réponse de Dieu aux cris d'agonie de la vie. Les enfants bleus sont nés pour donner un second
souffle à l'humanité, marcher là où il n'y aura plus assez d'air et semer des forêts là où les arbres se
seront tus. Nous sommes des sauveurs, et en conséquences des martyrs. J'ai du mal à comprendre
tout ça. Il y a une bande dessinée que j'aime bien à la bibliothèque. Une bande dessinée dans
laquelle un petit peuple d'êtres bleus à bonnet blanc tente de survivre face aux attaques incessantes
d'un homme mauvais, un sorcier blanc vêtu de noir qui veut les capturer pour les manger. À chaque
fois qu'ils sortent de leur village, ces petits êtres sont à sa merci. J'ai l'impression que nous sommes
pareils qu'eux. Si nous sortons de notre village barricadé, alors les Frustrés chercheront à nous
capturer pour nous dévorer. J'ai peur. Je ne veux pas que mon corps soit un festin. Mais je ne veux
pas non plus passer ma vie ici. Je veux vivre des aventures hors de ce village, partir à la découverte
de terres inconnues, en compagnie de tout le monde. Même si l'on cherche à me dévorer hors de ces
murs, je veux tout faire pour ne pas mourir d'ennui. L'ennui, c'est le premier couplet de notre
mélancolie.
C'est bientôt l'heure du souper. Il y a quelque chose que j'aime faire quand les cours du Père
sont finis. C'est écouter un film au cinématophone. J'aime bien cette machine, elle me permet de
m'évader. De découvrir le cinéma sans quitter notre camp. Le voir avec mon imagination. Pour
l'utiliser, on place l'un des quatre combinés sur notre oreille. C'est comme écouter la mer dans une
conque. À l'intérieur, je peux entendre le monde. Je m'amuse à imaginer tous ces gens qui se
pressent, qui discutent, qui rient entre eux. Ce moment est déjà un film pour moi.
Il paraît qu'autrefois, le cinéma était accessible à tous. Ce n'est plus le cas maintenant, il est
réservé aux Alpha ou à quelques rares Frustrés qui ont pu mettre assez de côté pour se le permettre.
« C'est un cinéma sans profondeur ni identité » nous dit toujours Père Borbora. Selon lui, le cinéma
est un art que les plus riches ont lentement violé. Il n'a plus aucune valeur et ses acteurs sont
insipides à tel point que seuls les Alpha peuvent s'en délecter. « Tout ce que je peux vous offrir, mes
enfants, c'est l'écoute des grands classiques. La découverte de ce qui fut autrefois le cinéma, avant
que l'industrie du divertissement ne soit venue souiller la créativité et l'imaginaire » me déclare-t-il
cette fois en me voyant m'asseoir. Je crois que le Père est profondément blessé par ce qu'est devenu
l'art. Peut-être parce qu'autrefois, il était lui-même artiste.
Les films que nous écoutons ne sont donc pas actuels. Père Borbora y tient. C'est pour ça,
entre autres, qu'il a souscrit un abonnement avec un petit cinéma spécialisé. Ah oui ! J'oublie de
parler d'un autre élément important qui est relié à cette machine : le casque VR. C'est un très vieux
modèle, il date d'au moins 2017 ! Il permet de voir les sous-titres lorsque nous écoutons un film
dans une langue étrangère, ou encore de décrire les actions lorsqu'il s'agit d'une œuvre de cinéma
muet. Mais j'ai encore un peu de mal à tout suivre, je ne comprends pas toujours tout ce qui est
écrit.
Ce soir, j'écoute La Vita è Bella. J'imagine l'Italie, les bâtiments, les couleurs, la beauté de
Guido. Il a tant d'allégresse que je l'imagine beau. Je pleure un peu lorsque je l'entends mentir à
son fils pour lui cacher les horreurs de la réalité. Kohana me demande si je suis malheureuse. Je lui
réponds que non. Je pleure d'allégresse. Ce sont des larmes de joie. Puis je lui souris. C'est ça le
bon cinéma. C'est celui qui nous transmet des émotions. Celui qui nous transporte. Celui qui nous
rappelle qu'être grand, c'est aussi savoir mentir aux plus jeunes pour les préserver de la réalité.
On va bientôt manger. J'attends dehors, je regarde le soleil s'en aller. J'aurais aimé qu'on
me cache la réalité à moi aussi. Si j'avais pu être l'astre du matin, j'aurais pu fuir le royaume de la
nuit. Si j'avais pu être l'astre du soir, j'aurais pu éviter la dictature du jour. Mais je ne suis ni l'un ni
l'autre. Je suis une esclave de la réalité. Je suis à la merci de mes souvenirs, et aucun Guido ne
pourra jamais m'en préserver. Aucun soleil ne brillera assez pour que j'oublie la réalité de ce jour-là. Aucune nuit ne m'enveloppera assez pour que les images qui me tourmentent s'estompent.
Ce jour-là, où trois Frustrés ont défoncé la porte de notre maison. Où ma mère m'a emportée tandis que
mon père était transformé en viande rouge par deux d'entre eux. Ce jour-là, mon petit frère de 2 ans
est devenu une orange. Ils l'ont pelé pour en prélever le zeste, pressé pour en récolter le jus. Chaque
pétale de sa peau bleue était tombé comme ceux d'une fleur en automne. Chacun de ses cris m'avait
transpercée jusqu'au fond de mes entrailles, ce jour-là et pour toujours.