Père Borbora nous explique qu'à une certaine époque pas si lointaine, il faisait
froid à cette période de l'année. Mais les Hommes ont tellement fait transpirer la Terre que celle-ci
a abdiqué. On a très chaud ! Je pense qu'ils ont eu raison de nous tondre les cheveux. Il paraît que
dans les grandes villes, lorsqu'il fait trop chaud, de grandes tours aspergent en permanence les
bâtiments et les routes. Elles créent aussi une fumée humide qui se répand pour couvrir le ciel et
stopper les rayons du soleil. Selon le moment de la saison, elles sont même capables de créer des
flocons de neige. Et puisque les bâtiments sont noyés sous la verdure - il paraît que cela assure la
durabilité de l'oxygène -, la pluie artificielle vient réhydrater chaque plante et rafraîchit les gens.
Cela permet de mieux supporter la température et éviter les accidents. En contrepartie les habitants
n'ont plus le droit d'avoir une salle de bain chez eux. Pour se laver, ceux qui peuvent se l'offrir vont
aux bains publics. Un concept qui vient d'Asie selon Sœur An Binh.
Comme la vague de chaleur est toujours accompagnée de bourrasques, on nous donne pour
consigne de rester près du mur durant les récréations. Il paraît qu'un humain normal mourrait de
déshydratation en moins de 5 minutes sous cette chaleur. Ce n'est pas notre cas, à nous les enfants
bleus. Notre sang nous protège. Il est à plus basse température que le sang des autres gens. Ce qui
explique pourquoi nous supportons mieux le soleil. Par contre, un coup de vent peut nous rendre
malades... Voilà pourquoi, à une heure comme celle-ci, on profite du mur pour pouvoir jouer à
l'extérieur sans se soucier des bourrasques. Je joue à la poupée avec Kumiko. Elle a 4 ans de moins
que moi, c'est encore une petite fille. Ses yeux sont comme ceux de Sœur An Binh, ils ressemblent
à deux petits sourires. Ses joues sont aussi douces et rondes que des pêches. Je l'apprécie beaucoup,
je la vois comme une petite sœur. D'ailleurs, c'est avec elle que je partage mon matelas dans la
chambre commune. Normalement les enfants dorment à trois par couche mais comme je fais partie
des grands, on reste à deux. Nous occupons le matelas inférieur du lit superposé car Kumiko est
trop petite pour qu'on soit sur celui du haut. Ma compagne me tend la poupée pour que je la peigne.
C'est vrai que je suis douée pour ça. Quand nous avons des cheveux, j'ai pour habitude de peigner
ceux de Kumiko. J'aime beaucoup ça, parce que Kumiko reste sur mes genoux dans ces moments et
ça la fait sourire. Elle a un très beau sourire. Je crois que ça lui rappelle sa maman.
Ma petite sœur tremblote. Ça lui arrive parfois. Elle est frêle et son bras gauche est couvert
d'une tache foncée. Il paraît qu'un Frustré a tenté de l'enlever à sa mère et que dans la foulée, un
bout de peau lui a été arraché. Mais cette cicatrice ne la rend pas laide. On dirait un petit étang.
Père Borbora nous surveille de loin, assis sur un tabouret. Il a l'air captivé par le livre qu'il a
dans la main gauche. De l'autre, il tient un parapluie noir pour se protéger du soleil.
Père Borbora chérit ce bouquin. Il paraît qu'il lui donne des réponses parce que le héros de l'histoire aimait tous
les hommes. Et même quand ceux-ci ne l'aimaient pas, il ne pouvait s'empêcher d'aimer. Si
seulement ce héros pouvait être là... Comme notre tuteur voit que je le regarde, il me sourit. C'est
un peu notre papa à tous. Il peut être sévère parfois, mais nous l'aimons. Il est notre professeur et
notre ami. Sa peau est presque comme la nôtre, juste un peu différente. Elle est noire au niveau de
sa mâchoire, et quelques taches de la même couleur parsèment son crâne bleu. C'est un visage qui
fait rêver. On dirait un paysage avec des oiseaux volant dans un ciel sans nuages. Moi et les autres
enfants, on s'imagine dans ce paysage. On s'imagine loin des murs, libres.