Pour chaque mission, l'agence établit un contrat différent, sur mesure. Nous veillons à répondre aux besoins de nos clients de la façon la plus individualisée possible. Chez nous, rien n'est irréalisable, tout simplement parce que nous disposons d'une équipe de bodyguards on ne peut plus professionnelle et parée à faire face à toutes les épreuves. Chacun de nous a des prédispositions différentes, que la formation à l'institut nous permet d'identifier afin d'affecter ensuite les recrues aux missions qui leur conviendront le mieux. Il y a ceux qui sont immédiatement à l'aise avec les armes à feu et que nous affectons aux contrats qui impliquent une menace directe : c'est le cas de Sawyer, par exemple. Il y a ceux qui sont réactifs, de redoutables adversaires en close combat, qui se verront confier majoritairement la protection de personnes célèbres, comme Cruz. Il y a aussi les méthodiques, ceux qui analysent et qui ont fait de leur discrétion leur point fort. Jaxon entre sans hésiter dans cette categorie.
Et puis il y a les couteaux suisses, les caméléons. J'aime faire partie de cette catégorie: cela m'a permis d'enchaîner des contrats variés au cours des sept dernières années. J'en ai rencontré, du monde ; parfois beau, mais le plus souvent mauvais. D'ailleurs, c'est peut-être parce que j'ai l'impression d'avoir fait le tour de mon métier que je commence à me lasser des missions de terrain.
Aujourd'hui, veiller au bon fonctionnement de l'institut me convient et me comble. J'aurais préféré y rester pour les prochains mois, mais maintenant que j'ai promis à mon père que je me chargerai de la protection de Dovie Bennett, je ne reviendrai en aucun cas sur ma parole.
Tandis que je bombarde de textos les équipes à l'agence pour tout organiser, Eleanor et Jaxon viennent à ma rencontre.
- On a reçu ton message, commence Jax. Tu reprends les missions ?
- Juste celle-ci. Vous serez mes back-ups, alors j'ai besoin que vous prépariez tout l'équipement
de surveillance.
- On part quand ? demande Eleanor.
- Nous devons nous présenter au domicile de la cliente dans deux jours, je déclare. Jaxon, j'aimerais que tu ailles au parc automobile pour me réserver une berline. Assure-toi qu'elle soit équipée de tout le matos nécessaire.
- C'est comme si c'était fait, répond-il.
- Prends-en une aussi pour Eleanor et toi. Celle que tu voudras.
Jaxon s'éloigne, heureux comme un gosse, et je pivote vers mon autre coéquipière pour lui indiquer :
- Vous ne resterez qu'une journée, pour installer les dispositifs de sécurité. Ensuite, vous viendrez faire un check-up toutes les semaines pour analyser les enregistrements et ajuster si besoin.
Je te laisse récupérer des caméras et les préparer. Prends aussi tes armes, tu ne devrais pas avoir à t'en servir, mais on ne sait jamais.
Ayant une multitude de choses à préparer avant mon départ, je ne m'éternise pas et pars déjà à grandes enjambées vers l'ascenseur.
- Lennon, attends.
Je me tourne à nouveau en direction d'Eleanor qui me dévisage, une lueur d'espoir dans le
regard.
- Merci de m'avoir choisie pour intégrer ton équipe, commence-t-elle, c'est...
- Mon père qui l'a décidé, je la coupe.
- Oh...
Un court silence s'installe entre nous. Je le brise en déclarant :
- Écoute, ce n'est vraiment pas le moment, là, Eleanor. J'ai une tonne de choses à faire.
- Je sais, mais j'espérais qu'on pourrait discuter tous les deux de... enfin, tu sais... ça fait
longtemps qu'on n'a pas pris le temps de parler un peu.
Je soupire et hausse les épaules avant de répliquer :
- Moi, je pense qu'on s'est tout dit la dernière fois.
Eleanor déglutit et baisse rapidement la tête. J'ajoute :
- Mon père a décidé de nous mettre dans la même équipe parce que tu es une excellente bodyguard, mais je comprendrais qu'étant donné la situation cette mission te mette mal à l'aise. Je peux très bien demander à quelqu'un d'autre de...
- Non, c'est bon, affirme-t-elle en se reprenant. Je vais gérer.
- Tu en es sûre ?
- Certaine !
- Parfait.
Sans remords, je la laisse là et quitte l'étage.
Ne jamais mélanger travail et vie privée.
C'est un adage que mon père nous a répété, à Cruz, Sawyer, Jaxon et moi, dès que nous avons commencé à travailler avec lui. J'ai toujours pensé qu'il exagérait... jusqu'à Eleanor, et notre rupture dont je dois gérer encore aujourd'hui les conséquences sur le plan professionnel.
