Il la dégusta avec un air de satisfaction exagérée comme si c'était une publicité pour du Banania, en se frottant même la panse de plaisir. Écœuré, Mathias se détourna. On n'aimait pas penser que « Dieu » avait un ventre, et un tube digestif.
Puis Lorene sortit brusquement de son abattement et déclara :
« Ila fait régresser le temps ; c'est pourquoi Mr Daneski est encore vivant ! Rentrons vite ! »
Là-haut, « Dieu » s'était mis à éclater de rire tout en faisant glisser son index sous son nez en signe de : « Tintin pour les cerises ! »
Szczecin, Pologne, juillet 1995
Anna Gniewosz était une femme slave de la meilleure cuvée, blonde, des yeux de chatte, un esprit pratique à toute épreuve qui donnait beaucoup de charme à la vie en sa compagnie ; elle était en train de couper les ongles de son dernier-né, Boris, 3 ans, en attendant de passer à Irina, 7 ans, puis à Detlev, 9 ans, quand elle entendit sonner à la porte de sa grande maison un peu délabrée du centre de Szczecin, port polonais sur la Baltique.
« Plus représentant de commerce que lui, tu meurs », pensa-t-elle, en voyant l'homme se présenter à sa porte. Il n'y avait sur lui de lisse et repassé que son costume ; son visage froissé, raviné et rougeaud dénotait le bon vivant. Mais elle avait bon cœur et le porte-monnaie facile ; et puis elle était curieuse, elle se demandait ce que l'homme avait à lui proposer. Elle laissa donc l'homme déposer sa mallette sur la table en bois sombre et pieds torsadés de sa salle à manger, tout en courant après Irina, qui cherchait à échapper à la séance de manucure.
Anna, assise, coinçant une Irina pleurnicheuse entre ses genoux, écoutait en souriant l'homme qui s'apprêtait, avec l'assurance que donne une longue pratique, à bonimenter.
Il suivait un plan immuable qui consistait à mettre son client potentiel de son côté.
« Nous cherchons tous à nous élever socialement, c'est bien votre avis ? »
Anna ne put qu'opiner.
« Pour ce faire, vous êtes d'accord qu'une bonne mémoire ne peut qu'être une aide appréciable ? »
Comment dire le contraire ?
« Et également, une bonne concentration ne peut que vous aider à résoudre vos problèmes ? »
« Mais oui ! »
La technique de vente consistait à créer une atmosphère de confiance entre le client et le vendeur, tellement leurs points d'accord étaient nombreux.
« Eh bien, le Dr Kobler a mis au point dans son laboratoire, après des années de recherche, une molécule, la mnémosyne, dont l'efficacité est prouvée dans ces domaines, etc. »
Anna acheta le petit tube jaune, fermé par un bouchon en plastique, et le rangea dans son sac.
Elle était secrétaire dans un cabinet d'avocats et suivait des cours par correspondance pour passer une licence de droit ; son mari, lui, était ingénieur technico-commercial dans une société d'import-export dont les entrepôts vétustes s'alignaient au bord de l'Oder.
L'entente du couple avait subi des hauts et des bas, au cours des années, et maintenant, il n'était plus guère cimenté que par le désir d'élever ensemble leurs enfants.
Ils gagnaient assez bien leur vie, pour des Polonais de l'après-communisme qui n'étaient ni trafiquants, ni liés à l'intelligentsia qui s'était approprié tous les postes juteux du capitalisme renaissant ; ils avaient pu récemment s'acheter une petite voiture d'occasion.
Ils ne pouvaient guère faire réparer leur maison, et pourtant, Anna aurait bien voulu faire changer la tapisserie du salon, de façon à faire disparaître cette vilaine tache d'humidité, grossièrement ovale, qui souillait le mur au-dessus du poste de télévision.
Anna décida qu'elle prendrait la mnémosyne quand elle étudierait ses cours, une fois ses enfants couchés, le linge repassé, la vaisselle lavée, etc. elle en avait bien besoin, pour ne pas s'endormir.
Elle entendit les pas d'un homme qui faisait crisser le gravier de l'allée, et elle reconnut la démarche de son mari Boris.
Elle lui montra son acquisition. Esprit méthodique, Boris se montra sceptique sur les vertus de la mnémosyne, mais, pour ne pas entamer une dispute, il évita de prendre trop nettement position ; et puis, il avait entendu parler de l'effet placebo qui donne à tout médicament un effet positif, pourvu qu'on croie à son efficacité. Il lut attentivement le mode d'emploi, et fit observer à sa femme qu'il y avait des contre-indications.
« Tu n'es pas enceinte ? » demanda-t-il en plaisantant.
« Dieu merci, non », dit-elle. « Et je ne fais pas de yoga, je n'ai pas de traumatisme cérébral, et ce ne sont pas les orgasmes qui risquent de me gêner non plus », fit-elle avec la malice qui faisait son charme.
