Kiya. C'est le nom que m'a donné ma mère. Ça fait des mois que je ne l'ai pas vue. J'espère
qu'elle va bien. Que notre affaire est prospère. Le père Borbora dit qu'au-delà de ces murs, le
danger guette toujours les familles des enfants bleus. Une enfant bleue, c'est ce que je suis. Chaque
partie de mon corps vaut beaucoup d'argent à ce qu'on dit. Il paraît que mes entrailles peuvent
guérir du cancer. Mes ovules assurent à 100 % d'avoir un bébé sans défaut, chose très prisée dans
une époque comme celle-ci où beaucoup d'enfants naissent avec des problèmes. Quant aux garçons,
ils auraient dans leur pantalon un membre infaillible que beaucoup d'hommes désireraient
s'approprier. Certains disent que les Alpha - c'est-à-dire la caste des riches - sont friands de ma
peau. J'ai appris qu'une fois mise en poudre, elle garantit aux femmes de vieillir plus lentement.
Chaque morceau de ma petite carcasse vaudrait donc entre 525 et 65000 euros. Un cheveu, un os,
une goutte de mon sang se vendent cher. Je suis un produit d'excellence.
Les murs sont faits pour nous protéger. Dehors on nous traque. On nous pourchasse. On
nous découpe. Les Frustrés - cette caste regroupant ceux qu'on appelait autrefois classe moyenne
et pauvres - espèrent changer leur vie en s'appropriant ne serait-ce qu'un petit bout de notre chair.
Ils n'utiliseront jamais d'arme à feu sur nous. Ils sont soigneux, un membre endommagé perd de sa
valeur sur le marché. Il ne doit être souillé en aucun cas. Alors ils utilisent plutôt des couteaux, des
haches, des ciseaux, et parfois même des économes pour récolter notre peau. Je le sais, je les ai vus
faire.
Aujourd'hui à la cantine, Sœur An Binh nous sert un yaourt et une orange papillon. En
voyant ce petit fruit tout doux, j'éclate en sanglots. Entre mes larmes, je remarque les regards
inquiets de Nils et Kohana, mes camarades métisses à peau de saphir. Ils ne peuvent pas
comprendre ce qui m'arrive...
Le Père Borbora accoure aussitôt et me retire l'orange. Après avoir caressé mon crâne nu en
me disant quelques mots gentils, je l'entends expliquer à Sœur An Binh qu'il ne faut jamais me
donner de fruits à peler. Lorsqu'il lui en détaille les raisons, elle se met à pleurer à son tour. La voilà
qui me sert contre elle. Elle est chaude. Ses yeux mi-clos laissent couler une petite cascade d'eau
saline. Elle ne cesse de s'excuser, mais je ne lui en veux pas. Elle ne pouvait pas savoir.