J'ai retenu la leçon : désormais, je suis bien décidé à ne plus jamais faire sauter les barrières qui maintiennent les différentes parties de ma vie cloisonnées.
....
Le soir commence à tomber lorsque je quitte l'institut. Sur la route de la maison, je me laisse aller
à observer le paysage, comme souvent.
Cape Cod est comme un cocon entouré par l'océan Atlantique et d'immenses étendues de sable.
Il y règne une douceur de vivre que beaucoup nous envient, particulièrement les habitants de Boston, à une heure de trajet d'ici. Chaque week-end, de nombreux citadins débarquent pour s'offrir une parenthèse hors de leur quotidien.
Moi, j'ai la chance de ne jamais devoir quitter bien longtemps cet endroit incroyable.
J'emprunte une route qui mène sur les hauteurs de la péninsule, là où les maisons ordinaires laissent place à des demeures luxueuses. Le manoir que possède ma famille n'est d'ailleurs rien de moins qu'une piqûre de rappel de la chance que j'ai d'être un Westwood.
Je ralentis en arrivant à hauteur de la vitre d'une cabine. L'agent de sécurité à l'intérieur me salue d'un signe de la tête avant d'actionner l'ouverture de l'imposante grille en fer forgé, m'autorisant le passage. Au pas, ma voiture remonte l'allée de bitume bordée d'arbres parfaitement taillés. La pelouse est coupée au millimètre près, tout ici est arrangé avec goût.
Plus les mètres défilent, plus apparaît, imposant et impressionnant, le manoir Westwood. La demeure dans laquelle j'ai grandi et dans laquelle je vis encore. Dans laquelle nous vivons tous ensemble.
Avec ses nombreuses ailes et son dédale de couloirs, quiconque n'étant pas familier des lieux
pourrait facilement s'y perdre.
Je dépasse une fontaine sculptée puis gare mon véhicule sur le parking prévu à cet effet, à côté de la voiture de ma sœur, déjà stationnée. J'extrais ensuite mon grand corps de l'habitacle, grimpe les quelques marches en pierre qui mènent à la porte d'entrée et salue le majordome qui m'ouvre.
- Bonjour, Michel.
- Comment allez-vous, Lennon?
- On ne peut mieux.
Je lui serre la main tout en pénétrant dans le hall. Au service de notre famille depuis bientôt quinze ans, Michel est l'homme à tout faire du manoir. N'étant ni marié ni père de famille, il vit avec nous, installé dans la dépendance, et je dois dire que sa présence nous est indispensable. Avec notre rythme de vie atypique, nous n'avons pas le temps d'effectuer les tâches quotidiennes nécessaires à l'entretien d'une si grande demeure. Pour cela comme pour la préparation de nos repas, Michel est une vraie perle.
- Ma sœur est ici ? je lui demande.
- À l'extérieur, côté sud, Monsieur.
Je traverse le hall ainsi que la salle à manger au sol de marbre rutilant, puis je franchis les grandes portes vitrées menant à la terrasse qui surplombe la baie. Dehors, le soleil est en train de rejoindre l'horizon, les oiseaux gazouillent avec nonchalance et les vagues s'écrasent paresseusement sur les rochers en contrebas. L'ensemble a quelque chose d'apaisant qui me touche aussitôt.
Assise dans un fauteuil, un livre ouvert sur les genoux et un cahier de notes dans sa main, Billie a les sourcils froncés, concentrée. J'embrasse le dessus de sa tête avant de m'installer face à elle. En me voyant, elle me sourit tendrement.
- J'attendais que l'un de vous rentre pour ne pas avoir à diner seule, me dit-elle. Est-ce que tu
sais si les autres arrivent bientôt ?
- Cruz et Sawyer ne devraient pas tarder, mais pour ce qui est de Jax, je n'en ai aucune idée.
Quant à papa, il rentrera tard, il a beaucoup de travail. Sur quoi tu planches ?
- J'ai un examen dans deux jours qui portera sur les troubles cognitifs, émotionnels et
comportementaux.
- Je parie que tu vas assurer, comme toujours.
- On verra bien... Mon prof est hyper exigeant, il ne laissera rien passer.
- Rappelle-toi que si tu échoues en tant que psychologue, tu pourras toujours te reconvertir dans
l'élevage de loutres.
Ma sœur soupire, mais un petit sourire apparaît au coin de ses lèvres.
- J'avais huit ans quand j'ai émis cette idée, Lennon.
- Et c'est certainement l'une des meilleures que tu aies jamais eues...
Ma réflexion me vaut une tape sur le bras, ce qui me fait rire. Billie reprend :
- De toute façon, je n'ai pas l'intention de louper mes études. Je vais tout déchirer, parole de
Westwood.
