Cruz, Sawyer, Jaxon et moi sommes passés par les cours de l'institut Westwood, comme n'importe quel bodyguard de l'agence. Notre père n'a jamais voulu que mes frères et moi bénéficiions d'un traitement de faveur. Nous avons travaillé, sué, appris - souvent à la dure - comme n'importe qui d'autre. Et je garde un incroyable souvenir de ces douze mois exceptionnels.
C'est en partie pour ça que j'aime superviser la vie à l'institut. Cet endroit, c'est un peu ma seconde maison... et savoir que je vais la quitter pour de longues semaines me casse le moral.
L'exigence d'une vigilance constante, les nuits durant lesquelles je ne dormirai que d'un œil, la cohabitation avec quelqu'un qui m'est totalement inconnu... Tout ça ne m'avait vraiment pas manqué, pas plus que les risques que l'exercice de mon métier implique. J'adore être bodyguard, mais au fil des années, j'ai pris conscience de ce que cela signifie de mettre ma vie en jeu à chaque nouvelle mission.
Clairement, ce n'est pas le genre de choses dont on s'inquiète quand on a vingt ans et qu'on se croit immortel... mais, un jour, j'ai véritablement fait face aux « risques du métier », j'ai mis plusieurs mois a me remettre de la blessure que ça m'a valu, et j'ai alors réalisé que j'étais loin d'être invincible et qu'il était temps de lever un peu le pied.
Je grimpe à l'étage et pénètre dans l'une des salles d'entraînement, dans laquelle se trouve déjà
Sawyer, en train de s'épuiser sur un tapis de course. De nous trois, il est certainement le plus calme, mais aussi le plus obstiné. Il verrouille constamment ses émotions, les gardant pour lui. Cependant, le lien que nous partageons me permet - tout comme à Cruz - de détecter ses changements d'humeur.
Et là, je sens que quelque chose le dérange.
Sans rien dire, je grimpe sur le tapis de course à côté du sien et je lance la machine à vitesse moyenne. Pendant les premières minutes, nous nous contentons d'enchainer les foulées en regardant droit devant nous, mais très vite, sans nous consulter, nous accélérons de plus en plus le rythme, si bien que le bruit de nos pieds qui martelent l'équipement résonne dans toute la salle.
Je remarque alors, sans surprise, que nous sommes tous les deux en train de sourire. Chez les
Westwood, un peu de compétition saine est toujours la bienvenue.
C'est seulement lorsque nous sommes l'un comme l'autre haletants et luisants de sueur que nous mettons fin à notre course effrénée.
- T'as pas perdu la main, me lance Sawyer en attrapant la bouteille d'eau posée à côté de son tapis de course.
- Parce que je fais moins de missions, tu penses que mon endurance s'est dégradée ?
Je me désaltère à mon tour avant d'ajouter :
- Je m'entraîne tous les jours pour me maintenir en forme. Et je peux te botter les fesses au un contre un pour te le prouver si tu veux.
Sawyer ricane en attrapant son sweat et son sac de sport.
- Ce sera pour une autre fois, j'ai un cours qui commence dans trente minutes, dit-il en se
dirigeant vers le vestiaire.
- Sawyer, attends !
Mon frère pivote, et je me poste face à lui. Aussi grand l'un que l'autre, nous nous dévisageons sans ciller et je repère dans les yeux de Sawyer le moment exact où il comprend que je m'apprête à évoquer un sujet déplaisant.
- Lennon...
- Papa m'a dit qu'il n'avait même pas pris la peine de te demander si la mission qu'il m'a confiée t'intéressait, alors je veux juste m'assurer que tu vas bien.
- Je ne fais plus aucune mission et je n'en ferai plus jamais. Papa le sait.
- Ça fait trois ans, Sawyer. Tu ne penses pas qu'il faut que tu passes à autre chose ?
Les traits de son visage s'assombrissent immédiatement.
- Passer à autre chose ? Vraiment, Lennon ?
- Ça aurait pu arriver à n'importe lequel d'entre nous !
- Sauf que ça m'est arrivé, à moi. Pas à papa ni à Cruz ou à toi, ni même à Jax. Ça m'est tombé dessus et je dois vivre avec.
- Mais bordel, tu es un être humain, Sawyer, tu n'es pas infaillible.
- J'aurais dû l'être ! éructe-t-il. C'est pour ça qu'on m'a formé.
Je me pince l'arête du nez en soupirant. La culpabilité que mon frère porte sur ses épaules le
ronge, et il ne semble pas décidé à s'en libérer.
