Ferdinand, comme nombre de ses camarades, fit ses armes dans l'un des arsenaux de la côte nord, régulièrement harcelée par des incartades belliqueuses menées par les forces coalisées éréennes. Il eut la chance - ou la malchance - de participer aux dernières batailles frontales sur des archipels contestés. Suffisamment d'affrontements pour durcir sa réflexion et perdre prématurément l'impeccable panache de sa chevelure.
Après quinze années d'une mobilisation sans faille, il fut blessé à la poitrine par les éclats d'un boulet de canon. Le torse meurtri, affaibli par l'anémie et les fièvres, il survécut grâce aux avancées de la chirurgie et aux onguents de belladone. Il ne put assister directement à la déroute finale des troupes auxiennes et à la destruction de la flotte nationale.
Alité dans la résidence de son enfance, à Jennac, un faubourg minuscule, et materné par ses jeunes sœurs, Sylvanna et Erina, il maudit sa condition d'éclopé. Les jours, les semaines puis les mois sont passés. Ses poumons crevés ne lui laissaient la joie de se promener même dans les alentours de sa demeure, trop vite rattrapé par le spectre de sa blessure. Il ne supportait plus la pitié qu'il suscitait chez les habitants de son village, leurs regards compatissants, leurs attentions. Il n'était plus un Tréchein, il n'était plus un humain, aussi fragile qu'un ânon tout juste né.
Un beau matin, qui ne se distinguait pas des autres, sa cadette, Sylvanna, lui apporta une missive lui étant personnellement adressée. Il saisit l'enveloppe délicatement des doigts graciles de sa sœurette et l'ausculta avec intention. Aucun cachet, un courrier provenant d'un particulier. Il déplia l'un des rabats et sortit le papier. Il s'agissait d'une lettre, courte et manuscrite. Il demanda à Sylvanna de bien vouloir lui faire la lecture, toute concentration lui entraînant des vertiges allant jusqu'à l'évanouissement. Elle entama donc, détachant les syllabes de sa voix mezzo et chaleureuse, assise dans un fauteuil, toute proche de la cheminée où crépitaient les bûches couvertes de lichen. Ferdinand cala confortablement sa nuque sur l'oreiller puis ferma les yeux.
- "Monsieur Ocrepied, vous ne me connaissez pas, mais moi si. Les vents ont porté jusqu'à moi le chant de votre cantilène. Je puis mettre un terme à votre agonie. Je puis faire cesser le son du tocsin. Je puis vous rendre votre fierté. Je ne désire rien, aucun argent, ni aucun service. Je vous demande juste de me rejoindre au...", elle s'interrompit net.
- Ohé ! Sœurette, qu'attends-tu ?
- Pardonne-moi, mon frère. Ce sont des sottises, je n'aurais pas dû te les conter.
- Laisse-moi donc en juger, s'il-te-plaît. Continue !
- C'est une mauvaise farce, surtout à un convalescent. Je suis terriblement confuse. Je m'en vais en parler à Erina et nous apporterons cette lettre à la gendarmerie de Fétune à son retour du marché.
Ferdinand, inquiet, parvint à saisir le bras de Sylvanna juste avant qu'elle abandonne la chambre.
- Sœur, qu'y a-t-il de si affreux pour que tu te pâmes ainsi ? J'ai fait la guerre et j'en suis revenu, je peux bien supporter quelques mots griffonnés, ne crois-tu pas ?
- Tu es parti jeune et longtemps, cher frère, tempéra-t-elle. Il est des endroits en Trèche qui te sont étrangers. Il est des endroits où un croyant ne saurait se rendre. Il est des récits dont tu ignores tout.
- Est-ce dans ces contrées que l'étranger me convie ? Ohé ! Réponds-moi, je te prie.
Comprenant qu'il ne la laisserait pas se dérober si facilement, Sylvanna se rassit et expira bruyamment en serrant fort les poings, le papier froissé sur ses genoux. Elle lui montra alors de l'index le nom de la localité qui l'effrayait tant. Aulac.
- Jamais entendu parler ! ricana Ferdinand.
- Ce n'est pas un nom que l'on chantonne à la foire !
- Qu'est-ce dans ce cas ? Instruis-moi, sœurette.
- C'était un village, bâti sur un plateau du pic Sombre. On disait de l'endroit qu'il était prospère avant que toute sa population ne disparaisse, une nuit, comme ça, dans le hululement d'une chevêche.
- Par Sélène !
- L'endroit est maudit, tu n'y trouveras rien de bon sinon le spectre de la mort soi-même. Je t'en défends ! Notre peuple a suffisamment geint les sacrifiés sur l'autel de la guerre, je t'en conjure, nos prunelles ont séché que de trop pleurer...
Ferdinand se redressa de sorte à lui faire face. Il tendit les mains en avant et l'invita à les prendre dans les siennes. Elle se mit à genoux devant lui et posa son front contre le sien. «Bien, ma sœur. »
Il accueillit sa joue sur ses cuisses, se recroquevilla sur son dos pour l'enlacer tendrement. Lorsqu'Erina revint des commissions, ils gardèrent un silence interdit et se contentèrent d'écosser tous ensemble les bottes de haricots verts frais, en sifflotant de gaies symphonies.
Il fallut moins d'une semaine au soldat cabotin pour se soustraire à la surveillance de ses sœurs lorsqu'elles durent s'acquitter de leurs corvées mensuelles au château de Fétune. Il paya généreusement un paysan voisin pour être conduit en charrette jusqu'à Aulac. Le vieil agriculteur, affublé de son large chapeau de paille et de ses sabots, écarquilla les yeux, ébaubi.
- Bigre ! D'où vient l'idée, mon garçon ?
- Dix écus supplémentaires suffiraient à répondre à ta question ?
- Aulac ! Mais c'est la mort qu'on dit là-bas...
- Vingt écus ce sera ! Te voici cocher !
Le vieil humain fit glisser les quatre tournois en argent qu'il plaça dans sa besace. Il écarta les bras et adressa un regard au Soleil, en guise de protection, puis il aida Ferdinand à se hisser sur la carriole. Il fouetta la croupe du bardot et ils quittèrent nonchalamment les limites du village. L'officier cala son dos contre une botte de paille et mira s'éloigner Jennac non sans un rictus amusé. Les superstitions, c'était bon pour les étroits d'esprit.