«I can feel it coming in the air tonight, (Oh lord)
And I've been waiting for this moment, for all my life, (Oh lord)
Can you feel it coming in the air tonight, oh lord »
Une journée entière à se terrer comme un rat. C'est la dernière fois qu'il aura à se cacher, la délivrance est pour bientôt, il en est maintenant sûr. La fenêtre de l'unique pièce de l'appartement d'ordinaire désert donne sur la rue. L'une de ces artères sombres et décrépies comme il y en a tant dans le quartier de la Chôra, le plus misérable de la ville d'Istarios. Ici vivent les oubliés de la modernité, du progrès de la ville en terme d'urbanisation mais aussi d'industrialisation. Des laissés-pour-compte qui n'ont pas les moyens de se payer le loyer exorbitant d'un studio ridicule dans la Vieille Ville qu'on appelle l'Astù. Encore moins un loft dans le quartier financier de la Boulê qui est devenu le poumon économique de la cité des légendes, légèrement excentré de la cité antique. L'ancienne Istarios c'est des bâtiments de briques rouges qui portent encore le masque de suie que les usines d'autrefois crachaient dans l'air. Des usines qui ont fermé depuis un petit moment maintenant. Depuis que les politiques ont préféré axer l'économie locale sur le tourisme. Une réussite à n'en pas douter ! Mais à quel prix ?
L'endroit dans lequel il a trouvé refuge est un peu à l'image de tous les autres appartement du quartier : exiguë, mal insonorisé et mal isolé. Des meubles dépareillés, un canapé défoncé qui sert de lit et sur la table basse : l'idole volée au musée la veille. Sans mal on peut entendre la musique venant du bar d'en face fréquenté par le club de motards local qui fait rarement dans la dentelle dans le coin. Les bras croisés, appuyé contre le mur humide il observe de son œil caprin cette drôle de société que sont ces « gens-là ». Bâtis sur un même modèle ou presque, des colosses qui portent tous le même blouson de cuir sur les épaules tel une armure ou plutôt un étendard porté fièrement. Des « couleurs » comme on dit dans le jargon, bien connues des services de police. Ils parlent fort, du Motley Crüe s'échappe par la porte entrouverte du bar et personne ne viendra leur reprocher quoique ce soit. Ce qu'une attention plus particulière saura remarquer c'est le regard qu'ils ont tous. Ces prunelles d'ambre où brille une lueur animale et ces canines qui n'ont rien d'humaines. L'observateur sait parfaitement ce qu'ils sont tous : des fils de Séléné la déesse lunaire, des Neuri.
Avec un tel boucan, impossible de fermer l'œil. Ça tombe bien, Milo n'a pas sommeil. Il attend impatiemment que son commanditai récupère ce qu'il désire, qu'il remplisse sa part du contrat pour enfin quitter cet endroit devenu une véritable prison pour le Faune. La communauté du Sanctuaire a toujours été bienveillante avec lui mais il a besoin de voir le monde, de voir autre chose sans se cacher ou user d'un charme pour paraître humain au risque que ce dernier ne se brise n'importe quand, n'importe comment. Le secret que toutes les créatures surnaturelles d'Istarios autant que les Sorciers doivent préserver est devenu bien trop lourd pour Milo. Cet étranger qui l'a abordé quelques semaines plus tôt l'a bien compris. Il était à sa place fut un temps. Bridé, emprisonné derrière un code, une loi. Il s'en est émancipé pour être libre et c'est ce qu'il a promit au jeune Faune : le rendre Humain pour lui offrir la liberté. Milo n'a pas réfléchit, il a accepté un dernier vol. Non des moindres. Tromper Alan Danekis ne fut pas une partie de plaisir, encore moins fait de gaité de cœur. Seulement c'est le prix à payer. Il y a pire n'est-ce pas ? Le voleur s'en persuade en tout cas tout en contemplant l'idole d'Hécate.
Perdu dans ses pensées la créature au visage caprin ne se rend pas compte de la présence qui s'est instiller dans le petit appartement dans le plus grand silence. Son instinct animal le pousse à regarder du coin de l'œil vers une bout de la pièce et c'est là qu'il peut enfin la voir. Milo est saisit de surprise, la statuette dorée vacille sur la table basse et manque de tomber au sol sur le tapis défraîchi. La faune la rattrape de justesse.
-"Bon sang, vous m'avez fait peur !", dit-il dans un souffle tout en remettant sur son socle sa précieuse monnaie d'échange pour se tourner vers le visiteur.
-"Je vois que tu as remplis ta part de notre marché, Milo.", la voix qui s'exprime est caverneuse, presque métallique.
Le visiteur n'est qu'une ombre diffuse qui oscille entre cette réalité et le Voile. Tangible sans l'être. Présente tout en étant ailleurs. Simple mesure de précaution lui aura t'il dit la première fois qu'il s'est entretenu avec Milo. Car c'est un homme, à n'en pas douter qui se cache derrière tous ces artifices. Milo hoche la tête à ses mots.
