Le Tribut des Innocents
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Chapitre 2 No.2

Six ans plus tard

Jean-Christophe était étendu sur le carrelage de la cuisine, couvert de sueur et à bout de souffle. Il se remettait péniblement d'une crise de migraine particulièrement violente. Inerte, il fixait les spots qui étoilaient le faux-plafond de la pièce. Peu à peu, sa respiration se fit plus profonde et plus apaisée.

Être réveillé aux premières lueurs du jour par une douleur lancinante, en sachant que l'agonie allait suivre, il n'y avait pas pire comme début de journée. Et en ce moment, ce genre de réveil n'était pas rare pour Jean-Christophe.

Comme chaque fois, la migraine avait débuté avec une sensation de gêne derrière son œil droit. Rien de très douloureux à ce stade, plutôt une perception désagréable. Comme si un grain de sable était venu se loger sous son nerf optique. En quelques minutes, l'inconfort se transformait en douleur. Une agitation incontrôlable commençait alors à le rendre nerveux. Très nerveux. Puis, ce qui était une douleur encore tolérable devenait une véritable torture. La souffrance changeait de forme et d'intensité, comme la mue d'un serpent persiflant ses supplices, broyant chaque synapse de sa victime dans des reptations infernales. Ces épisodes se déclenchaient tous les jours ou presque, entre fin mai et début juillet, chaque année depuis cinq ans. La saisonnalité des douleurs lui avait d'abord fait penser à des allergies, puis à de la sensibilité à la lumière, mais toutes les hypothèses avaient été éliminées par des examens médicaux. Pas de problème à l'œil, pas de problème au cerveau, des analyses sanguines dans la norme... Juste des migraines, donc.

Jean-Christophe n'avait jamais souffert de céphalées avant, et il n'avait jamais imaginé que cela puisse être aussi douloureux et invalidant. Lorsque ses crises se produisaient, il avait l'impression qu'on lui broyait les nerfs, qu'on les agrippait et qu'on les tordait comme pour les essorer, tout en les tirant vers l'arrière de son crâne. Un geyser de douleur qui semblait intarissable se déversait alors en lui pendant des heures. Les antalgiques restaient inefficaces. Quand ces migraines se déclenchaient, il n'avait plus qu'à les endurer, et ce n'était pas beau à voir.

Cette fois, l'épisode n'avait duré qu'une petite heure. Il s'estimait heureux. La plus longue crise l'avait terrassé pendant plus de cinq heures. Cette fois-là, J-C avait été particulièrement surpris de découvrir ce record. Tordu de douleur, il n'avait pas vu passer les heures. Arrivée à un certain stade, la souffrance devenait la seule réalité tangible, éclipsant toute notion d'espace et de temps.

J-C s'était à moitié relevé et envisageait de se traîner jusqu'au divan pour s'allonger et reprendre des forces quand son smartphone vibra sur le plan de travail. Il fut tenté d'ignorer l'appel mais se rappela que son groupe d'enquête était d'astreinte pour le week-end.

Il fit glisser son doigt sur l'écran pour répondre et ferma les yeux, se préparant au pire. Quand son interlocuteur l'appela « Jean-Christophe », il sut qui était au bout du fil. Il n'y avait qu'Adrien Ademski, son chef de groupe et militaire dans l'âme, qui l'appelait ainsi. Pour tous les autres, qu'ils soient amis ou collègues, le capitaine Jean-Christophe Flament était juste « J-C ».

- Jean-Christophe, c'est Adrien. Désolé, on a une urgence... Toute l'équipe sur place au plus vite. Tu as de quoi noter l'adresse ?

- Vas-y, balance, soupira J-C, je la retiendrai bien quelques minutes... C'est sale ?

- Allée du Pré-Fleuri, à Lambersart, tu ne pourras pas louper la maison... Eh oui, c'est sacrément sale, confirma Ademski avant de raccrocher.

J-C soupira une nouvelle fois en reposant son téléphone. Il saisit une carte postale qui traînait sur le plan de travail. Une carte du Sri Lanka sur laquelle une femme posait à côté d'un éléphant, la bouche en cœur et le bras tendu pour lui envoyer un baiser. Comme souvent depuis qu'il l'avait reçue, Jean-Christophe avait passé sa soirée de la veille à siroter une bouteille de vin, du jazz dans les oreilles, et le cœur serré en lisant et relisant cette lettre. Sans conviction, il remit la carte sur la porte du frigo, maintenue par un petit aimant vert pomme.

Sans prendre le temps de prendre une douche,il troqua son t-shirt contre une chemise et son bas de pyjama contre un jean. En passant devant le miroir, il s'arrêta quelques secondes, le temps de porter un regard déprimé sur le reflet qu'il lui renvoyait. Il avait les yeux fatigués, le teint cireux et une tignasse de moins en moins dense, et dont le noir s'estompait avec l'âge. Quarante et un ans, et déjà grisonnant...

Il dévala les escaliers et avala cul sec un café refroidi qui s'était déclenché automatiquement une heure plus tôt, alors que ses migraines le terrassaient. Il attrapa sa veste en sortant, et s'engouffra dans sa voiture. Il démarra en trombe et abandonna sa tragédie personnelle pour se ruer vers un nouveau drame.

***

L'allée du Pré-Fleuri était une petite rue en sens unique qui ne desservait qu'une douzaine de maisons avant de revenir sur la voie principale. J-C était optimiste. Avec une configuration comme celle-ci, il y aurait forcément des témoins. Difficile de passer inaperçu dans ce genre de lotissement.

En suivant l'allée, il aperçut un petit attroupement, puis les rubalises de la police qui délimitaient la zone interdite au public. Les frontières jaunes et noires qui semblaient vouloir contenir le malheur où il s'était abattu. Des agents étaient là pour maintenir les curieux hors du périmètre établi. Chaque fois qu'il voyait ce spectacle, J-C avait l'impression de contempler des rapaces autour d'une charogne. Il savait que la mort et la tragédie avaient un côté fascinant pour n'importe qui. Mais avec tout ce qu'il avait vécu, il n'arrivait pas à rester philosophe devant ce manque de dignité, et il devait se retenir pour ne pas dégager tous ces vautours à coups de pied au cul et d'insultes assorties.

Il se gara au coin de la rue et s'approcha d'un agent en lui présentant sa carte.

- Capitaine Flament, Police Judiciaire, récita-t-il mécaniquement.

- Vous pouvez y aller, capitaine, répondit le bleu en levant le ruban pour lui ouvrir la voie.

J-C avança en se courbant et repéra Ademski, son chef de groupe, en grande conversation avec le chef de la Brigade Criminelle, le commandant Louis Hallin. Un grand bonhomme dont le franc-parler et les trente années de métier forçaient le respect au sein de la brigade. Une troisième personne était avec eux, sans doute le parquetier de permanence. Il avait le teint gris et semblait au bord du malaise vagal. Il paraissait assez jeune pour que ce soit sa première scène de crime.

Le capitaine Ademski quitta le petit groupe et s'approcha de J-C.

- Voilà le topo, entama-t-il en serrant la main de son enquêteur. On a un quadruple homicide. Les parents et leurs deux enfants de onze et treize ans.

- Un des parents qui perd la boule et qui se dézingue à la fin ?

- Non, pas cette fois. Florian et Lucille sont déjà à l'intérieur. Je te laisse t'habiller et découvrir les détails par toi-même. Il faut que tu saches, avant d'entrer... C'est une vraie boucherie, et il a salement amoché les gamins...

            
            

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