- Costotome, s'il te plaît Antoine, réclama le médecin.
La sensation de malaise s'accentua lorsque l'assistant apporta au Dr Bonnaert une sorte de longue cisaille en inox noir. Le médecin attrapa l'instrument à deux mains, s'approcha du thorax de la victime, et coinça les lames autour d'une première côte. Puis il referma l'instrument d'un coup sec, sectionnant l'os dans un craquement macabre. Lucille sentit son estomac bondir et se révulser.
Lorsque le médecin réitéra l'opération sur la seconde côte, Lucille craqua. Elle lâcha l'appareil photo et se rua dans le couloir pour se rendre aux toilettes. Tout voltigeait autour d'elle. Elle n'eut pas le temps d'arriver jusqu'à une cuvette et vomit violemment dans l'évier à l'entrée de la pièce.
Florian l'avait rejointe et l'attendait derrière la porte.
- Ça va, Luce ? s'inquiéta-t-il.
Bien sûr que non, ça ne va pas, abruti !
- Oui, oui, articula-t-elle entre deux débuts de renvois. Je reviens tout de suite.
- Prends ton temps, on se débrouille, t'inquiète !
Après s'être rincé la bouche et humidifié le visage, Lucille prit son courage à deux mains et retourna dans la salle d'autopsie. En entrant, elle enfila une nouvelle blouse, et s'arrêta quelques secondes sur place. Le médecin légiste était en train de poser un poumon sur la balance. Lucille réussit à maîtriser un haut-le-cœur de justesse.
La soirée promettait d'être longue.Comme tous les matins, Karine se réveilla d'elle-même à 7 heures. Elle avait pris cette habitude quand elle était prof de lettres, et ne l'avait jamais perdue ensuite. La lumière du jour s'insinuait dans la pièce par les interstices des volets, en une série de petits traits lumineux qui étaient comme du morse reflété sur les murs de la chambre. Elle écouta la respiration régulière de son mari pendant quelques minutes, le temps d'être complètement éveillée, puis elle se leva en silence pour ne pas le réveiller. C'était le week-end et il aimait dormir jusqu'en milieu de matinée lorsqu'il ne travaillait pas, alors que pour elle, faire une grasse matinée c'était se lever à 8 heures.
Elle sortit de la chambre sans faire de bruit, referma la porte derrière elle, puis elle descendit dans la cuisine pour préparer le café et le petit-déjeuner de leur fils, Pierre. Lui non plus ne tarderait à descendre.
Karine lança la cafetière, puis elle se rendit dans le salon où elle actionna l'interrupteur qui relevait les volets roulants des baies vitrées. Alors que la lumière naturelle inondait peu à peu la pièce, Karine retourna dans la cuisine où l'arôme de l'arabica fraîchement filtré imprégnait l'air, et elle se mit à préparer le petit-déjeuner sans gluten de Pierre. À cinq ans, il avait déjà plusieurs allergies et intolérances alimentaires, dont celle au gluten qui avait été la plus grave, car diagnostiquée très tardivement. C'était à cette période que Karine avait abandonné son travail de professeure de littérature pour s'occuper de son fils à plein temps. Maintenant que Pierre allait mieux, le travail lui manquait. Elle caressait l'espoir de reprendre un poste l'année prochaine, mais elle n'en avait pas encore parlé avec son mari, et elle ne savait pas qu'elle serait sa réaction.
La cafetière fit un bruit de vapeur qui s'échappe, et bipa la fin de la préparation. Karine se servit un mug et, en voyant les clés de son mari oubliées sur la table de la cuisine, elle repensa à la soirée de la veille.
Comme presque tous les soirs, Antoine était rentré tard, prétextant une fois de plus « un boulot de dingue ». Il était responsable à la maintenance et aux travaux neufs à la Maison d'Arrêt de Lille-Sequedin. Il gérait la planification, la gestion et le suivi de la mise en conformité, de la maintenance, de la rénovation et de la réparation de l'ensemble des équipements de la prison. Il pouvait bien sûr arriver que son travail lui prenne beaucoup de temps. Mais à chaque fois qu'il rentrait, Karine pouvait sentir autour de lui l'odeur de sexe et de parfum féminins.
Karine n'avait rien dit. Elle avait encaissé le coup, et s'était faite à la situation. Pendant ce temps, il la laissait tranquille.