À vingt et un ans, ma sœur est une acharnée de travail... comme tout le reste de la famille, à vrai dire. Mais Billie est la seule à avoir persévéré dans des études supérieures. De notre côté, mes frères et moi avons arrêté l'école après le lycée pour devenir bodyguards. Suivre les traces de notre père nous semblait logique, et comme Sawyer, Cruz et moi avons un lien spécial, emprunter tous les trois la même voie professionnelle nous a paru naturel.
Voir Billie réussir nous rend tous très fiers. À mes yeux, ma sœur est la personnification de la détermination... en plus d'être drôle et solaire.
- Et sinon, quoi de neuf ? je lui demande.
- Pas grand-chose.
- Tout roule à l'université ? Comment s'est passée ta journée ?
Billie redresse la tête et fronce les sourcils.
- Comment ça ?
- Parle-moi de ta vie d'étudiante. Tes habitudes, tout ça...
- Pourquoi est-ce que ça t'intéresse ?
- Tout ce que tu fais m'intéresse ! je réplique.
- Je sais, mais ça fait trois ans que je suis à la fac, alors pourquoi tu me demandes ça maintenant ?
Je soupire, croise les bras et avoue :
- J'ai accepté une nouvelle mission dans une université. Je vais devoir protéger une jeune femme vingt-quatre heures sur vingt-quatre en me faisant passer pour un étudiant.
Ma sœur me dévisage un instant, puis ses joues se gonflent comme celles d'un hamster et elle éclate de rire.
- Oh, pardon, fait-elle. C'est juste que t'imaginer suivre des cours, toi qui as fui le système scolaire dès que tu as pu... c'est beaucoup trop drôle.
- Crois-moi, ça ne m'enchante pas plus que ça, je grogne. Mais j'ai promis à papa que je me chargerai de cette mission et je tiendrai parole. Ce serait sympa si ma petite sœur adorée me mettait au parfum et me donnait quelques tuyaux pour survivre là-bas.
- Lenny... Ce n'est pas pour toi que je suis inquiète, c'est pour les autres étudiants ! Tu vas leur coller une de ces trouilles...
Billie rit à nouveau tandis que je fronce les sourcils.
- Qu'est-ce que ça veut dire ?
- Mais tu sais bien, dit ma sœur en faisant un geste dans ma direction. Tu es une montagne de muscles et tu as souvent un air revêche sur le visage.
- Je n'ai rien de revêche, je m'indigne.
- D'accord, alors disons bourru, plutôt.
- Je ne suis pas... Bon, laisse tomber.
- Non, attends ! lance Billie en venant s'installer près de moi. Excuse-moi.
J'attire ma petite sœur contre moi et lui ébouriffe les cheveux, ce qui la fait râler.
- Pour commencer, ne fais jamais ça à une fille, proteste-t-elle en se recoiffant. Ni à n'importe qui
d'autre, d'ailleurs.
Je m'esclaffe face à sa moue boudeuse. Sur un ton plus sérieux, elle ajoute :
- En réalité, je n'ai aucun conseil à te donner, Lenny. Tu es un garçon posé et intelligent : tu réussiras cette mission comme tu as réussi toutes les autres.
Billie pose sa tête contre mon épaule et je la serre un instant contre moi. J'aime cette môme plus que je ne serais capable de l'exprimer. Chez nous, la famille, c'est le pilier, le centre de notre univers.
Les liens entre nous sont d'une solidité à toute épreuve.
Face à l'adversité, ensemble, toujours. Voilà la devise du clan Westwood.
- Ah si, reprend ma sœur, il y a quelque chose que tu dois savoir : à l'université, il y a des fêtes organisées presque tous les soirs. Si ta cliente aime y participer, tu vas devoir te coltiner des étudiants surexcités dans le meilleur des cas, ou bien complètement saouls et défoncés.
- Génial... Je vais prier pour avoir affaire à une casanière, dans ce cas.
Soudain, je me tourne vers Billie en plissant les yeux.
- Rassure-moi, tu ne sors pas tous les soirs ? je l'interroge.
- Évidemment que non, réplique-t-elle. Un jour sur deux, c'est le rythme idéal pour tenir la distance.
Je grogne sans pouvoir m'en empêcher alors qu'elle éclate à nouveau de rire.
- Au fait, finit-elle par me demander, dans quelle université vas-tu effectuer ta mission ? J'espère que tu ne t'éloignes pas trop...
- Je vais poser mes valises à une heure d'ici, au MIT.
Billie hausse les sourcils, impressionnée.
