La voiture file à toute allure dans les rues d'Istarios qui sombre de secondes en secondes dans un chaos monumental. Le désordre et la panique rampent en ville. Depuis la Chôra le quartier le plus modeste vers le centre historique de l'Astù d'un côté et vers l'Echatiai, la périphérie, de l'autre. L'air est chargé d'une tension particulière, un goût de métal qui vient sur la langue et fait plisser le nez de dégoût : la magie. Pour un Sorcier, c'est une sensation coutumière. La preuve qu'elle est là, prête à déferler.
C'en est même pour certain, rassurant de savoir que son pouvoir est là tout proche pour aider. Pour les Humains en revanche, la Magie apporte un sentiment d'inconfort. Le cerveau reptilien est en alerte, il voit ça comme une menace et active l'instinct de survie, génère de l'appréhension et de la peur. La magie est une force qu'on ne comprend plus de nos jours, voir que l'on ne comprend pas. L'âme Humaine est ainsi : on redoute ce que l'on ne peut concevoir. Tout cela, Duncan et Alan s'en rendent compte aux travers des vitres de la voiture qui tente de se frayer un chemin. Ils en ont vu en tant d'années d'existence et d'expérience mais ce qui s'est emparé d'Istarios est une première, même pour eux.
« Comment...Comment on a pu en arriver là ? Se questionne le Grand-Maître des Sorciers d'Hécate. »
Alan ne peut s'empêcher de sentir sa poitrine se serrer sous la culpabilité mais aussi la colère et surtout, l'incompréhension. C'est son devoir le plus sacré que de protéger les Hommes, de préserver l'équilibre. Ses aïeuls l'ont fait avant lui et voilà ce que ça donne maintenant qu'il a reprit l'héritage familial. Il faudra trouver un responsable à cet échec, c'est évident. Pour Alan, il est déjà tout trouvé : c'est lui. Il aurait dû être attentif. Il aurait dû... Quoi ? Il ne sait pas. Duncan ne quitte pas la route des yeux mais il n'a aucun mal à sentir tout le trouble qui s'est emparé de son aîné.
« Personne n'a rien vu venir. Ni toi, ni moi et pourtant les Failles c'est mon job. Te rendre coupable de ce qu'il se passe maintenant, ça ne sert à rien. Et c'est pas le moment d'ailleurs. »
Le druide est au moins pragmatique. Duncan comprend son aîné pour ressentir ce même sentiment désagréable qui peut pousser à prendre des risques et des décisions inconsidérés. A ce stade, les Sorciers ne peuvent plus se le permettre. Alors il tente de garder la tête froide. De penser que ses enfants sont en sécurité loin de cette folie et de trouver la raison à cette situation dramatique. Le cadet des Danekis se garde bien de dire qu'il ressent cette même culpabilité, si ce n'est pire. Après tout, il a passé des jours dans le Voile sans rien voir. Il commence à douter à son tour.
C'est un après-midi qui n'avait rien d'extraordinaire pour le vétérinaire d'Istarios. Quittant le Temple pour la clinique dont il a la direction dans le quartier de l'Echatiai, Duncan arborait son masque le plus commun dans la société d'Istarios ; celui d'un docteur dévoué à son travail et ses patients plutôt à poils et à plumes. Une couverture parfaite pour un homme capable de parler aux animaux et Druide de surcroît. Pas de rendez-vous mais quelques dossiers à vérifier et tellement de paperasse. De quoi mettre de côté ces histoires de Failles et les désirs d'aventure d'un neveu tempétueux tel que Callahan. Cela dit, en bon père de famille et comme il l'avait promit à Marie, Duncan quittait la clinique vers seize heures trente afin d'aller chercher ses petits à l'école. Et pourquoi pas, passer voir "oncle Alan" au poste ? Arthur adore le Commissariat, les policiers l'impressionnent et Duncan pense même que son fils aîné a trouvé sa vocation. Pourvu qu'il ne prenne pas son oncle comme modèle c'est tout ce qu'il demande.
L'école se situe dans le quartier le plus moderne de la ville que l'on appelle Boulê. Un vague rapport aux cités de l'antiquité que la mairie a jugé pittoresque d'utiliser pour les touristes diront les mauvaises langues. Et c'est en garant la voiture pour rejoindre la grille et les autres parents que le Druide a pu sentir ce goût métallique sur la langue et l'agitation dans le Voile. Les sens du Sorcier qui se sont aussitôt mis en branle, les poils hérissés sur la nuque. Figé dans la rue, Duncan observait les lieux comme si quelque chose allait le frapper d'un moment à l'autre. Sous ses yeux, des pans de cette réalité se confondaient avec d'autres dans des glitchs aux vagues accents numériques, des impressions de déjà-vu sans queue, ni tête. Comme si la bande d'un cassette vidéo se délitait en direct. Comme un CD rayé qui répétait encore et encore la même parole. Duncan sentit son cœur s'affoler car à cet instant, il devina parfaitement ce qui était en train de se passer. La réalité s'effondrait. Les prémices d'un désastre total.
