Chapitre 4 Sa Rosebud

Ce nom, qui me donnait des frissons dans le ventre, ne faisait qu'attiser ce qui brûlait en moi depuis des années.

Je ne voulais plus être appelée par ce nom.

« Je ne pensais pas que ma Rosebud pourrait rester fâchée contre moi aussi longtemps », a-t-il dit en me regardant, alors que je restais silencieuse.

Ma Rosebud?

Peu importe ce que tu vois sur mon visage, Achille Valencian, mais tu n'y trouveras pas la sœur de quinze ans de ton meilleur ami. Parce qu'elle était morte cette nuit-là à cause de toi. Et l'ironie, c'est que ce n'était même pas ta faute.

« Ne m'appelle pas ainsi! » Ma voix ressemblait à un claquement de doigts.

Quand il a levé un sourcil, j'ai essayé de calmer mes nerfs. Je ne pouvais pas montrer ma colère. Et même si ça semblait juste, il n'était pas en faute.

Il ne le savait même pas.

« Je - J'ai un nom. Et je préfère qu'on m'appelle par ce nom. Je n'aime pas qu'on m'appelle par des surnoms », précisais-je.

Ses lèvres se sont retroussées. « Je connais ton nom. Mais tu seras toujours Rosebud pour moi. » Il s'est penché, son souffle chaud éventant le lobe de mon oreille. « Même si ma Rosebud s'est transformée en une magnifique rose. »

Mon cœur a vacillé.

Les murmures du passé ont fait écho dans mon esprit.

« Vraiment? » Je m'étais illuminée comme un arbre de Noël. « Ça veut dire que tu vas m'épouser? »

Il s'est mordu la lèvre, illuminant des yeux. « Je suis désolé, Rosebud! Mais je ne peux pas. »

« Pourquoi pas? » Je boudais.

« Parce que ce n'est pas encore le moment. Tu es encore tellement jeune. »

« Alors, quand sera le bon moment? » Je le regardais avec tant d'espoir.

« Quand tu passeras d'un bourgeon à une rose épanouie. »

Après une respiration tremblante, une douleur oppressante a traversé ma poitrine. Mes yeux brûlaient de souvenirs interdits. Il... s'en rappelait?

Mais des flashs de cette nuit ont traversé mon esprit. Ma gorge s'est serrée, me faisant serrer les poings.

J'ai dégluti, j'avais l'impression que de l'acide brûlait en moi. Je manquais d'air!

Me dégageant de ses bras, je l'ai repoussé. Au départ, il était surpris par ma réaction, puis après est devenu inquiet. Ne désirant pas rester plus longtemps, je me suis retournée pour partir. Aussi vite que je pouvais sans créer de scène.

« Rosebud! » Il m'a appelée, sa voix était plus proche. Dans ma vision périphérique, j'ai vu Tobias se diriger vers lui, peut-être pour le retenir de me suivre.

« Em? Où vas-tu? »

Ignorant la question de Warner, je courais et ne me suis arrêtée qu'en face du grand balcon où régnait la sérénité.

Saisissant la rambarde, je respirais l'air froid de la nuit. Dans le ciel, pendait la lune à demi courbée, entourée d'innombrables étoiles scintillantes. Elles me faisaient un clin d'oeil, comme si elles se moquaient de mes sentiments pathétiques.

Une petite larme s'est échappée de mes yeux tandis que la brise fraîche touchait mon visage. Puis j'en ai laissé couler d'autres. Des larmes que j'avais réussi à retenir pendant des années.

Mes mains se sont serrées contre ma poitrine tandis que je ressentais la même douleur que cette nuit-là. Comme si quelqu'un avait ouvert les vieilles blessures.

Me mordant fortement les lèvres, j'ai tenté d'arrêter ces larmes. Sept ans. Sept fichues années! Et j'étais là, à pleurer encore sur le chagrin d'amour que j'avais eu en punition de ma bêtise. Sept ans, et j'en souffrais encore juste en me rappelant de cette perte.

J'avais toujours peur de le rencontrer. J'étais toujours aussi lâche. C'est pourquoi j'ai accepté Warner. J'avais besoin de son soutien. Je devais, d'une manière ou d'une autre, l'affronter au cours de ces deux semaines. J'avais essayé de lui échapper après cette nuit-là. Je l'avais évité comme s'il était une peste. Même si je n'ai pas pu l'éviter à certaines occasions avant de rejoindre le lycée dans une autre ville, je ne le regardais pas. Je ne regardais ni son visage ni dans ses yeux, car je savais, je savais que si je faisais l'erreur de lever les yeux, il le verrait. Il comprendrait tout.