Cela faisait presque six ans qu'ils étaient mariés. Ils s'étaient rencontrés un an avant le mariage, et tout avait été très rapide. En quelques mois, elle s'était retrouvée enceinte, et fiancée. Il fallait dire qu'au début de leur relation, tout se passait pour le mieux. Ils étaient sur la même longueur d'onde pour tout ce qui avait de l'importance, y compris pour le sexe. Puis, elle ne savait pas comment, ils avaient fini par s'éloigner. Elle l'avait vu changer de comportement, pour être de plus en plus distant, aussi bien au lit que dans la vie de tous les jours. Doucement, mais sûrement, ils devenaient des étrangers l'un pour l'autre.
Malgré ça, elle avait continué de l'aimer comme au premier jour, ou presque. Mais la situation s'était encore détériorée. En plus de la distance qu'il mettait entre eux, il avait commencé à lui parler de plus en plus mal, à la rabaisser dès qu'il ouvrait la bouche, à s'énerver pour un rien... Et pour lui, le sexe était finalement devenu un défouloir sans tendresse. « Faire l'amour » n'était vraiment plus le terme adapté à ce qu'étaient leurs ébats. Quand il était sur elle, Karine ne se sentait plus femme. Animal, ou objet peut-être, mais plus un être humain. Alors, elle serrait les dents en attendant qu'il finisse, qu'il se retourne dans le lit, et s'endorme instantanément, et sans un mot.
C'est pour ça que quand il avait commencé à rentrer avec cette odeur d'infidélité collée à la peau, elle n'avait rien dit. Il ne la touchait presque plus depuis des semaines, et elle avait enfin compris pourquoi. Karine appréciait la tranquillité qui venait avec le fait d'être trompée. Cocue, et plutôt contente de l'être. Qui aurait cru qu'elle penserait une chose pareille, un jour ? Elle, la féministe, la littéraire éprise de liberté et de grands sentiments... Qu'était-elle devenue ?
Hier soir, après son « boulot de dingue », Antoine était rentré avec un sourire étrange aux lèvres. Ce n'était pas inhabituel, mais cette fois, ce n'était pas le sourire béat qui résultait de l'assouvissement des pulsions sexuelles. C'était plutôt comme une fenêtre entrouverte sur la malice et la cruauté. Il y avait quelque chose de malsain dans ce sourire. Quand elle avait vu son regard, Karine s'était attendue à ce qu'il la quitte. Et elle n'aurait su dire si cela aurait été un soulagement ou une déchirure. Les deux, sans doute. Une déchirure parce que cela aurait été la preuve que son mariage était un échec. Le couperet serait tombé sur ses rêves de famille idéale. Un soulagement, parce que son mariage était bien un fiasco, et qu'elle pourrait enfin passer à autre chose, s'il la quittait. Mais que serait devenu Pierre dans tout ça ? Ballotté d'un parent à l'autre, pris en otage au milieu des conflits, un Sans-Parent-Fixe...
Karine essaya d'oublier ce regard inquiétant en pensant à ce qu'ils pourraient faire de leur dimanche. Cette semaine, Antoine avait travaillé samedi, il avait donc son dimanche et son lundi. Elle envisagea un petit séjour improvisé, peut-être à Bruges, si Antoine était d'accord. Elle porta sa tasse de café en souriant à cette idée, lorsqu'un hurlement retentit. Pétrifiée, elle lâcha le mug qui se fracassa sur le carrelage, éclaboussant le blanc immaculé d'une flaque d'arabica brunâtre.
Le cri venait du salon. Pierre !
Elle se précipita dans la pièce d'à côté et trouva son fils en pyjama, les mains plaquées contre la baie vitrée, le visage déformé par la peine et les joues inondées de larmes. Karine se précipita sur lui et le serra contre elle. Puis, elle sursauta et poussa un petit cri en voyant ce qui avait effrayé son fils comme ça.
Cookie, leur petit chat blanc inséparable de Pierre, gisait devant la baie vitrée, le pelage en sang, la langue dépassant de la gueule, les yeux ouverts et immobiles, le ventre ouvert, dévoilant une petite partie de ses viscères.
Karine eut un haut-le-cœur et détourna le regard, puis, en serrant plus fort son fils, elle l'éloigna de la fenêtre. Elle se retourna quand elle entendit son mari descendre lentement les escaliers, accompagné du grincement sinistre des marches en bois. Malgré l'horreur de la scène qu'elle venait de voir et l'état de son fils, Karine se surprit à avoir peur de la mauvaise humeur d'Antoine, réveillé trop tôt pour un week-end. Il fallait vraiment qu'elle revoit ses priorités...