-"Pas sans mal. Vous aviez raison, le Cercle était sur ses gardes. J'ai eu toutes les peines du monde à me débarrasser de leur Grand-Maître. Votre leurre a suffit pour ça.", le Faune parle d'une voix mal assurée. Son cœur est compressé par la crainte.
La présence de l'inconnu est écrasante, elle diffuse une aura de malaise que la créature mythologique n'a aucun mal à ressentir. Et son commanditaire n'est même pas là en personne ! Une ambiance pesante plane dans l'appartement. Les ombres diffusées aux travers des stores semblent maintenant danser sur les murs rongés d'humidité de la planque gracieusement offerte par son « patron ». Milo frissonne.
-"Montres-moi l'artefact", ordonne la voix.
Milo obtempère et présente la statuette qu'il contemplait jusqu'alors, à l'ombre.
Un sifflement de satisfaction échappe alors à l'inconnu. La silhouette se fait plus nette et le flou l'entourant jusqu'alors s'évanouit, son commanditaire se tient en chair et en os devant lui. Surpris, le Faune baisse aussitôt les yeux comme si on lui a donné l'ordre sans avoir à prononcé les mots. Il tend les bras et l'idole vers l'homme qui le toise d'une bonne tête. Des mains gantées s'emparent alors de la précieuse statue.
-"Je vous ai obtenu cet objet comme convenu Monsieur. Maintenant, si vous pouviez accéder à votre part de notre accord et nous pourrons nous séparer en bon terme. Qu'en pensez-vous ?", oses-demander le voleur.
Aussitôt, une souffle glacial s'engouffre dans l'appartement dont aucune fenêtre ou porte n'est ouverte. Un nouveau sifflement provient des lèvres de l'homme. Milo sent le regard de ce dernier sur sa personne, si il pouvait se terrer dans un trou de souris maintenant ou disparaître tout simplement il le ferait. Seulement la promesse de la liberté est bien trop importante à ses yeux, assez pour lui donner le courage de réclamer son dû à une telle personne.
-"Un marché est un marché, Milo. Et je tiens toujours ma parole. Donnes-moi ta main. Scellons notre accord pour de bon."
Une paume couverte de cuir s'avance vers le Faune. Il déglutit, hésite quelques petites secondes, son regard allant de la statue à ce visage que les ombres ne dévoilent pas. Puis enfin il serre la main de son « libérateur ».
Le léger courant d'air glacial se renforce soudain.
Ébahit, le Faune voit alors cornes, sabots, tresses et fourrure disparaître au profit de tous les attributs d'un humain lambda. Jamais a t-il été aussi heureux de sa vie. Son cœur s'emballe de joie. Puis de douleur. Son sourire s'efface pour se transformer en un masque d'horreur. De terreur. L'air se charge d'un odeur de sang, son propre sang qui s'échappe pour tous les pores de sa peau en une vapeur évanescente et morbide.
- "Que faites-vous ? Vous m'aviez promis..." , sa voix est déjà faible. L'incompréhension se lit dans ses yeux dont les orbites se creusent.
- "Je t'ai promis d'être libre, c'est exactement ce que je fais. Je libère ta conscience par la même occasion. Tes amis ne sauront jamais que tu viens de les trahir."
Milo veut fuir, il veut supplier, il veut pleurer. Courir vers le Sanctuaire et prévenir Nora de ce qu'il a fait. L'homme en face de lui n'arrête aucunement le maléfice qui s'opère. Quelques longues secondes d'agonie plus tard ne reste qu'une dépouille humaine exsangue, dépourvue de vie mais aussi d'âme. Milo est libre. Il a été naïf de croire que cet homme là n'était qu'un simple collectionneur d'art un peu particulier.
La Chôra est en ébullition. La lumière vive des gyrophares se reflète sur les briques sales dans une ronde épileptique. Un incendie s'est déclaré dans une chambre de bonne en face de l'Argos. Ses occupants et son propriétaire se tiennent d'ailleurs sur le parvis et observent le drame. Sur le toit de ce même bar, l'ombre contemple son œuvre. Il brouille les pistes à la perfection jusque là. Qui saura deviner la nature de la victime. Plus encore encore son identité ?
- "Tout est prêt, Grand-Maître."
Une nouvelle silhouette sombre apparaît, légèrement en retrait de l'inconnu, la voix pleine de déférence à son égard. Sans un mot, l'instigateur du chaos montre la statuette d'Hécate à son acolyte qui pousse un soupir de soulagement.
- "Istarios entrera dans une nouvelle ère dès demain. Le temps du Cercle et de sa loi sont révolus. Notre exil se termine avec leur disparition pure et simple."
- "Que fais t-on pour le Sanctuaire. Et les autres ?"
S'enquiert l'autre ombre.
Le regard de "L'Homme En Noir" glisse en contrebas, il met quelques secondes à répondre, pensif.
-"Ceux qui ne seront pas avec nous, seront alors contre nous. Ils partageront le même sort."
Les lumières du brasier se reflètent dans les prunelles d'un azur de glace, figées dans l'ambre d'un grand Neure qui ne le quitte pas des yeux quelques étages en dessous. Un message silencieux : « Je t'ai vu ».