Boris encaissa le reproche sans sourciller.
À partir de ce jour, Anna absorba deux comprimés de mnémosyne chaque soir, avant de se pencher sur ses cours. Ravie, elle constata qu'elle obtenait des effets surprenants : elle mémorisait sans effort, elle pouvait rester concentrée des heures de suite sans fatigue.
« J'espère qu'il n'y a pas d'effets secondaires », se dit-elle. Elle constata qu'elle avait souvent, depuis, des cauchemars : elle avait revu avec précision les scènes très pénibles ayant entouré la mort de sa mère, et elle s'était réveillée en larmes. La mnémosyne lui donnait une lucidité nouvelle : repensant eux circonstances qui avaient entouré la mort de son père, fusillé en 1945 par les Soviets, elle se rendit compte qu'il ne pouvait avoir été dénoncé que par sa tante Sonia, qui était la seule à savoir que son père avait retrouvé des bijoux volés par un soldat russe, retrouvé mort un peu plus tard ; et son père avait été condamné pour le meurtre. Elle avait toujours nourri depuis une répulsion pour sa tante Sonia, mais c'est seulement maintenant qu'elle savait pourquoi. La mnémosyne lui permettait d'accéder plus facilement à son subconscient.
Le revers de la médaille, c'est qu'elle comprit que son mari la trompait ; la mnémosyne la rendait clairvoyante et elle ne croyait plus que les retards ou les absences de son mari étaient dus à des nécessités de service.
Comme tous les premiers mardis du mois, quand Anna devait envoyer ses devoirs à la correction à son centre de cours par correspondance, elle prenait une journée de congé.
Le matin même, son mari lui avait dit :
« Je pars à Varsovie par le train aujourd'hui jusqu'à demain soir. Prends donc la voiture. Mais il faudra que tu m'emmènes au bureau. »
Anna se demanda s'il emmenait sa maîtresse avec lui, mais constata que ça lui était égal : l'amour était bien mort entre eux. Ils n'avaient plus que des rapports de routine. Pouvait-on rester ensemble toute sa vie comme ça ? Elle en doutait, et était d'autant plus motivée pour réussir ses cours du soir.
En chemin, Boris lui apprit qu'ils venaient de recevoir une livraison de cosmétiques révolutionnaires d'Allemagne : crèmes de beauté au collagène, vernis à ongles à la kératine, rouge à lèvres, etc. « J'ai droit à un colis gratuit. Tu n'auras qu'à aller le chercher au hangar n° 5 où se trouve le stock. Le magasinier est prévenu. »
Elle remercia son mari avec une froideur qui le surprit, se rendit au hangar n° 5 et choisit un colis au hasard dans la pile. Puis elle rentra chez elle en voiture. Elle pensa à tout ce qu'elle avait perdu sur le plan sentimental, depuis quelques années : peu de temps après son mariage, Boris lui aurait proposé de confier les enfants à tante Sonia, et de l'emmener à Varsovie. Mais Tante Sonia avait trahi son père, et si Boris emmenait une femme à Varsovie, ce serait sans doute une autre. Elle se sentit seule et préoccupée. À l'endroit où elle quittait les quais pouilleux sur l'Oder pour se diriger vers le centre-ville par le large boulevard Pilsudki, son attention fut attirée au dernier moment par un marchand ambulant de bijoux en ambre de la Baltique : elle décida de s'en acheter un pour se consoler et obliqua brusquement vers le trottoir du bord opposé de la rue. Elle n'avait pas pris garde qu'une voiture s'apprêtait à la doubler à vive allure, et les deux voitures rentrèrent l'une dans l'autre, faisant des embardées désordonnées pour finir par s'immobiliser.
Anna avait été éjectée de la voiture et sa tête avait heurté le bord du trottoir. Elle perdit connaissance.
Quand elle s'éveilla, elle était étendue sur le trottoir, au milieu d'un attroupement. Une mamouchka avait placé un foulard sous sa tête et lui tapotait doucement le visage.
Anna avait l'impression de planer à une distance incalculable au-dessus de la terre. Ce n'était pas une impression désagréable. Elle réussit à se mettre debout, toujours avec cette impression de flottement. Elle ne pouvait penser ou fixer son attention que sur une chose à la fois, ce qui limitait fortement son appréhension de la réalité : pendant qu'elle écoutait la mamouchka qui lui proposait d'appeler une ambulance, elle perdait la conscience de son corps, par exemple ; et quand elle prenait conscience de son corps, elle n'entendait plus ce que la vieille femme lui disait.
Elle refusa qu'on la conduise à l'hôpital et accepta qu'un jeune homme la conduise chez elle, dans sa voiture garée à côté.
Rentrée chez elle, elle se reposa dans un fauteuil, puis se souvint de tout ce qu'elle avait à faire et avala deux comprimés de mnémosyne avant de s'attaquer à ses cours par correspondance.