que les adultes sont tristes et plein de soucis. Peut-être que plus on est grand, plus on retient de
choses, et plus on devient triste. Peut-être que le savoir amène de la tristesse.
Aujourd'hui, le Père nous donne un cours sur la bio-diversité. Il y a des mots difficiles,
comme « photosynthèse ». Quand je l'entends, je souris. J'ai l'image de plantes qui participent à
une séance photo. Mais ça ne veut pas dire ça. Il faut que je reste concentrée. En fait, ça veut dire
que les plantes boivent le soleil pour grandir. Il paraît qu'autrefois, beaucoup de feuilles pouvaient
le faire. Avant que le soleil ne devienne trop méchant. Depuis que la plus importante des forêts a été
brûlée, le soleil s'est mis en colère. Il a décidé que tous les végétaux devraient arrêter de grandir et
rester là où ils sont. Les végétaux sont comme nous, les enfants bleus.
Père Borbora nous lit un passage d'un très joli livre. C'est La vie secrète des arbres. Il y a
plusieurs années, les arbres se déplaçaient en sacrifiant un petit bout d'eux-mêmes. Un fruit. Une
branche. Quand le fruit était mangé par un animal, il devenait le passager de son ventre. Il se laissait
transporter jusqu'à ce que l'animal le dépose ailleurs. Bien au chaud dans son caca, le fruit se
transformait en arbre. Mais parfois, ce petit œuf d'arbre voyageait plus loin en prenant la mer.
Quand il avait la possibilité d'y tomber, il se laissait porter par les vagues et atteignait des
continents inconnus. Ce n'est plus possible aujourd'hui. Les fruits sont devenus fragiles. Ils
vieillissent trop vite.
La forêt Amazonienne faisait respirer la Terre. Elle calmait le soleil. Le rendait heureux. Et
puis un jour, elle est tombée malade. Ce n'était pas la grippe. Ce n'était pas un rhume. C'était le
« profit ». Une maladie que je ne connais pas. Son nom me fait très peur, il me blesse quand je
l'entends. Notre tuteur explique que certaines personnes la contractent, et que la Terre en souffre.
Que nous aussi, sans le savoir, nous en souffrons. La forêt Amazonienne, elle, en a souffert petit à
petit. Sa fourrure est devenue grise. Le feu l'a rongée et l'a transformée en miettes. Père Borbora
nous dit que certains hommes en étaient la cause. Ils n'ont pas cherché à la soigner. Fou de rage, le
soleil est devenu tout rouge. Il est devenu agressif, a asséché certaines rivières, a fait fondre des
glaciers, du les étés destructeurs. Toutes les plantes sont devenues tristes, et ont décidé de ne plus
partager leur oxygène comme elles le faisaient avant. Parce que, pour elles, la forêt Amazonienne a
beaucoup donné. On l'appelait « Poumon de la Terre ». Je sais qu'un poumon est important. Je l'ai
appris. On en a deux pour respirer. Sans eux, ce ne serait pas possible. Alors pourquoi les rendre
malades ? L'un de mes camarades demande s'il existe un médicament contre la maladie « profit ».
Père Borbora sourit. Je sais qu'il se sert de ce sourire pour cacher sa tristesse. Il répond que ce
médicament n'a pas encore été trouvé. Pourquoi ? Parce que les Alpha ont autre chose à faire que de
se soigner eux-mêmes. Ils restent malades, et la planète meurt. Cette jolie planète bleue. Maxime, 8
ans, tape des poings sur son petit bureau. Il manifeste son mécontentement. Il faut guérir la planète
bleue. D'après lui, c'est à nous de le faire parce que nous avons la même couleur. Les yeux du Père
brillent. Il s'assied sur sa table et lui demande comment nous pourrions faire. Maxime répond qu'il
faudrait planter d'autres arbres. Aurélien rétorque que les Alpha les couperont, et que le soleil se
fâchera encore plus. Un autre dit qu'il suffit de semer des graines dans des endroits secrets. Tout le
monde donne son idée. Ça fait sourire notre tuteur. Il a l'air heureux. Il pose le regard sur moi. C'est
à mon tour de m'exprimer. Je frémis. J'ai peur de paraître bête. J'ouvre la bouche, mais aucun mot
ne sort. Père Borbora me fait comprendre que je n'ai pas à avoir peur. Alors j'y vais. Je dévoile ce
que je sais.
Nous les enfants bleus, nous possédons quelque chose d'incroyable. Notre sang est magique.
Sœur An Binh me l'a montré une fois. L'un des arbres de la grande cour allait très mal. Il
pourrissait. Il hurlait en silence. Alors elle s'est fait une petite coupure au doigt avec un couteau, et
une petite rivière bleue s'est échappée de la plaie. Elle l'a frottée sur celle de l'arbre. Le lendemain,
l'arbre était guéri. À la place de sa blessure, il y avait une belle branche toute verte et toute jeune,
avec plein de petits bourgeons. Je donne mon idée à mes camarades. Pour moi, il faudrait faire la
même chose avec tous les arbres blessés. Ceux que les Alpha ont coupés et laissés derrière eux,
malades et souffrants. Il faudrait aller voir le Poumon de la Terre et caresser chaque arbre.
Leur donner une goutte de notre vie. S'en servir de baume pour les aider à se rétablir. Car ils ont besoin
de guérir pour permettre à la Terre de respirer à nouveau. Ils en font partie, comme nous. En plus,
nous avons aussi des petits arbres dans nos poumons - je l'ai vu dans un livre. On les appelle « les
bronches ». Si on les soigne quand on tousse, alors il faut aussi soigner ceux de la Terre. Pour
qu'elle ne soit plus malade. Pour que le soleil ne soit plus aussi triste et en colère. Il faut le faire,
parce que la Terre nous porte comme une maman.
Père Borbora applaudit. Ses yeux sont humides. Il me regarde avec beaucoup d'admiration.
Tous les autres m'applaudissent aussi. Je me sens bizarre. Je ressens du froid dans mes côtes et dans
mes joues. J'aimerais me cacher. Notre tuteur dit que c'est une très grande idée. Qu'effectivement,
nous sommes peut-être le médicament dont la Nature a besoin pour renaître. Et qu'en guérissant les
arbres, nous pourrons peut-être montrer aux Alpha qui nous sommes et qui nous pouvons être.
Basile, un copain de mon âge qui a le même nez et la même bouche que notre maître, a tout d'un
coup les yeux qui pétillent. Il demande si cela stoppera la maladie nommée « profit ». Le Père
soupire. D'après lui, elle se calmera peut-être un temps mais ne disparaîtra pas. Car la maladie
« profit » possède une capacité incroyable : elle renaît à chaque fois que l'Homme découvre
quelque chose de nouveau.