Dans l'ombre de la gloire
img img Dans l'ombre de la gloire img Capítulo 2 Ballade solaire
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Capítulo 6 Le village du mauvais sort img
Capítulo 7 Bercé par la Lune img
Capítulo 8 L'exil du damné img
Capítulo 9 Menace silencieuse img
Capítulo 10 Le baiser de Sélène img
Capítulo 11 La forteresse fantôme img
Capítulo 12 Les cicatrices du passé img
Capítulo 13 Le charnier du bout du monde img
Capítulo 14 L'assaut crépusculaire img
Capítulo 15 Le pacte img
Capítulo 16 Promesse de coeur img
Capítulo 17 Le dernier voyage img
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Capítulo 2 Ballade solaire

La végétation avait repris ses droits, car cela faisait plusieurs siècles que le Clergé avait émis une interdiction formelle de fouler ce sol infesté par les démons. Port-sur-Homère, l'ancien promontoire commercial établi durant le règne de Pierre Alfranquin, à quelques centaines de kilomètres à l'ouest de leur point, était à moitié enseveli par la vase marine à cette heure. Unique vestige d'architecture humaine, avec ladite forteresse, oubliée du commun des mortels, en proie à la dureté des aléas climatiques locaux.

L'avancée fut erratique durant quelques minutes sans que le Dauphin n'en prenne aucunement conscience, mais les troupes du capitaine, malgré leur absence d'expérience pratique, n'étaient pas dénuées d'une bonne louche de persévérance. Le prince et sa conteuse marchaient quelques mètres en deçà de Ferdinand, à sa requête.

La voix cristalline de Géraldine s'élevait doucement par-dessus la colonne et se perdait dans la cacophonie des combattants en mouvement. Les notes s'échouaient sur leurs shakos noirs telle une brise crépusculaire, teintée de mélancolie.

« Le glaive brandi, imprégné de la Lumière,

Le courageux Empereur, oint des Saints Récits,

Traverse les deux bras du sage fleuve Homère,

Par ses plus valeureux et pieux sujets, suivi.

Partis si loin que le Soleil les perd de vue,

Eclairés seulement par le feu dans leurs cœurs,

Harcelés et blessés par les hordes cornues,

Les ténèbres sur eux se referment et apeurent ! »

La rondeur dont elle confisait les mots et son sens de la mélodie ajoutaient au caractère glorieux du récit, enivrant le souverain d'une frénésie juvénile. Ils allaient côte-à-côte, laissant à Géraldine le loisir d'observer le profil de Quentin de Paravie, tout absorbé qu'il était dans les vers qu'il chuchotait en canon. Sa fine bouche était surmontée d'une courte moustache brune parcourant sa lèvre charnue. Elle était presque assortie à sa peau mate, moins sombre cependant que le noir profond de ses yeux en amande. Sa nuque fraîchement rasée ne semblait ne faire qu'une avec le col de cuir ténébreux qui surmontait son uniforme écume, flanqué d'un entrecroisement de lanières dorées et de décorations honorifiques. Impeccablement ajusté à sa frêle carrure adolescente, le Dauphin avait l'allure d'un conquérant, main gauche posée sur la calotte de son sabre de cavalerie, main droite battant la cadence de ses bottines marrons cirées.

A côté de lui, Géraldine, avec sa longue jupe fluide en coton beige et son caraco pourpre, donnait l'impression de sortir tout droit d'un salon de lettrées. Mais cela n'allait guère plus loin, ses cheveux longs frisés étaient capturés sous un châle fluide de soie saumon, à la mode bohémienne. Seule une mèche châtain s'échappait pour couvrir l'arête fine de son nez.

Elle lançait de charmants regards au Dauphin et marquait régulièrement des pauses dans la restitution des alexandrins pour susciter chez lui empathie et désir, claquant parfois sa langue contre son palais pour qu'il tressaille ; si bien que les minutes s'écoulèrent avec autant d'empressement que décrut la luminosité des rais.

Ce petit jeu mesquin n'échappa nullement à l'attention de Ferdinand qui ne concevait qu'on puisse amener avec soi une courtisane dans un lieu si impropre à la sérénade amoureuse. Mais s'il y avait bien une chose dont le capitaine était certain, c'était qu'il ne fallait jamais chercher trop loin le sens des actions de la noblesse ; cela dépassait les limites de sa raison. Cette fois-ci, cependant, la décision s'avéra agréable. Ce n'était pas tous les jours qu'il avait l'occasion d'écouter une chanteuse. Le cadre était atypique pour un récital mais il lui rappela une époque moins mouvementée où ses sœurs et lui, parfois, poussaient la chansonnette dans leur demeure du Trèche. Si loin tout ça désormais...