Et il verrait à quel point j'étais pathétique de croire à ses paroles adressées à une enfant naïve de neuf ans, pour ne pas briser son cœur fragile.

J'ai pensé que je l'oublierais si je partais. Alors je suis allée vivre dans une autre ville. Je pensais que si je sortais avec d'autres hommes, je l'oublierais. Alors je sortais avec plusieurs hommes. Croyant que si je continuais ainsi, je parviendrais à l'oublier.

Hélas, non. Un seul regard, et quelques mots m'ont ramenée là où j'étais il y a des années. Toutes mes tentatives semblaient vaines.

« Pourquoi? » J'ai chuchoté, ma voix tremblante.

Pourquoi ne pourrais-je pas passer à autre chose? Après toutes ces années, pourquoi aurais-je encore mal?

Je t'emmerde, Achille Valencian! Va te faire foutre pour avoir gâché ma vie!

J'ai vite essuyé mon visage ayant senti une présence derrière moi. Un verre de jus d'orange était tendu devant moi.

« Laisse-moi juste un moment, Warner. Je serai à l'intérieur dans un instant. »

« Désolé de te décevoir, mais je ne suis pas ton petit ami. Il savourait son jus avec ton frère à l'intérieur. »

J'ai tourné la tête vers lui. Il m'a suivi jusqu'ici?

Ses yeux gris orageux étaient sombres de... colère, sa mâchoire ombragée était serrée. Son costume anthracite brillait au clair de lune tandis qu'il dominait sur moi. Même après toutes ces années, je ne pouvais atteindre ses larges épaules avec mes 1m63.

Et la façon dont il prononçait le mot « petit-ami » avec malice ne m'était pas passée inaperçue. Je n'aimais pas du tout cet air.

« Pourquoi es-tu ici? » J'ai pris un peu de recul. Car sa proximité m'étouffait.

Il a aussitôt comblé la distance créée, en me tendant le verre. « Je suis venu voir si tu allais bien. »

Tu n'es pas venue me voir pendant toutes ces années.

« Tu n'as pas besoin de t'inquiéter de mon bien-être. » J'ai passé ma main libre sur mon bras alors que l'air glacial embrassait ma peau nue.

Un muscle de sa mâchoire s'est contracté. Retirant sa veste, il l'a placée sur mes épaules. J'ai essayé de m'éloigner de sa présence écrasante, mais il m'a maintenue en place et l'a fixée autour de moi. Son odeur enivrante a rempli mes sens.

« Je me soucierai toujours de ton bien-être, Emerald. Je ne peux cesser de le faire même si je le veux. Et je ne le ferai pas. »

« Pourquoi? » J'ai levé les yeux pour regarder ses yeux gris et intenses. Ses bras étaient encore autour de moi.

Pourquoi ne pouvais-je pas m'éloigner?

« Parce que je tiens à toi. »

Comme une petite soeur?

Une aigreur est montée dans ma gorge.

« Et pourquoi tu tiens à moi? », ai-je demandé d'un ton amer.

Se penchant vers moi, il a blotti son nez contre mes cheveux, me respirant. Un frisson a parcouru ma colonne vertébrale. Puis il s'est retiré et a scruté mon âme, jetant un bref coup d'œil à mes lèvres entrouvertes.

« Gardons la réponse pour une autre fois. Laissons le temps dérouler l'inévitable de lui-même. » Glissant une mèche derrière mon oreille, il s'est retourné pour partir, me laissant là. Gelée et confuse.

Qu'est-ce qu'il voulait dire par inévitable?

Mais peu importe, je m'en fichais. Regardant le ciel, j'ai pris une profonde inspiration pour me calmer. Une fois que je me suis sentie en contrôle, je suis retournée à l'intérieur.

Je l'ai retrouvé au pied de l'immense escalier, en train de parler à un homme chauve d'âge moyen. Mais ses yeux étaient posés sur moi.

Détournant mon regard, j'ai arrêté un serveur qui passait à côté.

« Oui, Madame? Que voulez-vous boire? » Il a fait un geste vers la variété de boissons sur son plateau.