- Waouh... ce n'est pas n'importe quelle fac. On dit qu'elle est tellement grande qu'elle ressemble à une ville et qu'elle abrite un nombre incroyable de petits génies au mètre carré.
À cet instant, Cruz, Sawyer et Jaxon déboulent sur la terrasse, nous interrompant dans notre discussion. Mes frères embrassent notre petite sœur sur la tête; quant à Jax, il s'installe à côté d'elle.
- Alors comme ça, vous partez en mission tous les deux ? lance Sawyer en nous dévisageant,
Jaxon et moi.
- Je pars, je précise. Jaxon et Eleanor ne seront là qu'en back-up.
- Eleanor ? réagit Billie.
- Quoi qu'il se soit passé entre nous, elle fait un excellent travail et c'est tout ce qui m'importe, j'affirme. En ce qui me concerne, le sujet est clos.
- T'es assez grand pour gérer, Lenny, déclare Cruz en haussant les épaules.
- Mais est-ce qu'elle le sera... souffle Jaxon.
- On est adultes, elle et moi, j'insiste. Je suis passé à autre chose et elle finira bien par le faire elle aussi.
Après avoir échangé un coup d'œil, Cruz, Jax, Saywer et Billie récitent d'une même voix :
- Ne jamais mélanger travail et vie privée.
Je lève les yeux au ciel. C'est alors que Michel débarque sur la terrasse, les bras chargés d'un
large plateau rempli d'encas.
- Voici quelques petites mises en bouche, nous dit-il, souriant. Le diner sera servi dans vingt minutes.
- Merci, Michel, répondons-nous à l'unisson.
Nous grignotons tout en discutant des missions qui se profilent. Billie, elle, se replonge dans son bouquin de cours, Jax lui passant un toast de temps à autre. Cela fait dix ans maintenant que lui et moi sommes amis et qu'il est considéré par nous tous comme un membre de la famille à part entière ; cela fait également dix ans qu'il a fait la connaissance de ma petite sœur et qu'il a décidé d'endosser pour elle le rôle du quatrième grand frère. Ces deux-là entretiennent une amitié profonde, bien éloignée des relations habituelles entre Jaxon et la gent féminine. Parce que son nombre grandissant de conquêtes lui donne raison, Jax est persuadé d'avoir un charme irrésistible. Cela vient peut-être de sa confiance en lui qui se remarque à des kilomètres, de ses cheveux châtains ou de sa cicatrice au menton qui se transforme en fossette lorsqu'il sourit : je n'en sais rien, et à vrai dire je m'en cogne. Heureusement, avec Billie, il ne se comporte pas en séducteur - de toute façon, Cruz, Sawyer et moi ne le tolérerions pas.
- Au fait, lance Cruz, vous nous devez cinquante dollars, à Lennon et moi. Deux recrues ont abandonné la formation cet après-midi.
En grommelant, Jaxon et Sawyer tirent quelques billets de leur porte-monnaie. Je m'empare de mon gain en souriant avant de demander :
- C'est Jessie qui leur a foutu la trouille ?
- Disons qu'elle a grandement participé, et qu'Alice a fini de les terroriser avec leur premier cours
de conduite.
À cet instant, Michel réapparaît sur la terrasse pour nous inviter à passer à table. Nous allons nous installer dans la salle à manger et, très vite, de nombreux plats nous sont proposés.
- On va être une nouvelle fois séparés, fait remarquer Billie en se servant quelques pommes de terre. Cruz va s'envoler pour L.A., Lennon part à Boston...
- Jaxon et moi, on reste ici, rappelle Sawyer en se servant un verre de vin.
- Je sais, mais j'aime quand on est tous ensemble, réplique ma sœur. Je déteste que l'un de vous soit loin de moi.
Distraitement, Billie joue avec la chevalière à son index. La petite pierre noire incrustée en son centre accroche les rayons de lumière. Je baisse les yeux sur mon majeur, qu'entoure l'exacte même bague. Nous la portons tous les cinq.
- Tu ne t'y es pas encore habituée, depuis le temps qu'on travaille avec papa ? je lance.
Billie se contente de hausser les épaules, et tous autour de la table, nous comprenons parfaitement son point de vue.
En tant que triplés, Cruz, Sawyer et moi sommes unis par une relation fusionnelle que la naissance de Billie n'a pas ébranlée, au contraire. Nous avons toujours eu à cœur de faire sentir à notre sœur qu'elle est aimée et spéciale; au fil du temps, nous avons créé avec elle aussi un lien unique.
Nous éloigner les uns des autres est l'une des choses que nous détestons le plus et je suis fier de la force qui se dégage de notre fratrie lorsque nous sommes ensemble.
Rien ne pourra jamais séparer la famille Westwood.