Il pressa le pas vers l'école. Les gens présents ne semblaient pas comprendre encore ce qui se tramait sous leurs yeux. Comment le pourraient-t-ils ? Pour le commun des mortels, la Magie n'existait que dans les contes et les légendes n'est-ce pas ? Au même moment, le téléphone de Duncan sonne, vibre. Des messages et des appels aussi, venant des Sorciers qu'il a lui-même formé à la détection des Failles dans l'espace-temps. Ce qu'il apprit le terrifia et le prit la gorge ; la Chôra était sur le point d'être submergée par l'arrivée massive de créatures venues d'autres réalités. Le Voile devenait une vraie passoire dont il est impossible de contrôler les frontières. A l'autre bout de la ville, le chaos s'emparait du quartier oublié des politiques mais ici nulle question d'émeutes sociales. Les raisons dépassaient l'entendement et bientôt telle une traînée de poudre, cela remonterait vers Istarios. C'est ce qu'il se passera dans les heures qui suivront.
Duncan explique la manière dont tout a commencé à son aîné alors qu'ils arrivent à destination. Le Druide explique qu'en dépit d'une solution plus efficace, c'est lui qui a levé les pluies diluviennes qui s'abattent sur Istarios depuis deux bonnes heures maintenant dans le but de forcer les gens à rentrer chez eux et y rester. Car une question domine maintenant : Comment préserver le Secret autour du Cercle, de la Magie, des Sorciers et des Dieux à la face du monde et des Hommes ? Une question à laquelle aucun des deux frères n'a de réponse pour le moment. Juste des solutions éphémères pour au moins préserver des vies innocentes de toute cette folie. Un pansement sur une jambe de bois.
Le quartier de la Chôra est l'endroit où tout a commencé, la première piste vers laquelle se tournent naturellement les Sorciers pour endiguer la menace qui déferle sur Istarios. Une logique imparable. Et quand Duncan et Alan arrivent à destination, c'est un véritable champ de bataille en pleine rue qui se révèle à leurs yeux écarquillés de surprise. Ils s'attendaient à un désastre mais à ce point ? Tous les effectifs de la police ont convergé vers cette partie de la ville en croyant à un émeute, un attentat, un terrible accident. Ce n'est pas si éloigné de la vérité si l'on ajoute des créatures étranges et monstrueuses qui déferlent en nuées dans les rues. Personne ici n'a jamais appris à gérer une telle situation à l'école de Police, ça non. Le Secret est maintenant largement compromis comme peuvent le remarquer les deux frères qui se demandent par où commencer.
L'ironie est entière alors que le gros du chaos se déroule devant l'Argos et l'immeuble où précédemment un Faune transformé en Homme fut retrouvé mort dans l'incendie de son appartement. La victime n'est ni plus, ni moins que le voleur à l'origine de tout cela. Un message d'un cynisme total envoyé par le véritable responsable. Sous une pluie battante, les coups de feu claquent dans l'air. Des monstres aux allures grotesques, insectoïdes et difformes tombent parfois, mais d'autres prennent la relève et les morts parmi les forces de Police ne font qu'augmenter. Bientôt l'on demande à tous les civils de rester chez eux et aux flics de battre en retraite avant qu'il ne soit trop tard.
« Ça ne doit pas se savoir en dehors de la ville, sinon nous somme perdus ! Hurle Duncan, la voix couvrant à peine le tumulte de la rue. »
Alan l'a aussitôt comprit et passe un coup de fil vers le Temple.
En levant la tête, on peut alors discerner la barrière magique invoquée par Marie et les autres, coupant Istarios de ce pan de la réalité. Un nouveau cataplasme éphémère où dans l'ère du numérique tout peut se savoir dans une fraction de seconde et le Grand-Maître prie la déesse pour que ce ne soit pas déjà le cas. La Magie est puissante certes mais pas assez pour mentir au monde entier.
