Née de l'Ether
img img Née de l'Ether img Chapitre 5 5 Mais ma couleur ne m'y autorisera jamais.
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Chapitre 6 6 Je suis pourtant sûre que nous avons le même cœur et les mêmes rêves. img
Chapitre 7 7 Là où je me rends, je sais que j'y serai à ma place. img
Chapitre 8 8 Qui que vous soyez, vous qui lisez ce mot, je vous aime tel que vous êtes. img
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Chapitre 5 5 Mais ma couleur ne m'y autorisera jamais.

Ce soir il s'est passé quelque chose. Avant d'aller manger, on nous fait toujours nous laver

les mains. Au moment où je l'ai fait, j'ai ressenti une grande douleur dans mon ventre. Une douleur

bien vilaine. Une qui frappe comme un éclair sur un arbre. Je suis vite allée m'asseoir sur la cuvette

de l'une des cabines et j'ai fermé la porte. Ça fait un petit moment que j'y suis et j'ai un peu peur.

On dirait que j'ai une boule de feu au fond de mon ventre, que de la lave est en train de se répandre.

Tous les autres ont déjà rejoint la salle commune sauf moi. Je ne veux pas sortir, j'ai l'impression

d'avoir de la neige dans la gorge. Je frissonne. Sans vraiment y réfléchir, je me risque à toucher la

partie la plus sacrée de mon corps, juste entre mes deux cuisses. Et sur mes doigts, il y a à présent

un liquide bleu foncé qui coule. C'est mon sang ? Je suis blessée ?

Quelqu'un toque à la porte. C'est Sœur An Binh. Elle me demande si je vais bien. Si je ne

suis pas malade. Les mots ne viennent pas. À la place, ce sont des larmes. Je me sens honteuse. Je

lui réponds que je ne veux pas sortir. Que j'ai fait une bêtise. De sa voix douce, la tutrice me dit

qu'elle ne pourra m'aider que si je lui ouvre. Je débloque le loquet. En me voyant, Sœur An Binh

semble émue. Elle comprend tout de suite. La voilà qui se baisse à mon niveau et m'embrasse. Sa

peau au teint d'amande caresse mes joues azurées. Je ne me suis pas blessée. Je n'ai pas fait de

bêtise. Je suis juste devenue une femme.

Nous allons ensemble à l'infirmerie. Sœur An Binh m'aide à me nettoyer. Elle me donne un

petit tissu plat et duveteux. Sur ses conseils, je le place entre mes deux jambes. Ma tutrice

m'explique que cette petite serviette absorbera le sang, mais que je devrai la changer toutes les deux

heures. Elle me rassure en me disant que ce n'est pas grave. Que perdre du sang par-là est la preuve

qu'on peut avoir des bébés. C'est quelque chose que je ne comprends pas. Est-ce que, pour avoir le

droit d'être maman, les femmes doivent donner leur sang à la terre ? Et est-ce que, tant que je ne

serai pas maman, mon sang s'échappera de moi pour toujours ? Peut-être est-ce ainsi que les océans

sont nés. Peut-être qu'à la création du monde, la première femme était bleue. Et peut-être qu'elle

n'avait pas encore d'enfant, que la mer s'est échappée d'elle lorsqu'elle est devenue femme.

Père Borbora nous fait une annonce pendant le souper. Demain nous aurons des invités

venant de l'extérieur. « Des gens importants » nous dit-il. « L'une de ces personnes s'occupe du

pays. Elle est l'Alpha des Alpha ». Il faudra qu'on soit polis et courtois. Les plus petits ne

comprennent pas, mais moi et les autres grands sommes un peu excités. On va voir des gens de la

ville ! Je suis sûre qu'ils sont très beaux. Seul Aurélien n'est pas de cet avis. Il a l'air de bouder.

C'est le seul à ma table qui n'est pas enchanté. Aurélien a 1 an de moins que moi et pourtant, il a

l'air plus vieux. Je lui demande ce qui l'embête. Il me regarde un instant, les yeux remplis de

tristesse. « Les Alpha ne sont pas des gens bons » me répond-il enfin. « Ils sourient seulement

quand ils veulent s'approprier quelque chose. Ils sont magnifiques à l'extérieur et toxiques à

l'intérieur. Avant qu'il ne soit tué, mon père me disait souvent que ce sont eux qui payent pour boire

notre sang ».

Une main noire s'abat sur le crâne nu d'Aurélien. « Ne juge pas, de peur d'être jugé à ton

tour mon fils ! » le sermonne Père Borbora. « Si tu appelles à toi tous les démons de la terre, alors tu

risques d'en devenir un. Le sage ne cède pas à la haine, il l'apprivoise et la dompte. Ne l'oublie

pas ». Mon camarade retient ses larmes en se frottant la tête, puis s'excuse auprès de notre tuteur.

Le repas nous est servi aussitôt. Je peine à manger. Les mots d'Aurélien ont fait rétrécir mon petit

estomac et tordu mon intestin.

C'est l'heure de dormir. Nous sommes au lit depuis longtemps. J'ai changé de serviette.

Comme je suis « indisposée », on m'a autorisée à ne pas aider à la vaisselle ce soir. Kumiko est

blottie contre moi. Je la serre fort. Aussi fort qu'une maman. Les mots d'Aurélien résonnent dans

ma tête. Je ne me sens plus aussi enthousiaste que tout à l'heure à l'idée de voir des Alpha. J'ai plus

l'impression d'être une petite vache dans un élevage. Une petite vache au milieu de ces semblables

que les Alpha viennent voir pour se donner une idée, pour sourire et saliver en regardant de près ce

qu'ils consommeront de bon après l'abattage. Kumiko est mon petit veau. Je ne veux pas qu'elle

sache. Je ne veux pas qu'elle soit mangée. Je veux qu'elle reste endormie, qu'elle gambade dans ses

rêves pour toujours. Alors je la serre contre moi.

Dehors c'est la pleine lune. Sœur An Binh m'a raconté un jour qu'une magnifique princesse

y vit, la Princesse Hằng Nga. Pour fuir ses ennemis, cette très belle dame est devenue immortelle.

Mais les immortels ne peuvent pas rester sur la Terre, ils sont forcés de s'envoler. Alors la princesse

a décidé de se poser sur la lune afin de veiller sur ceux qu'elle aimait. Et depuis ce jour lointain, la

très belle Hằng Nga offre chance et paix à tous ceux qui en ont besoin. Un jour, ma petite Kumiko,

je ferai comme la princesse. Je deviendrai immortelle et m'envolerai vers le ciel. Arrivée là-haut, je

veillerai sur toi et les autres pour toujours. Je vous regarderai rire et grandir loin de la violence.

Je te le promets ma petite sœur chérie.

                         

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