Le couvent des sœurs de Sainte Marie de Namur n'était pas vraiment situé en plein centre de Zoétélé, mais à deux kilomètres de là. Il était dans le même site que la paroisse dans laquelle était construite la fameuse église dédiée à la Sainte Marguerite. La paroisse comprenait une école primaire, et un secondaire technique, qui portaient tous le nom de cette petite fille morte durant la construction de cette église, un pensionnat pour jeunes filles, et un dispensaire. C'est dans ces lieux qu'Assimba avait passé toute son enfance. Pas vraiment avec les filles de son âge, encore moins avec ses camarades, mais avec les religieuses. Ce que ses camarades ne comprenaient pas, et qui faisait d'elle une personne bizarre. Toutes avaient presque peur de la côtoyer, croyant que leurs mots seraient reportés aux religieuses.
Assimba ne leur en voulait pas, elles n'avaient rien à se dire et n'avaient pas les mêmes centres d'intérêt. Elles parlaient maquillage et garçons, tandis qu'elle se préoccupait de ses démons.
Son père et elle arrivèrent dans l'après-midi, malheureusement ils trouvèrent que la soeur Faustine s'était absentée pour la capitale. Quelle ironie du sort, pensa son père, surtout qu'ils en revenaient! Selon la soeur chargée de l'accueil, soeur Faustine devait récupérer des jeunes étrangers à l'aéroport et ne serait de retour que très tard ou le lendemain. C'était fâcheux pour le père d'Assimba qui était de service le lendemain matin. Non pas qu'il y ait une grande distance entre Zoétélé et la capitale, mais il pensait pouvoir faire le trajet aller-retour sans problème. Il décida de rentrer après avoir pris rendez-vous pour la semaine suivante.
Assimba regarda son père s'en aller, soulagée en même temps, elle se demanda de quoi ils allaient discuter, d'elle bien évidemment!
Seule, et à présent dans la chambre du parloir qu'elle occupait pendant les vacances, elle ne cessa de repenser à tout ce qui lui était arrivé. Une question revenait toujours: avait-elle vraiment bien fait de venir, ou c'était la volonté de quelqu'un d'autre?
Elle avait hâte de discuter avec celle qui la comprenait le mieux, malgré le sermon qui l'attendait suite à son mensonge, mais Assimba savait qu'elle lui donnerait des réponses adéquates, du moins, au cas contraire, elle parviendrait à calmer la peur qui l'habitait.
Assimba avait bien voulu en savoir plus sur le déplacement de sa mère spirituelle, mais en vain. Toutes les soeurs semblaient ne rien savoir, conclut-elle en allant dans sa chambre.
Le reste de la soirée, elle le passa à dévorer les livres posés sur sa table de chevet. Elle y trouvait toujours un nouveau bouquin, toutes ici connaissaient sa passion pour la lecture, et quand l'une d'elles avait un livre, elle venait le poser dans sa chambre. C'était ce genre de petites attentions qui faisaient en sorte qu'elle se sente ici chez elle, les unes comme les autres, étaient attentionnées et elle n'avait pas l'impression d'être étouffée en même temps.
Très tard dans la nuit, elle fut réveillée par de petits coups frappés à sa porte. apparemment, elle s'était endormie en pleine lecture. La sœur Faustine apparut quelques secondes plus tard, toute souriante.
Elle était grande de taille, un visage qui ne renseignait pas sur son âge tellement elle était toute sèche, sa silhouette d'homme, et ses manières rustres faisaient d'elle une femme plutôt curieuse. Et sa voix grave n'arrangeait rien. Mais pourtant, il y avait cette bienveillance dans son regard, et quand elle souriait, son visage se transformait totalement en une boule d'amour. Bien sûr elle ne le faisait que rarement, parce qu'il fallait être intransigeante et ferme avec certains parents qui refusaient de terminer la pension scolaire de leurs enfants, et aussi avec certaines pensionnaires qui n'arrivaient pas à calmer leurs hormones. Pourtant, Assimba savait que derrière cette image, se cachait la plus gentille des femmes. Elle l'avait accueillie à bras ouvert comme sa propre fille, et depuis elles étaient très liées. Fine psychologue, et grande observatrice, rien ne semblait lui échapper, elle pouvait deviner à quoi pensaient les gens, bien avant que cela ne franchisse leurs lèvres.
- J'espère que je ne te réveille, demanda-t-elle en prenant place sur la chaise libre près de la table, face à Assimba. Si c'est le cas, je peux revenir demain matin.
- Non, cela me fait plaisir de vous revoir, répondit-elle, heureuse de voir enfin son amie .