« Ça nous fera gagner un peu de temps ! Souffle Alan visiblement soulagé avant d'enjoindre ses collègues du poste à fuir en bon ordre. »
Un hululement sonore, féroce retentit dans la rue encombrée de voiture enchevêtrées et de corps inertes. Une ombre se dessine au dessus de la tête de Duncan qui n'est autre que la carcasse froissée d'une voiture de police que l'on envoie balader dans les airs comme un vulgaire moucheron poussé d'une pichenette. Le cœur de l'Écossais rate un battement, il ferme les yeux, sûr de ne plus avoir le temps de dégager de là. Le bruit de tôle est assourdissant quand un grand« boum » le fait se recroqueviller plus encore sur lui-même. La voiture retombe lourdement sur d'autres dans un fracas sinistre de ferraille. Il souffle un froid polaire autour du Druide et la pluie s'est même... arrêtée ? Quand le cadet des Danekis ouvre les yeux, il lève le nez en l'air pour voir des volutes et des fractales de glace courir sur une épaisse paroi dressée par la magie de son frère aîné. Le Bouclier De Glace du Magus Glaciis, l'autre surnom d'Alan, venait de lui sauver la vie. Au sol, le téléphone du lieutenant de police grésille.
Nul besoin de mots, un simple échange de regards suffit pour que les deux Danekis se comprennent. La glace disparaît dans une explosion de shrapnels gelés qui viennent se ficher dans les monstres venus les encercler. La chose n'a pas plu à la créature dirigeant cette nuée. Un nouveau caquètement de mâchoires et de mandibules l'en atteste.
« Je crois qu'on l'a vexé, qu'est-ce que c'est ? Demande Alan qui n'a jamais été très bon en entomologie magique. Le Druide à la réponse bien évidemment, c'est son rayon.
- Un Riptide. Et celui-là c'est un Alpha. Peste dans ses dents Duncan.
- A la manière dont tu le dis, je ne sais pas dire si c'est une bonne ou une mauvaise chose. »
Même dans les moments les plus critiques, Alan sait toujours faire preuve d'un drôle de sens de la répartie. Duncan n'a pas le temps de répondre tout de suite car le Riptide, semblable à un énorme crabe affublé de deux paires de pinces lance ses sbires dans un nouvel assaut sur la Chôra. Des dizaines de petits crustacés, clones miniatures de leur chef cliquettent et martèlent les carcasses des voitures de leurs pinces coupantes comme des rasoirs. Les Sorciers sont vite acculés contre leur propre véhicule jusque là, passablement en bon état.
« Couvres-moi ! Ordonne Duncan à son grand-frère. »
Ce dernier obtempère et laisse parler la magie de glace qui vient couvrir d'épaisses couches de givre, les tôles déchiquetées des véhicules, leurs vitres brisées et font émerger des pics acérées où s'empalent quelques riptides. D'autres sorciers sont arrivés en renfort un peu plus en bas de la rue. D'autres combattants encore, protègent l'Argos où se sont réfugiés quelques habitants du quartier et leur famille ainsi que des policiers dépassés et blessés. Combien de temps tiendront-t-ils telle est la question.
Sous les pieds du mage de glace, la terre se met à trembler.
De l'autre côté du barrage d'acier que compose les voitures, Duncan a posé la paume de sa main à même le bitume. Les yeux clos, sa voix n'est qu'un murmure grondant, une litanie appelant aux forces primitives de la Terre. Entouré d'un halo vert diffus, le Druide se relève et devant lui la terre, le bitume s'agglomèrent pour créer une forme vaguement humanoïde avoisinant les trois mètres de haut. Alan recule d'un pas, les riptides stridulent de défi et de crainte maintenant qu'un Golem De Pierre s'est levé des entrailles telluriques. Deux orbes brillent d'un éclat magique émeraude, le druide unit à sa créature par le don qu'il a reçu d'Hécate, sa déesse.
« Tu me demandais si c'était une bonne chose que nous ayons trouvé l'Alpha ? Commence Duncan dont la voix résonne d'une autre manière maintenant. La créature magique avance d'un pas lourd vers leur ennemi et Alan reste pendu aux lèvres de son frère. Si on tue l'Alpha, on tue la horde. L'esprit de ruche mon frère ! Voilà leur faiblesse. »
Sans s'arrêter, sans même être ralenti par les assauts des insectoïdes, le Golem fait face à son adversaire. Il claque des mandibules, prêt à en découdre, presque vexé même d'être défié ainsi dans sa grandeur. Quant à Alan, il en reste encore ébahit de la puissance de son cadet mais reprend vite pied dans la réalité. Si Duncan vient à flancher, le Golem flanchera et leur chance sera perdue. Il lance un appel à travers le Voile en direction de tous les Sorciers présents dans la Chôra. Bat le rappel des troupes qui répondent "présentes" aussitôt. Des ombres accourent et font parler l'air, l'eau, le feu ou la terre. Parfois le métal, les corps ou l'esprit afin de mener de front une première bataille qui est loin d'être la dernière. Ici il n'est plus question de protéger le Secret, il est trop tard pour ça.
