La ferveur des chaumières soutirée du moindre évènement était une question d'apparence. Car au-delà du seuil, le vent s'engouffrait à travers les ruelles de la Cité du sud, désespérément vides, et faisait tourbillonner les détritus au milieu de ses places inanimées. Quand il fallait sortir de chez-soi pour les commodités, les regards fixaient le sol. L'effondrement psychologique était comparable - quoique dissimulé - à celui des tours et de l'enceinte, ouvertes gueule béante au monde.
Chaque jour, le marteau battait le rythme des journées, et souvent l'on ne distinguait pas l'ouvrier ni l'état d'avancement de son oeuvre. Lorsque les esprits s'autorisaient à parler de la reconstruction suite au carnage, il était évoqué la lenteur du chantier. Toutefois, le reproche était dilué dans la compassion. Quelle attaque, quelle désastre, avaient-ils subi de plein fouet ! Un premier bilan avait fait état de vingt cinq mille victimes dont huit mille dans la seule Cité du sud. Le roi, couvert de cicatrices, avait réussi un laïus qui rassembla les citoyens et les empêcha de sombrer dans la panique. Même si certains continuaient d'alimenter la peur en évoquant cette interrogation : les démons reviendraient-ils un an seulement après leur attaque surprise ?
- Quand compte-t-il arriver ? s'impatienta le haut commandant de l'armée. Sait-il seulement que ce n'est pas un jeu ?
Le roi de la Cité du sud ne répondit rien.
Ils attendaient tous les deux dans la cour privée du palais royal, jardin le plus florissant de la capitale des hommes. Habituellement réservée au repos de la famille royale, la cour disposait d'un puits retenant quelques larmes de Jelen, d'un jardin expérimental entretenu par des mains expertes, et de paisibles allées bordées d'arches florales.
Le roi semblait davantage irrité par le bruit des bottes militaires du haut commandant que par l'attente. Ce dernier faisait les cent pas, détruisant l'harmonie des brins d'herbes et de la terre qui les supporte. Il ne cessait de regarder la double porte d'entrée en imaginant les gardes l'ouvrir, escortant celui tant attendu pour une réunion d'urgence au sommet, presque un an jour pour jour après la tragédie.
- Mais que fait-il ! Faut-il que j'aille le chercher moi-même ?
- Calmez-vous commandant, dit le roi. Nous n'avons pas la meilleure des positions. S'il vous voit perdre vos moyens, il s'en servira.
Le roi l'observa fulminer, se battre pour garder la fureur en lui.
- Dois-je faire appel à une autre personne pour m'épauler dans cette négociation ? demanda le roi.
- Non, dit le haut commandant la mâchoire serrée.
Le battant de la porte fit un tour avant de tomber lourdement. La double porte s'ouvrit lentement grâce au labeur de deux gardes. Deux autres subalternes s'avancèrent, conduisant vers le roi une personne particulièrement grande, dissimulée sous un long manteau et coiffée d'une large capuche dont l'ombre cachait le visage.
- Je vous prie d'excuser mon retard, cela fait longtemps que je n'étais venu ici.
- Je ne vous ai pas facilité la tâche en vous demandant de venir en pleine journée, répondit le roi.
Le grand être au pelage bleu se découvrit, laissa tomber son épais manteau dans les bras d'un soldat déséquilibré par son poids. L'autre soldat l'aida à le porter tandis qu'ils s'éloignèrent des trois protagonistes.
- Merci d'avoir accepté cette rencontre. Je suis le roi de la Cité du sud.
- Les circonstances l'obligent, je suppose. Je suis Argan, le chef de la tribu Norso.
Argan et le haut commandant s'échangèrent un regard furtif. Ils se connaissaient déjà et n'avaient que peu de sympathie l'un envers l'autre.
Il était conclu de longue date que le lien entre les deux peuples soit tenu secret. Tellement secret que la population de l'un ne soupçonnait pas l'existence de l'autre. Il n'y avait guère que les soldats humains et les guerriers Norsos dans la confidence. Comme l'union de leurs forces fonctionnait à merveille lors de la sortie des démons, le secret de la présence d'une race différente sur le même sol était respecté. La tranquillité de la population des deux camps en serait troublée.
- Bien, fit le roi en amorçant la balade. Rentrons dans le vif du sujet.
Le commandant, une main sur la garde de son épée, semblait davantage un garde du corps qu'un diplomate. Il regardait d'un mauvais oeil le balancement des bras musculeux de la bête et l'amplitude étonnante de son pas.
- Il est connu de tous, poursuivit le roi, que la gestation de l'enfer se raccourcit au fil du temps. Nos ancêtres avaient cent ans pour se préparer au déferlement ignoble. Mes arrières grands parents, si mes souvenirs de jeunesse ne me font pas défaut, ont connu la guerre quatre fois dans leur vie. Mon père a fondé notre armée actuelle...
- Un grand homme, le coupa respectueusement Argan.
- Des hommes formés et dévoués à cette unique cause : la sécurité de notre peuple. Un soldat quittait sa famille chaque décennie jusqu'à ce qu'il n'ait plus la force d'exercer son devoir. Sous mon règne, le fils de ce soldat affrontait la terreur tous les cinq ans.