- Je viens juste d'arriver avec des jeunes volontaires d'une organisation, comme il se fait tard, tu les verras demain. Je suis sûre que vous vous entendrez bien, ils sont très gentils, tout comme toi.
Elles échangèrent pendant quelques minutes les banalités, prenant des nouvelles de l'une et de l'autre. Puis, la sœur Faustine ôta ses lunettes, et les posa sur la table, elle n'aimait pas aller par quatre chemins.
- J'avoue que l'appel de ton père m'a un peu étonné, on aurait dit qu'il ne savait pas que tu avais des cauchemars. Tu n'aurais pas par hasard oublié de le lui dire ?
Son regard déstabilisa Assimba qui se fit toute petite dans son lit, elle s'attendait bien à cette question, et la meilleure façon de répondre était d'être honnête.
- Je n'ai pas voulu le leur dire...
- Et pourquoi cela ?
- Parce que je me sens déjà comme un fardeau, et assez coupable d'attirer autant d'attention sur moi, alors ajouter les démons et autres, était au-dessus de mes forces. J'ai l'impression d'être un boulet qu'ils sont obligés de traîner avec eux. Je ne leur cause que peine et soucis.
Assimba avait parlé comme si elle était seule dans sa chambre, mais elle savait bien que la religieuse ne perdait aucun de ses mots.
- Tu vas faire quelles études après ton Bac ? demanda la religieuse en changeant subitement de sujet.
Elle ne répondit pas, elle prit le temps de choisir sa réponse, la sœur Faustine lisait en elle.
- Pour dire vrai, je ne sais pas, j'ai peur, très peur de ce qui m'attend si jamais je quitte ces lieux.
- Explique mieux, s'il te plaît...
- J'ai peur de grandir, de me retrouver face à moi-même, cela a l'air absurde, mais je ne sais pas comment envisager ma vie loin d'ici. En même dans, je me dis que je dois avancer, devenir cette grande fille. Mais, je sais bien que si je me retrouve devant une impasse, je ne sais même pas ce que je devrais faire...
- Continues... fit la voix doucereuse de la bonne soeur.
- De plus, je sais le nombre de responsabilités que cela implique d'entrer à l'université...
- Et toi tu n'es pas prête à faire face à tant de responsabilité, c'est ça ?
La sœur avait parlé d'un ton si calme qu'il inquiéta Assimba, elle connaissait bien la religieuse, et s'attendait à recevoir une bonne leçon de morale.
- Je ne dis pas que je n'ai pas envie de grandir, juste que l'inconnu m'effraie. Je pense que j'aurais aimé avoir un peu plus de temps pour mieux préparer mon futur, essaya-t-elle de justifier tant bien que mal devant le regard perçant de la religieuse.
Celui-ci brillait de colère contenu.
- J'ai l'impression que cette situation te plaît apparemment. T'enfermer dans ta bulle, et ne laisser personne y entrer, parce que tu te dis qu'ils vont un jour se lasser de toi. Ce n'est pas parce que certaines personnes se sont moquées de toi que cela signifie que tout le monde autour de toi va te faire de la peine. Arrête de te cacher derrière ton malheur, et jouer ensuite à celle qui n'a besoin de personne. Tu as peur, c'est normal, tout le monde un jour ou l'autre éprouve ce sentiment, mais tu es aussi une fille très intelligente. Ton examen, tu l'as eu avec mention, tu comprends ce que cela signifie ? Que tu peux déposer ton dossier dans n'importe quelle université, tu seras reçue.
Elle se tut un instant et regarda Assimba, les larmes perlaient sur les yeux de celle-ci.
- Je...
- Non, ne dis rien! Je croyais que tu avais la tête sur les épaules, tu es hantée par ton passé, pourtant, ce qu'il faut faire, c'est vivre ta propre vie et rien d'autre. Pense à ton avenir et le plus important, vois le monde, les jeunes de ton âge. Sors de ta bulle et ose prendre des risques. Et même si tu tombes, qu'est-ce que cela va faire ? Les gens vont rire? Et alors? Je sais qui tu es Assimba, tu es une fille qui vit ce que bien des gens ne devinent même pas, et pourtant, tu ne baisses pas les bras. Je n'étais pas là quand tu as eu ta crise, le père Daniel non plus, et pourtant, tu es sortie de ces lieux terribles! Ta volonté a suffi à te faire sortir de là. Alors, à un moment, il faut accepter que tu es bien plus forte que tu ne l'imagines. Si tu fais face à l'enfer, ce ne sont pas des simples étudiants qui vont t'effrayer.