- Si on parlait plutôt de la raison pour laquelle tu t'investis tant dans le fonctionnement de
l'institut ? attaque-t-il. Fut un temps où tu adorais partir en mission, Lennon.
- Il y a un an, je me suis fait tirer dessus en plein dans la poitrine et j'ai failli y rester, tu l'as
oublié ?
Mon frère a la décence de détourner le regard, alors que j'enfonce le clou :
- N'essaye pas de comparer nos situations, Sawyer, parce qu'elles sont totalement différentes.
- En quoi ?
- J'ai choisi d'arrêter les missions pour me concentrer sur autre chose, et aujourd'hui, je suis parfaitement à l'aise avec le job que j'effectue ici. Tandis que toi, tu aimerais retourner sur le terrain, mais tu es terrifié à cette idée.
La colère enfle dans les yeux de mon frère. Bras croisés, il me défie et je fais de même.
- J'aime donner des cours aux nouvelles recrues, reprend-il plus doucement.
- Mais tu aimes encore plus protéger les autres. Sawyer, tu es un pro dans ton domaine. Tu es capable de faire face aux situations les plus dangereuses. On a besoin de gars comme toi à l'agence, on en compte déjà si peu...
- Je ne peux pas... répond-il, la mâchoire contractée.
Je soupire.
- Tu n'as toujours pas répondu à ma question, je lui rappelle. Est-ce que tu vas bien ?
- Le fait que je refuse de reprendre les missions ne veut pas dire que je vais mal. Arrête de t'inquiéter pour moi, Lennon.
Je ricane et secoue la tête avant de répliquer :
- Tu sais parfaitement que c'est dans notre ADN de nous préoccuper les uns des autres.
- J'aimerais parfois qu'il en soit autrement.
- Sauf que c'est impossible. Tu te souviens, quand on avait onze ans et que Cruz s'est cassé la cheville en tombant de vélo pendant une balade avec maman ? À ce moment-là, toi et moi on était avec papa, à la maison, mais ça ne nous a pas empêchés de ressentir sa douleur. On savait qu'il s'était blessé. On sait toujours quand l'un de nous l'est...
Sawyer se passe une main sur le visage avant d'admettre :
- T'as raison, ce n'est pas la joie depuis un petit moment. Je n'arrive pas à accepter ce qui s'est passé. Je sais que je remonterai la pente, mais ce n'est pas encore pour maintenant. J'ai besoin de temps...
J'ai envie de lui dire que trois ans, c'est déjà beaucoup, mais je l'ai déjà assez emmerdé pour la journée. Il me regarde alors et les traits de son visage s'adoucissent. Il sourit, et je retrouve pendant quelques secondes le Sawyer si doux et tendre que j'ai connu avant le drame.
- Même si je sais que papa, Cruz, Billie et toi n'en ferez qu'à votre tête, cessez de vous inquiéte pour moi, insiste-t-il.
Il tapote ma joue, un sourire condescendant aux lèvres, et ajoute :
- Je suis un grand garçon, Lenny.
Je repousse sa main en soupirant :
- Si tu le dis... Bon, je dois y aller, j'ai encore beaucoup de choses à organiser avant mon départ pour Boston.
- Fais attention à toi, me lance mon frère tandis que je me dirige vers la porte.
- Je rêve ou tu es en train de t'inquiéter pour moi ? je lui renvoie en pivotant vers lui.
Sawyer secoue la tête. Le connaissant par cœur, je sais que mon sourire narquois lui donne envie de me piquer d'une réplique bien sentie. Mais je quitte la salle d'entrainement, lui coupant l'herbe sous le pied.
Tandis que je me dirige vers les vestiaires, j'aperçois Jaxon qui trottine dans ma direction.
- Tout est prêt, m'annonce-t-il une fois arrivé à ma hauteur. Les voitures ont été chargées et vérifiées deux fois. Eleanor et moi avons préparé tout le matériel de sécurité. Où en es-tu de ton côté ?
- Il ne me reste plus qu'à faire le point avec Diego en ce qui concerne les plannings de l'agence, puisque c'est lui qui va me remplacer durant mon absence. On devrait arriver à Boston en début de soirée et se présenter à la cliente dans la foulée.
- Ça me va.
Lorsque nous cognons nos poings l'un contre l'autre, nos chevalières se percutent. Puis je reprends mon chemin.
- N'oublie pas de préparer ton cartable pour ta rentrée, mon cœur, lance alors Jax dans mon dos.
Est-ce que tu voudras que je t'accompagne jusqu'à ton amphithéâtre pour ton premier cours ?
Un doigt d'honneur est la seule réponse qu'il obtient de moi.
Ce connard a de la chance que je l'aime autant...