Ils arrivèrent près d'une fenêtre qui ouvrait un large panorama sur la beauté meurtrie de l'imposante Cité. L'enceinte qui protège l'entrée de la ville avait été reconstruite et fortifiée en priorité, laissant à l'abandon les maisons fissurées ou les autres éventrées. Les démons avaient piétiné la belle ville et le sillage qu'on devinait en était la balafre. Aussi, seules deux des quatre tours s'étaient relevées.
- Nous voici dans une période charnière, continua le roi. Attendons-nous à craindre chaque année cette désolation.
- En une année, dit Argan en contemplant au dehors, vous n'avez pu reconstruire votre forteresse...
- Non, dit le haut commandant, et nous n'avons pu former que très peu de nouveaux soldats.
- Nous sommes dans l'urgence, reprit le roi, car vous le savez, cela va bientôt recommencer.
- Qu'attendez-vous de moi ? dit Argan.
- Nous devons trouver une solution pour notre survie. Venez, réfléchissons.
Ils firent le tour complet du jardin ; le roi, ponctuellement distrait par les senteurs de ses fleurs préférées ; le haut commandant la mine grave et renfrognée ; Argan le pas lourd, le regard méfiant.
- Permettez-moi, dit le roi, de livrer le fruit de ma réflexion. Il me semble que quelque chose dans la Cité attire les démons. Aussi, j'implore votre secours Argan. Joignez-vous à nos soldats pour repousser ces monstres. Si nous nous battons ensemble sur le même front, dans cette forteresse qui n'a pas flanché, nous pourrions retrouver une certaine tranquillité.
- Vous voulez revenir sur le traité de non divulgation et faire se rencontrer nos peuples ? Vous savez que ni le vôtre ni le mien n'est prêt à ce bouleversement.
- C'est un risque à prendre. Nos fronts militaires ont souvent rencontré le succès ; je ne crois pas que nous nous en sortirons si l'on ne combat pas côte à côte.
- Vous avez raison, dit Argan, nous savons nous coordonner pour la bonne cause mais je vois dans les yeux de vos soldats que si nous sommes un cran au-dessus des démons c'est seulement parce que nous avons appris à parler votre langue. Peu importe, ce n'est pas pour cela que je dois refuser cette proposition.
Argan se tourna brièvement vers le haut commandant qui ne put rendre discret son agacement.
- Pour quelle raison ? s'enquit le roi.
- Vous avez vu les démons marcher vers votre Cité, mais leur nombre et leur acharnement vous ont trompé. Nous avons été à la rencontre d'un nombre tout aussi impressionnant de démons se dirigeant vers la pointe nord. Je ne connais pas leur but, je doute même qu'il y en ait un. Comprenez que je ne peux faire venir mes guerriers dans votre Cité et laisser nos familles démunies.
- C'est réciproque, dit le haut commandant. Nous ne ferons certainement pas un long voyage pour sauvegarder les pierres des montagnes du nord.
- Alors que proposez-vous, commandant ? dit le roi.
- Vous voulez un seul front ? Condamnons ce puits. Exterminons-les un par un s'ils arrivent à en sortir.
Argan secoua la tête.
- Rien ne les arrêtera. Soyez certains que les démons ont été aussi surpris que nous à propos de l'éventration prématurée. La prochaine fois sera bien pire, ils attendent déjà, plus nombreux et excités. Je crois que se départir de votre forteresse et de nos montagnes est une mauvaise idée.
Silence.
- Je suis désolé de dire ça, continua Argan, mais il n'existe aucune solution. Seuls les plus forts survivront, comme toujours. Je vous souhaite bonne chance.
Argan tourna les talons, marcha vers les double portes.
- Argan ! lança le roi. Vous nous condamnez ainsi que les vôtres !
Le haut commandant sortit son épée de quelques centimètres hors de son fourreau comme il était loin d'être satisfait par l'issue de cet entretien. Du côté des portes, les deux soldats avaient observé le geste de leur supérieur et avaient décidé de s'interposer face à Argan. Ce dernier alourdit le pas avec la certitude que les soldats allaient se dégonfler une fois qu'il les dominerait de sa taille.
Le roi sentit la situation déraper. Se força à prendre une décision très rapide. Une décision qu'il n'a su prendre depuis des années.
Il hésita.
Alors que Argan brandissait un bras menaçant vers les soldats et que le commandant s'était mis à courir dans leur direction l'épée dégainée, le roi sortit son pendentif en hâte. Il en tendit la chaîne vers le grand Norso, pinça le globe doré entre deux doigts.
- Une solution existe !
Le Norso se retourna, les armes se baissèrent.
- Qu'est-ce ? s'intéressa Argan.
- C'est une clé. Elle est censée, si l'on en croit mes aïeuls, activer le premier des cinq piliers.
- C'est une hérésie ! cracha le haut commandant. Je m'y oppose formellement !
- Pensez-vous que ces piliers nous sauveraient ? demanda le chef des Norsos.
- Je me le demande depuis que je suis roi.
- Pourquoi ne pas l'avoir utilisée avant ?
Le roi considéra la clef un instant.
- Parce que... je ne sais pas si c'est ce qui a sauvé nos ancêtres ou ce qui a causé leur perte.