Son regard s'adoucit, elle se pencha et essuya affectueusement la larme qui coulait le long de la joue d'Assimba.
- Tu sais que je veux ton bien n'est-ce pas ?
Assimba acquiesça, en essuyant le reste de larmes.
- Tu sais pourquoi je suis partie à l'aéroport ? demanda la sœur Faustine, sautant du coq à l'âne.
- J'ai cru entendre que vous aviez des gens à récupérer à l'aéroport...
- Ce sont des jeunes qui viennent passer les vacances d'été au pays. Ils font parti d'une association caritative, qui les envoie dans le monde entier, durant les vacances d'été, pour construire et rénover des lieux qui sont utiles à des populations dans le besoin.
- Elle semble grande cette association, remarqua Assimba revenue de ses émotions.
- En effet. Ils, ils plus de trois milles, et cette année, ils ont dépêché un certain nombre pour ici.
- Ils vont travailler dans la paroisse? demanda Assimba, curieuse.
- Non, tu te souviens du monastère des Trappistines d'Obout?
- Evidemment ! s'exclama Assimba. C'est l'un de mes endroits préférés.
Trois ans plus tôt, ses camarades de classes et elle y avaient séjourné durant une récollection, et elle ne s'était jamais sentie aussi ailleurs. Très à l'écart du village, le monastère était enveloppé du silence de la forêt qui l'entourait. Il y avait quelque chose qui fascinait Assimba dans ses lieux, pas seulement leur fameux jardin naturel qui couvrait presque toute la forêt, mais elle devinait un mystère qu'elle n'arrivait pas à saisir. Toute la nature s'était mise en harmonie afin de créer cet endroit paradisiaque. Les sentiers étaient si bien tracés, que les moines, disaient que cela ne pouvait être que la main de Dieu. Cet endroit à lui seul valait le déplacement.
- Tu te souviens de l'état dans lequel leur jardin se trouve ? Il tombe en ruine, l'école date de la colonisation, le dispensaire ne contient que du pur matériel essentiel, et cela n'est pas assez pour la santé de la population locale et ses environs.
Pour Assimba, c'était là le Jardin d'Éden. Et savoir qu'un si bel endroit tombait en ruine, lui fit de la peine. Il regorgeait d'histoire du pays, on y retrouvait encore les traces des premiers missionnaires qui avaient construit des dizaines de chambres pour abriter les plus pauvres et un dispensaire pour les soigner. Mais avec le temps, ils avaient transformé les chambres pour malades en chambres d'hôtes, afin de récolter de l'argent pour entretenir les lieux. Les personnes qui cherchaient un lieu pour se retrouver et méditer étaient les bienvenues.
- Je croyais qu'ils prévoyaient une rénovation grâce à l'argent reçu des chambres d'hôtes.
- C'était cela le but, seulement, l'argent que rapporte les chambres d'hôtes, n'est pas suffisant. Les visiteurs se font rares, et le travail à abattre est tellement énorme qu'il faut du temps et beaucoup de mains d'oeuvre que les moines ne peuvent pas payer. Mais ces bénévoles veulent le rénover, avec l'aide de la population locale, bien évidemment.
- Je trouve cela très gentil. Mais vu le travail à abattre, je suppose qu'ils sont nombreux à être venus...
Une lueur traversa les yeux de la religieuse.
- Tu pourras le constater par toi-même, rétorqua simplement la soeur Faustine en se levant. Je t'ai inscrite comme bénévole, tu travailleras avec eux pendant toutes ces vacances. C'est ton cadeau.
***
La nuit se passa très lentement au goût d'Assimba. Elle ne cessait de se retourner dans son lit, se demandant ce qui avait bien pu faire croire à la religieuse que passer des semaines avec des étrangers était le plus beau cadeau qu'elle pouvait lui offrir! Franchement, comme cadeau, elle avait connu mieux et pouvait bien se passer de celui-ci.
Bien évidemment, elle pouvait refuser, trouver toutes les raisons pour ne pas y aller, mais elle voyait bien que c'était une sorte de test, et surtout un défi que lui lançait son amie: survivre au milieu des inconnus, pour mieux affronter l'université, et en fauteuil roulant !
Et merde!
À six heures du matin, les cloches de l'église se mirent à tinter, pour rappeler la messe du matin. Elle aimait entendre l'écho de ceux-ci percer le silence du matin, c'était si apaisant.
Après s'être apprêtée, elle sortit de sa chambre pour l'église, en respirant l'air frais et pur du matin.