- Bon, entama le capitaine Ademski, on a du boulot. La bonne nouvelle, c'est qu'on garde l'enquête. Après l'astreinte, on ne la refilera pas à un autre groupe. Jean-Christophe, tu commences les auditions. La famille, les badauds et le porte-à-porte. Yassine et Thierry, vous allez jeter un œil dans la maison pour vous faire une idée. Après ça, Thierry, tu chercheras des traces dans les alentours. N'oublie rien, sous les voitures, le caniveau, les poubelles, les caméras de surveillance, s'il y en a... Yassine, tu iras voir du côté du jardin. Il donne sur des champs, et il est presque sûr que le tueur est passé par là... Jean-Christophe et Thierry, quand vous avez fini, vous venez me rendre compte et vous aidez Yassine. S'il a terminé, vous repassez derrière lui pour vérifier que rien n'a été oublié. Florian et Lucille suivront les corps et resteront avec le médecin légiste pour les autopsies. Allez, au boulot !
Le petit groupe se sépara. Yassine et Thierry allèrent chercher des combinaisons pour entrer à leur tour au cœur de la tragédie. J-C jeta un regard circulaire, estimant qu'il y avait une quinzaine de voisins éparpillés, quelques promeneurs ou curieux, et au milieu, la famille des victimes. Les parents étaient en larmes, et ils serraient contre eux leurs deux enfants comme s'ils craignaient qu'on les leur arrache. Quoi de plus normal, après ce qu'ils avaient vu ici... C'était par eux qu'il devait commencer. Il s'avança vers le père de famille, tendit la main en déclinant son identité et présenta ses condoléances. Il proposa à l'homme, Paul Sentière, de le suivre à quelques pas, d'une part pour assurer la confidentialité de ce qu'il lui dirait, d'autre part pour épargner un récit cauchemardesque aux enfants.
- Je n'ai pas grand-chose à vous apprendre, s'excusa le père de famille éploré, en guise de préambule. Nous devions rejoindre mon frère Nicolas, sa femme Samantha et leurs deux enfants pour prendre le café, puis aller faire un tour à la Braderie de Lille. Vous savez, pour se balader et passer un bon moment ensemble, en famille...
- Vous êtes arrivés à quelle heure ?
- 14 h 30, à peu près, balbutia l'homme entre deux sanglots.
- OK, vous arrivez, vous sonnez, personne ne répond...
- Non, personne. Alors, j'appelle le portable de Nicolas, pas de réponse. Celui de sa femme, pas de réponse, mais on entend la sonnerie à l'intérieur. Alors, je crie au cas où ils seraient dans le jardin. Toujours pas de réponse. Et la porte d'entrée était fermée à clé. Alors, je passe d'une fenêtre à l'autre pour essayer de les voir, vous savez, et d'attirer leur attention. Et c'est là que j'ai vu le corps de ma belle-sœur. Elle était nue au milieu de la pièce, plein de sang partout, et ses yeux étaient pointés dans ma direction... Elle semblait me regarder, mais son regard était vide... J'ai hurlé à ma femme d'appeler des secours, et j'ai fait le tour pour entrer dans la maison par le jardin. La baie vitrée était ouverte.
- D'accord, et c'est là que vous avez découvert...
- Les corps de mon frère et de ses enfants, oui.
- Je suis désolé... Est-ce que vous avez touché à quelque chose ?
- Bien sûr, s'emporta l'homme encore en état de choc, qu'est-ce que vous croyez ? J'ai essayé de réanimer chacun d'entre eux ! Putain, j'ai pas fait gaffe à ne rien toucher, à ne pas laisser mes empreintes, ou je ne sais quoi ! Il y avait mon frère, ma belle-sœur, mon neveu et ma nièce morts devant moi, bordel ! Et leurs visages... Oh mon dieu, mais comment peut-on faire ça à ces enfants... C'est inhumain...
J-C posa une main compatissante sur l'épaule de Paul Sentière. Il aurait voulu trouver les mots pour expliquer ce qu'il s'était passé. Pour trouver un sens à tout ça. Mais il n'y avait rien à dire. Le monde était rempli de monstres, et l'un d'eux venait de décimer la famille de cet homme.
***
Les corps étaient arrivés à l'Institut Médico-Légal du Centre Hospitalier Régional de Lille peu après 21 h 30
Le médecin légiste, son assistant, et Florian étaient avec Lucille dans une des deux salles d'autopsie qui occupaient le sous-sol du CHR. L'enquêtrice serrait son appareil photo plus que nécessaire. C'était la première fois qu'elle assistait à une autopsie, et ça la rendait nerveuse. D'autant plus qu'en tant que femme et nouvelle dans le service, elle se savait attendue au tournant. Elle n'avait pas le choix, elle devait assurer.