« Rien, mais j'ai besoin que vous me rendiez un service. » Retirant la veste, je la lui ai tendue. « Voudriez-vous, s'il vous plaît, la remettre à M. Valencian? Il l'a oubliée avec moi. »

Le serveur a suivi mon regard et en voyant la crispation des mâchoires, son visage est devenu terne. Il tâtonnait debout avec le plateau et la veste dans ses deux mains. Et avant qu'il puisse objecter, je l'ai remercié puis je suis partie.

Plus je serais loin de lui et de tout ce qui le concernait, plus je serais heureuse.

« Em? Où étais-tu? Tout va bien? J'étais sur le point de te rejoindre, mais Tobias m'a dit de te laisser un peu de temps seule. Il s'est passé quelque chose? » Warner a tiqué dès qu'il m'a vue, debout à côté de lui, mon frère m'a regardée avec inquiétude.

Je lui ai adressé un sourire crispé. « Il ne s'est rien passé, tout va bien. Ne t'inquiète pas! J'avais juste besoin d'air frais. »

Il n'avait pas l'air convaincu, mais a hoché quand même la tête. Voilà ce que j'aimais chez lui, il ne me forçait jamais à faire ce que je ne voulais pas.

Lorsque j'ai demandé à Tobias les clés de la voiture en prétextant ne pas me sentir bien, il m'a demandé de rester jusqu'à l'annonce et la découpe du gâteau. J'ai accepté de rester jusqu'à l'annonce, uniquement pour maman et papa. Je ne voudrais pas qu'ils s'inquiètent. Et pendant tout ce temps, j'ignorais les regards brûlants de Valencian sur moi.

Je devais m'éloigner si je voulais garder ma santé mentale intacte.

***

La sonnerie du réveil de mon téléphone m'a réveillée du sommeil qui m'était venu difficilement la nuit dernière. Les doux rayons de la lumière du matin sont tombés dans la pièce, me faisant plisser les yeux. En lâchant un bâillement, je me suis assise.

Ma tête semblait lourde. Et bientôt, mon cœur a suivi, car les souvenirs de la nuit dernière ont afflué.

Fermant les yeux, je me suis pincé l'arête du nez. C'était juste une question de quelques jours, et ensuite je serai partie.

Un bourdonnement de mon portable a attiré mon attention.

Ça devait être une des filles.

J'ai saisi le téléphone et j'ai vu apparaître un numéro inconnu.

« Bonjour, ma Rosebud! J'espère que tu as passé une bonne nuit. »

« A »

Mon cœur a fait un bond. A? S-signifiait, Ace?

Mes mains étaient enroulées autour du téléphone.

Qu'est-ce qu'il voulait?

Mon comportement d'hier soir n'était-il pas suffisant clair pour qu'il comprenne que je ne voulais rien à faire avec lui? Même s'il ne savait pas la raison, je m'en fichais.

J'ai pensé lui répondre par un « va-t'en », mais j'ai décidé de ne pas le faire. Effacant le message, j'ai jeté le téléphone sur le lit pour aller aux toilettes.

« Donc? Qu'est-ce que tu comptes faire maintenant? » Casie haussait les sourcils, tandis que Beth grignotait les pépites de chocolat qu'elle avait apportées avec elle.

Elles sont venues traîner chez moi et nous avons pris le petit déjeuner ensemble. À présent, on regardait la télé dans le hall, se vautrant sur les canapés en cuir. Maman et papa sont allés faire du shopping juste après le petit déjeuner pour les fiançailles de Tess. Et Warner les a suivis joyeusement. Heureusement que je pouvais tout raconter aux filles sans craindre d'être entendue.

« Je ne sais pas. Et peu importe, tu sais? Il se montre juste poli envers moi en tant qu'ami de la famille, c'est tout », ai-je répondu.

« Et comment tu le sais? », a demandé Beth, la bouche pleine de chips.

J'ai alors haussé les épaules. « Sinon, pourquoi était-il si gentil tout d'un coup alors? Avant que je déménage à New York, il n'était jamais présent. Et même s'il l'était, il ne m'a jamais dit un mot, ce dont je lui étais reconnaissante. Mais maintenant, après toutes ces années, il est subitement devenu si gentil avec moi. Il m'appelle même Rosebud comme si de rien n'était. »

Toutes deux écoutaient mon babillage avec la plus grande attention.