Les soldats qui constituaient le gros du défilé portaient tous la redingote réglementaire de l'armée d'Auxis, à savoir un vêtement qui couvrait les fesses jusqu'à mi-cuisse, fermé par cinq boutons blancs sur le devant et traversé d'une bande de cuir noir pour supporter la charge de leurs bardas. Leurs pantalons rouges se terminaient par des bottes en vachette, parachevées d'une paire de guêtres blanches. On entendait constamment le cliquetis métallique de leurs fusils contre les boucles de leurs harnachements. Un rythme sur lequel se reposait la rhapsode pour poser ses mots.

« Mais le valeureux Souverain pourfend les Bêtes,

Il en appelle aux Justes et jaillit la Lumière !

Les Hommes irradient, repoussent les sombres silhouettes,

Les Ombres se sont massées pour mener la guerre. »

L'écoute de cette strophe plongea le Dauphin dans les turpitudes d'une réflexion qui lui revenait souvent au coucher. Il jugea que la situation actuelle convenait à la discussion, aussi héla-t-il son capitaine. Ferdinand confia la tête à ses maraudeurs et recula de quelques pas jusqu'au noble, jouant des coudes pour fendre les rangs trop serrés et écouter ses dires.

- J'ai maintes fois demandé à mon précepteur de me décrire ce que nous appelons communément bêtes ou ombres dans la légende sans qu'il soit capable de m'en donner une description, même partielle. Mais toi qui as combattu pour mes parents toute ta vie durant, en as-tu vu de ces choses ?

- Nullement, Monseigneur. A mon grand regret. Je pourrais vous décrire l'expression dans les yeux d'un homme suppliant qu'on l'épargne sous mille angles différents, si cela nous sied.

- Gloire à nous, mais cela ne sera pas nécessaire, Maître Ferdinand. J'aurais l'occasion de constater cela par mes propres moyens. Et toi, Géraldine, les érudits des lettres sont généralement connaisseurs de savoirs parfois... interdits. As-tu manipulé quelque ouvrage pernicieux traitant du sujet ?

- Si de tels manuscrits existent, je les lirais pour Monseigneur.

Le Dauphin soupira, incapable d'imaginer à quoi ressemblerait son ennemi à venir. Déçu, il fit un moulinet rapide avec son poignet libre, sans même adresser un regard à ses inférieurs. Aussitôt, le capitaine pressa la cadence pour rejoindre la pointe du cortège, sommant aux soldats de s'écarter. Décidément, cette femme ne manquait pas de culot, jugea Ferdinand en lui adressant un bref regard. Géraldine, elle, se racla la gorge pour aborder la suite du poème épique.

« Malheur, en ces contrés tombe encore la Nuit.

Enhardies, les engeances affluent dans un assaut.

L'Empereur, de ses mots, fait pleuvoir l'Ignésie,

Les légions reculent, consacrées par le halo.

Les cris retentissent et percent les bois corrompus,

Ici ralliées, les âmes s'élèvent dans la bataille

Et fondent sur les horreurs hurlantes, vaincues.

L'Empereur rit, satisfait, mais son corps défaille. »

« Ignésie, ignésie... » répéta doucement le Dauphin en regardant ses mains nues. Il referma les poings puis cracha sur le côté. « Maudite magie » acheva-t-il.

Le chemin ensablé rendait difficile la poursuite de la marche. La pinède s'obscurcissait et les racines se transformaient en véritables brise-chevilles. Ils entamaient désormais l'ascension d'une colline et le moral n'était plus si flamboyant. S'entendaient quelques complaintes dans les rangs, discrètes, de peur d'être répétées et portées jusqu'aux oreilles orgueilleuses du jeune suzerain. Nombreux étaient les soldats à regretter d'avoir dérangé ce monde inconnu. Ils se crispaient sur le noyer de leurs crosses. « Ô Luens, que je serais heureux de dormir dans les lits de tes auberges... » Car la crainte des monstres contre-nature, entretenue dès l'enfance dans les écoles - bien qu'infondée - était vive en chacun. On aurait préféré s'attaquer aux remparts des Eperviers ou même charger les Gueulards d'Era plutôt que de s'embourber le long des pics Scélérats. Pourtant la colonne se maintenait droite et unie. Il valait toujours mieux mourir déchiqueté par une bête féroce sur le champ de bataille que d'être passé sous la mitraille d'un peloton d'exécution. Au moins la famille des défunts héros toucherait la rente honorifique et non l'opprobre de leurs voisins, une consolation substantielle pour la perte d'un enfant.

            
            

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