Antoine s'arrêta en bas de l'escalier et les toisa, mère et fils, enlacés et tremblants tous les deux devant la dépouille de Cookie.
Un froid sépulcral envahit Karine lorsqu'elle vit se dessiner sur les lèvres de son mari le même sourire malsain qu'il avait affiché la veille au soir.
Le salaud, mais il prend son pied !Le capitaine Ademski recensa mentalement son équipe, presque au complet, il allait pouvoir entamer le point qu'il imposait chaque matin à tous ses enquêteurs. Cela leur permettait de partager les dernières infos et de débuter la journée avec une vision commune sur les affaires en cours. Il détailla rapidement chacun de ses hommes. Ils avaient tous l'air crevés, mais Jean-Christophe et Lucille méritaient la palme d'or de la sale gueule. Cernes noirs, regards épuisés, teints blêmes... Leurs visages trahissaient les affres qu'ils traversaient.
- Florian ne sera pas à la réunion, entama Adrien. Il assiste aux autopsies du père et des enfants Sentière. De mon côté, j'ai lancé une recherche sur les meurtres équivalents, notamment avec violences perpétrées sur les enfants. En attendant, qu'est-ce qu'on a ? Jean-Christophe, les auditions, ça a donné quoi ?
- Les victimes sont Nicolas et Samantha Sentière, et leurs enfants Maxime et Lila. Ils ont acheté leur maison à Lambersart, il y a quelques années. Des voisins sans histoire, discrets et appréciés. Nicolas Sentière a créé sa boîte d'assurance il y a cinq ans et sa femme était institutrice à l'école maternelle La Fontaine. C'est le frère de Nicolas, Paul Sentière qui a découvert les corps. Il se rendait chez les victimes avec sa femme et ses deux enfants pour faire un tour à la Braderie. Quand ils sont arrivés, la porte était fermée à clé. N'ayant pas de réponse, Paul Sentière a fait le tour de la maison et il est passé par la baie vitrée, restée ouverte, pour pénétrer dans la maison des victimes. C'est sa femme qui a appelé la police. La veille au soir, à l'heure présumée des meurtres, des voisins ont entendu de la musique classique chez les Sentière, le son poussé assez fort, ce qui était inhabituel chez eux. À part ça, ils n'ont rien vu et rien entendu, ce qui est plutôt étonnant dans une rue calme et résidentielle comme celle-ci. Sauf si le tueur est passé par le jardin... C'est tout pour moi.
- Yassine, rebondit Ademski, le jardin ?
- En effet, le tueur est passé par là. La porte-fenêtre de la cuisine était restée ouverte et on a retrouvé le chien des victimes dans le champ derrière leur jardin, tué par arme blanche. Une flèche dans le torse, et la gorge tranchée. Un vétérinaire l'examine en ce moment même. L'IJ a déterminé que la flèche avait été tirée d'une arbalète.
- Une arbalète ? s'étonna J-C. Pas commun, ça...
- Autre chose ?
- Non, l'IJ cherche toujours des traces du passage du tueur dans les terrains environnants, mais rien de nouveau pour le moment.
- Thierry, à toi.
- Rien de neuf de mon côté, chef. Pas de traces côté rue, pas de caméras de surveillance aux alentours, pas d'armes ou de vêtements abandonnés dans les parages, pas de marques de démarrage en trombe... Rien à se mettre sous la dent. Il faudrait élargir le périmètre, pour bien.
- OK, on va élargir. Lucille, l'autopsie de la mère, qu'est-ce que ça a donné ?
- La victime a été bâillonnée et ligotée, déshabillée, puis cognée contre les murs, frappée à coups de poing et coups de pied, puis lacérée à l'aide d'une arme blanche type machette. Pas de trace de viol ou de violence sexuelle. Une blessure dans le dos, par arme blanche, qui a entraîné la mort. Les autres autopsies sont encore en cours, mais on sait que le père a reçu plusieurs coups avec la même arme. La longueur et la forme exacte de la lame restent à déterminer, mais c'est un grand format d'après le légiste. Les enfants ont été défigurés à coups de bûches, les crânes littéralement défoncés, puis égorgés, toujours avec la même arme type machette. Florian pourra sans doute nous en dire plus tout à l'heure, après les autres autopsies, souffla-t-elle.