Le Dr Bonnaert avait refait le même examen externe que sur les lieux du crime, sauf que cette fois, les blessures de la victime avaient été lavées. Ses vêtements, retrouvés déchirés à côté du corps, avaient été pris par les techniciens de l'Identité Judiciaire. La jeune femme, allongée sur la table en inox, aurait les honneurs douteux de la première autopsie. Lucille photographia le corps dans son ensemble. Puis le médecin commença les premières constatations, ponctuées des flashes des appareils photo.
- Victime de sexe féminin, type caucasien, une trentaine d'années. 1 m 67 pour 64 kilos. Corpulence normale. Oreilles percées. Flash. Tatouage représentant un petit singe sur une branche, en haut de son épaule gauche. Flash. L'heure de la mort a été estimée au 1er septembre 2018, entre 21 h 30 et 23 h 30. La température du corps était de 19 °C pour une température ambiante de 20 °C. Les lividités et la rigidité décroissante confirment l'estimation. Mort violente par arme blanche à l'abdomen.
Le médecin fit une courte pause et annonça qu'ils allaient partir de la tête vers les membres inférieurs pour leurs observations. Hématomes à l'arrière du crâne. Flash. Ecchymoses et traces de brûlures sur le visage. Flash. Pas de marques de strangulation apparentes. Flash. Des traces de ligatures au niveau des poignets. Flash. Sortie d'une blessure par arme blanche tranchante au niveau de l'abdomenFlash. L'assistant apporta au médecin une feuille sur laquelle était représenté un corps, vu de face et vu de dos. Le Dr Bonnaert mesura la taille de la blessure et la représenta sur le dessin, en faisant attention à ce que l'échelle soit respectée.
Puis il repositionna ses lunettes et reprit son laïus.
- La blessure a été infligée ante-mortem. La victime a perdu beaucoup de sang. La lame a transpercé le corps, puis a été retirée, provoquant une hémorragie brutale des organes profonds, notamment de l'estomac.
L'énumération infernale continua pendant quelques minutes. Chaque blessure était passée en revue, chaque marque était analysée. Le docteur était en train de reproduire ce que la victime avait subi. La corde qui avait servi à la bâillonner avait provoqué des brûlures à la commissure des lèvres, les lacérations avaient été faites avec la même arme blanche qui avait infligé la blessure mortelle. Il s'agissait d'une arme ayant le gabarit approximatif d'une machette. Des bleus sur les cuisses indiquaient que le tueur lui avait écarté violemment les jambes alors qu'elle essayait de l'en empêcher. Puisqu'il n'y avait pas eu de pénétration, pourquoi le tueur avait-il fait ça ? Prenait-il son pied sans rapport sexuel direct, ou était-ce uniquement pour humilier la victime ?
Lucille sentit un léger vertige. Cette litanie froide qui recréait les violences qu'avait subies la victime l'assaillait comme si c'était à elle qu'on infligeait maintenant ces sévices
Ressaisis-toi, Luce ! Ce n'est que le début... Que la partie externe...
La suite serait gore, Lucille le savait. Mais elle espérait que ça l'atteindrait moins que le descriptif de tout ce que la victime avait enduré. Là, elle avait l'impression de revivre et de ressentir chaque coup, chaque lacération, chaque dégradation... Et cela résonnait en elle comme l'écho d'un passé douloureux dont elle n'arrivait pas à se défaire, quels que soient ses efforts. Les coups qu'avait reçu la victime lui rappelaient ceux qu'elle avait elle-même dû encaisser, il n'y avait pas si longtemps.
Repensant au calvaire qu'avait subi cette femme, Lucille se prit à espérer qu'elle n'avait pas vu ses enfants se faire massacrer.
Le médecin légiste haussa la voix pour lui parler, l'arrachant à ses pensées.
- Mademoiselle Rahmani... Je disais donc, présence de brûlures au niveau des genoux. Vous pouvez les photographier. Flash. Merci. Les brûlures de frottement qu'on retrouve au niveau du visage, des coudes et des genoux sont probablement dues aux tentatives de la victime de fuir son tortionnaire. Elle s'est débattue comme elle a pu.
Une fois l'inventaire des horreurs terminé, la victime fut retournée et le même descriptif martelé de flashes fut appliqué. L'entrée de la blessure par arme blanche avait été mesurée et reportée également sur le dessin représentant le dos du corps.
Puis, vint l'écorchage. Une incision sur chaque masse musculaire pour rechercher les ecchymoses invisibles à l'examen externe.