Née de l'Ether
img img Née de l'Ether img Chapitre 3 3 J'aurais aimé fouler le même sol que vous.
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Chapitre 6 6 Je suis pourtant sûre que nous avons le même cœur et les mêmes rêves. img
Chapitre 7 7 Là où je me rends, je sais que j'y serai à ma place. img
Chapitre 8 8 Qui que vous soyez, vous qui lisez ce mot, je vous aime tel que vous êtes. img
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Chapitre 3 3 J'aurais aimé fouler le même sol que vous.

D'où venons-nous, nous les enfants bleus ? Personne ne le sait. Certains disent que nous

sommes le résultat d'une saillie extra-terrestre sur les femmes. D'autres pensent que les premiers

d'entre nous sont sortis de l'horizon, là où la mer et le ciel s'embrassent. Il y en a même qui diront

que nous sommes nés pour servir l'humanité. Pour les plus érudits, nous sommes « une anomalie

résultant des tentatives de la nature à endiguer la pollution », ou encore « un nouveau maillon de la

chaîne de l'évolution ». Père Borbora, lui, dit que nous sommes des miracles. Que nous sommes la

réponse de Dieu aux cris d'agonie de la vie. Les enfants bleus sont nés pour donner un second

souffle à l'humanité, marcher là où il n'y aura plus assez d'air et semer des forêts là où les arbres se

seront tus. Nous sommes des sauveurs, et en conséquences des martyrs. J'ai du mal à comprendre

tout ça. Il y a une bande dessinée que j'aime bien à la bibliothèque. Une bande dessinée dans

laquelle un petit peuple d'êtres bleus à bonnet blanc tente de survivre face aux attaques incessantes

d'un homme mauvais, un sorcier blanc vêtu de noir qui veut les capturer pour les manger. À chaque

fois qu'ils sortent de leur village, ces petits êtres sont à sa merci. J'ai l'impression que nous sommes

pareils qu'eux. Si nous sortons de notre village barricadé, alors les Frustrés chercheront à nous

capturer pour nous dévorer. J'ai peur. Je ne veux pas que mon corps soit un festin. Mais je ne veux

pas non plus passer ma vie ici. Je veux vivre des aventures hors de ce village, partir à la découverte

de terres inconnues, en compagnie de tout le monde. Même si l'on cherche à me dévorer hors de ces

murs, je veux tout faire pour ne pas mourir d'ennui. L'ennui, c'est le premier couplet de notre

mélancolie.

C'est bientôt l'heure du souper. Il y a quelque chose que j'aime faire quand les cours du Père

sont finis. C'est écouter un film au cinématophone. J'aime bien cette machine, elle me permet de

m'évader. De découvrir le cinéma sans quitter notre camp. Le voir avec mon imagination. Pour

l'utiliser, on place l'un des quatre combinés sur notre oreille. C'est comme écouter la mer dans une

conque. À l'intérieur, je peux entendre le monde. Je m'amuse à imaginer tous ces gens qui se

pressent, qui discutent, qui rient entre eux. Ce moment est déjà un film pour moi.

Il paraît qu'autrefois, le cinéma était accessible à tous. Ce n'est plus le cas maintenant, il est

réservé aux Alpha ou à quelques rares Frustrés qui ont pu mettre assez de côté pour se le permettre.

« C'est un cinéma sans profondeur ni identité » nous dit toujours Père Borbora. Selon lui, le cinéma

est un art que les plus riches ont lentement violé. Il n'a plus aucune valeur et ses acteurs sont

insipides à tel point que seuls les Alpha peuvent s'en délecter. « Tout ce que je peux vous offrir, mes

enfants, c'est l'écoute des grands classiques. La découverte de ce qui fut autrefois le cinéma, avant

que l'industrie du divertissement ne soit venue souiller la créativité et l'imaginaire » me déclare-t-il

cette fois en me voyant m'asseoir. Je crois que le Père est profondément blessé par ce qu'est devenu

l'art. Peut-être parce qu'autrefois, il était lui-même artiste.

Les films que nous écoutons ne sont donc pas actuels. Père Borbora y tient. C'est pour ça,

entre autres, qu'il a souscrit un abonnement avec un petit cinéma spécialisé. Ah oui ! J'oublie de

parler d'un autre élément important qui est relié à cette machine : le casque VR. C'est un très vieux

modèle, il date d'au moins 2017 ! Il permet de voir les sous-titres lorsque nous écoutons un film

dans une langue étrangère, ou encore de décrire les actions lorsqu'il s'agit d'une œuvre de cinéma

muet. Mais j'ai encore un peu de mal à tout suivre, je ne comprends pas toujours tout ce qui est

écrit.

Ce soir, j'écoute La Vita è Bella. J'imagine l'Italie, les bâtiments, les couleurs, la beauté de

Guido. Il a tant d'allégresse que je l'imagine beau. Je pleure un peu lorsque je l'entends mentir à

son fils pour lui cacher les horreurs de la réalité. Kohana me demande si je suis malheureuse. Je lui

réponds que non. Je pleure d'allégresse. Ce sont des larmes de joie. Puis je lui souris. C'est ça le

bon cinéma. C'est celui qui nous transmet des émotions. Celui qui nous transporte. Celui qui nous

rappelle qu'être grand, c'est aussi savoir mentir aux plus jeunes pour les préserver de la réalité.

On va bientôt manger. J'attends dehors, je regarde le soleil s'en aller. J'aurais aimé qu'on

me cache la réalité à moi aussi. Si j'avais pu être l'astre du matin, j'aurais pu fuir le royaume de la

nuit. Si j'avais pu être l'astre du soir, j'aurais pu éviter la dictature du jour. Mais je ne suis ni l'un ni

l'autre. Je suis une esclave de la réalité. Je suis à la merci de mes souvenirs, et aucun Guido ne

pourra jamais m'en préserver. Aucun soleil ne brillera assez pour que j'oublie la réalité de ce jour-là. Aucune nuit ne m'enveloppera assez pour que les images qui me tourmentent s'estompent.

Ce jour-là, où trois Frustrés ont défoncé la porte de notre maison. Où ma mère m'a emportée tandis que

mon père était transformé en viande rouge par deux d'entre eux. Ce jour-là, mon petit frère de 2 ans

est devenu une orange. Ils l'ont pelé pour en prélever le zeste, pressé pour en récolter le jus. Chaque

pétale de sa peau bleue était tombé comme ceux d'une fleur en automne. Chacun de ses cris m'avait

transpercée jusqu'au fond de mes entrailles, ce jour-là et pour toujours.

            
            

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