« Hmm, c'est déroutant », a fredonné Casie. « Peut-être que tu as raison. Mais tu as dit qu'il se souvenait de ce qu'il avait dit le jour de ton neuvième anniversaire? »

J'ai acquiescé de la tête. « Il a dit les mêmes paroles. Mais je ne sais pas si c'était juste une coïncidence. Peut-être qu'il ne savait même pas ce qu'il disait? »

Le savait-il vraiment?

« Il a même dit qu'il tenait à toi et son comportement était étrange », a déclaré Beth, illuminant ses yeux de réalisation. « Peut-être qu'après t'avoir vue la nuit dernière, il a succombé à ton charme? Tu sais, le coup de foudre? »

J'ai roulé les yeux.

« Arrête, Beth! Achille Valencian n'est pas le genre d'homme à tomber amoureux de quelqu'un en un seul regard. De toutes ces années, l'as-tu jamais vu avec une seule fille? » Casie s'est moquée. « Certains pensent même qu'il pourrait être un homosexuel. »

Pas même une seule fille? J'ai pensé que s'il n'était pas avec Tess, alors il devait y avoir une autre fille dans sa vie.

Quelque chose a brûlé dans ma poitrine à cette pensée. J'ai ignoré ce sentiment. Car ce n'était pas possible. Il devrait avoir quelqu'un dans sa vie.

« Ce n'est pas le cas et je peux te le garantir », a rétorqué Beth. « As-tu oublié le nombre de filles qu'il fréquentait à l'école? »

Casie lui a fait un doigt d'honneur et s'est affalée sur le canapé. « Nous ne savons pas tout. Peut-être qu'il a changé de préférence après être parti pour l'Angleterre pendant deux ans, juste après qu'Em ait déménagé à New York? »

J'ai appris qu'il était allé en Angleterre pour poursuivre des études. Et durant ces deux ans, il ne rentrait pas chez lui, même pas une fois.

« Peu importe. Et tu prétends être passée à autre chose, n'est-ce pas? Tu aimes Warner. Alors pourquoi t'intéresses-tu à ce que fait ou ne fait pas Achille Valencian? », a demandé Beth.

Je n'avais plus de réponses. « Euh, bien sûr que je suis passée à autre chose! Et j'aime vraiment beaucoup Warner! » J'ai levé le menton en signe de confiance. « Et je me fiche de ce qu'il fait ou pas. Je ne faisais que partager ce qui s'était passé hier soir. »

Les deux m'ont jeté un coup d'œil, pas du tout convaincues. J'ai détourné mes yeux vers la télévision.

La sonnette de la porte a mis fin à cette situation embarrassante. J'ai littéralement soupiré de soulagement lorsque leurs regards se sont tournés vers la porte.

Casie est allée ouvrir, et une minute plus tard, elle est entrée.

« Eh bien, je pense que c'est une affaire considérable maintenant pour que tu t'en préoccupes », a-t-elle commenté, un bouquet de roses blanches à la main.

« C'est pour qui? » Beth s'est levée.

Les yeux de Casie se sont fixés sur moi. « Devine qui c'est? »

En me levant, j'ai attrapé le bouquet et sorti le mot. Il y était écrit...

« Une belle journée devrait commencer avec ces belles fleurs. J'espère qu'elles te plaisent. »

« A »

Mon cœur s'est emballé.

« Qui les aurait envoyées? Et qui est "A"? », a demandé Beth, en fronçant les sourcils.

Casie a roulé les yeux. « Si tu ne comprends pas la lettre, alors tu devrais reconnaître ces douzaines de boutons de rose entre ces fleurs. »

Beth a écarquillé les yeux en réalisant qu'elle avait compris. « Donc il t'a envoyé des fleurs. » Sa voix était taquine. « Je ne savais pas que l'on envoyait des messages de bonjour et des fleurs aux amis de la famille sans raison. Mais pourquoi des roses blanches? »

J'ai regardé Casie disant : « Les roses blanches symbolisent la paix. » Sa bouche s'est transformée en un sourire en coin. « Et un nouveau départ. Alors tu ferais mieux de commencer à te soucier de toi, Emerald Hutton. Parce que je pense qu'Achille Valencian voudrait un nouveau départ avec toi. Et pour autant qu'on le sache, il obtient toujours ce qu'il veut. »

Et mon coeur s'est arrêté de battre.