme peut bien l'avoir tout cet argent!
Ce n'est pas ça qui la rendra heureuse!
Moi, je pourrais te rendre heureuse, Sarah. MOI!
Pourquoi refuses-tu de voir tout cet amour que j'ai pour toi?
J'imagine que si son père ne s'en était pas mêlé... S'il ne nous avait pas obligés à nous marier sur son lit de mort...
Si je pouvais revenir en arrière, il y a tellement de choses que je ferais différemment.
Je n'épouserais jamais ma femme dans des circonstances aussi glauques, dans cette espèce de petite église voisine d'un hôpital, et devant un vieillard mourant!
Je ne lui forcerais pas la main, et je ne serais surtout pas aussi obstiné et aussi dominant que je le fus dans le passé avec elle!
Je n'étais qu'un dominant inexpérimenté dans le mode de vie, qui se cherchait encore!
C'est une autre chose qui la repoussait!
Ma nature dominante et mon mode de vie.
Pour Sarah, je suis devenu un dom très vanilla.
Mais il était trop tard.
Je l'avais déjà traumatisée.
Je pourrais passer toute la nuit dans ce club, à revisiter notre relation... et tenter de voir tous les faux pas que j'ai faits, et nous y serions encore au lever du soleil!
J'avale encore un autre verre de scotch et j'en redemande encore un dernier, pour la route!
Je noie mon chagrin au fond d'une bouteille.
Deux de mes amis se sont mariés récemment... et moi j'en suis à négocier les termes de mon divorce!
Ah! Ah! Bravo, Damien!
Mais même si je partais pour New York, là maintenant, et que je tentais de rafistoler notre relation... même si j'arrivais à passer outre le fait qu'elle m'ait trompée avec Dario Marconi...
Je crois bien que nous ne pourrons jamais recoller les morceaux, tout simplement parce qu'il n'y a pas de morceaux à recoller!
Que je dise ou que je fasse n'importe quoi... Sarah ne m'a jamais aimé et elle ne m'aimera jamais.
J'ai voulu la forcer à m'aimer.
Voilà mon où était mon erreur.
Je n'aurais jamais dû me prêter à ce jeu sordide de son père, qui lui faisait du chantage émotif sur son lit de mort... parce que quoi? Parce qu'il ne voulait pas que sa fille épouse ce foutu connard de Dario Marconi après sa mort. Il désirait partir en paix, en la sachant avec un homme comme moi.
Marius Brooks est effectivement parti en paix, mais pour sa fille Sarah, ce fut le début d'un enfer sur terre.
Est-ce que c'est si terrible de m'avoir épousé?
Je ris funestement.
Apparemment oui!