Le Golem de Pierre assène de redoutables coups à son ennemi. Ses gestes sont calqués sur ceux de son manipulateur qui est resté en retrait. Quand Duncan bouge, alors la créature à laquelle il est unit bouge de concert tel une marionnette. Pendant ce temps, le Druide est vulnérable et c'est à son aîné que revient la tâche de le protéger. Le Riptide se saisit du Golem entre ses deux paires de pinces pour l'écarteler. Si la création de pierre ne ressent pas la douleur, ce n'est pas le cas de son créateur qui geint mais tient bon. Le Golem est éparpillé au sol et l'Alpha stridule de satisfaction, de victoire même, et l'assaut de ses minions gagne en puissance. C'est un déferlement de crochets, de pinces, de salive venimeuse qui envahit la ruelle où les Sorciers du Cercle tiennent bon tant bien que mal. La situation n'est pas perdue mais elle reste critique. Tant d'innocents sont encore présents dans le quartier, parfois prisonniers de leur appartement ou des magasins. Si le Riptide n'est pas arrêté là maintenant, qu'adviendra-t-il d'eux tous ? Épuisé par l'effort, les deux frères tentent de garder la tête haute jusqu'à ce qu'une lumière bienveillante ne viennent cueillir les Sorciers présents.
La pluie s'arrête et une lueur éclatante tel un lever de soleil vient jaillir sur ce champ de bataille urbain. Alors tous peuvent sentir à l'intérieur de leur corps et de leur cœur une force nouvelle. Une vigueur retrouvée et l'envie féroce d'en finir une bonne fois pour toute. La bénédiction d'Hécate est à l'œuvre, dispensée à travers le pouvoir d'un jeune Thaumaturge toisant ce drôle de petit monde du haut d'un camion renversé.
« Callahan ! Sourit Alan qui reconnaît son neveu. »
Un sourire à la fois fier et surtout reconnaissant sur ses traits fatigués.
Cette force nouvelle permet à Duncan de relever sa créature de pierre dont les morceaux s'agencent en lévitant par eux-mêmes. L'éclat émeraude réapparaît dans les yeux du Golem qui repart de plus belle à l'assaut de son ennemi surprit par l'apparition du mage sacré. Les poings de pierre fracassent la lourde carapace du Riptide qui stridule de douleur jusqu'à se retrouver séparés de ses redoutables pince dans un formidable effort du combattant tellurique. Le monstre sent son heure venir et tel une araignée agonisante se rétracte sur lui-même pour s'éteindre dans un gargouillis peu ragoûtant. Autour des Sorciers, le reste des minions suivent le même destin et meurent comme privés de leur âme. Coquilles vides tombant lourdement sur le sol dans un bruit de chitine.
Il règne dans la Chôra une atmosphère étrange. La pluie s'est belle et bien arrêtée rendant l'air humide, chargé d'une odeur âcre et métallique. Les créatures disparaissent dans un nuage de poussière et s'effacent de la réalité pour ne laisser derrière elle qu'un terrible désordre et des corps jonchant les trottoirs. Dans de telles circonstances, il est impossible pour les Sorciers de crier victoire. Ne reste qu'un immense sentiment de frustration et de colère, de tristesse aussi. Callahan rejoint alors ses oncles, Duncan est assit à même le sol, complètement vidé de son énergie. Alan quant à lui se tourne vers la rue, sombre.
« Tina a disparu. Elle n'était plus chez elle quand on a senti la déchirure. Dit le jeune homme piteux et inquiet. »
Les deux frères échangent un regard perplexe et fronce légèrement le regard. Tous les deux savent à quel point la jeune femme est unique au sein de leur petit monde. Et à quel point elle a su attirer bien des convoitises quand la vérité sur ses dons s'est su.
« Elle est peut-être au Temple avec les autres ? L'un de nous l'a mise en sécurité ? Ose espérer Duncan qui se relève bien péniblement. »
Cal' secoue la tête négativement.
« C'était une diversion. Pour nous occuper pendant qu'on prenait Tina en otage. Conclue Alan qui se tourne vers les membres de sa famille. »
Autour d'eux, les gens sortent de l'Argos et se questionnent. Son frère autant que son neveu l'observe sans réellement comprendre la portée de ses paroles.
« Qui ? demande Callahan. Le caractère tempétueux du jeune homme refait surface.
- On va vite le savoir. Souffle Alan dont l'attention est captée par une silhouette massive se tenant sur le pas de l'Argos. »
Tous les deux échangent un bref signe de tête. Une rencontre est à prévoir entre le Cercle et la Meute mais pas maintenant. A travers le Voile, le Grand-Maitre du Cercle ordonne le repli vers le Temple non sans être venu en aide aux blessés, à s'occuper des vivants comme des morts.