Paris, jeudi 30 août 1934
Le soir, alors que Robert venait de se coucher, madame Dunois s'assit au pied de son lit afin de le faire parler.
- As-tu de la famille Robert ?
- Non. La mère Moreau nous a donnés aux gendarmes pour s'débarrasser d'nous. J'retournerai jamais chez elle ou si j'retourne... s'interrompit Robert.
Encouragé par la douceur et l'intérêt que Léa lui portait, Robert rapporta, amèrement, ce qu'il avait vécu au sein de son ignoble foyer.
***
Gertrude et Raoul Moreau, ses parents, exploitaient une modeste parcelle de terre héritée de leurs aïeux. Leur culture ne les nourrissait pas avec leurs cinq enfants. Robert était le dernier, « l'inutile, le vaurien »,bougonnait, sans cesse, la marâtre.
Le riche paysan d'à-côté vint leur proposer, telle une exceptionnelle faveur, de racheter leur terre. Il promit d'employer le père Moreau comme ouvrier agricole, moyennant un salaire fixe chaque quinzaine. Ce fermier, sans scrupules, ayant obtenu la terre pour une somme dérisoire, asservissait Moreau qui trimait sans relâche. Le fermier se montrait de plus en plus exigeant, sans pour autant augmenter les gains. La mère Moreau, tourmenteuse, ne cessait de vociférer et de reprocher à son mari leur quotidien médiocre qui ne s'était en rien amélioré.
Un matin, après avoir bu son bol de gnôle comme à l'accoutumée, Raoul Moreau, échauffé, lassé des récriminations de sa femme, s'en prit à son patron qui, une fois de plus, tardait à le payer. Des invectives, ils en vinrent aux poings quand l'ouvrier, en proie à une irrépressible colère, aperçut une fourche à portée de main. Il s'en saisit.
Avec une effroyable force, il transperça le ventre du fermier, le planta au sol, gisant et gémissant dans une mare de sang. La femme du patron, effrayée par les hurlements, accourut jusqu'au hangar où elle découvrit son mari agonisant devant le regard fixe du meurtrier immobile. Assis, sur un ballot de paille, l'employé, soulagé et indifférent, justifia son geste :
- J'ai fait c'qu'y fallait. J'en suis ben content !
Quand les gendarmes le menottèrent, impavide, il déclara calmement :
- Une vermine de moins !
Il fut emprisonné et condamné à mort.
Gertrude Moreau aimait ressasser cette sanguinaire histoire. Diabolique, elle racontait avec force détails comment cet exploiteur avait été « saigné comme un cochon », baignant dans son sang. Il avait eu ce qu'il méritait !
Fortement perturbé par la description de ce crime maintes fois répété, Robert ne trouvait plus le sommeil. Des hallucinations hantaient ses nuits. Il voyait le propriétaire pénétrer dans sa chambre, la fourche enfoncée dans le ventre ensanglanté. Une nuit, le mort s'était agrippé au pied de son lit. Il l'avait supplié de retirer les crocs plantés. Robert avait hurlé. Sa mère, réveillée par ses cris, l'avait arraché de son lit, tiré jusqu'à la grange pour ne plus l'entendre. Il y était resté quatre nuits durant.
Cupide, le cœur sec, la mère Moreau se désintéressa de son mari qu'elle ne revit jamais après son incarcération. Machiavélique, elle n'avait plus qu'une idée ; privilégier ses intérêts personnels. Elle ne voulut pas s'embarrasser de ses trois garçons qui ne représentaient que des bouches à nourrir. Un après-midi d'automne, elle les expédia cueillir des pommes dans un verger voisin. Aussitôt elle se hâta, avec ses deux filles, de gagner la gendarmerie pour signaler leur forfait.
- Oh ! Messieurs les gendarmes ! Ils volent, ils me menacent, ils deviennent aussi violents que leur père, cet assassin. Ils me font peur, larmoya-t-elle hypocritement.
Ses dires, confirmés par ses filles soumises et poltronnes convainquirent les agents.
Sur ses indications, ceux-ci partirent les arrêter sans délai. Les frères de Robert comprirent vite que leur mère les avait dénoncés ; ce qui leur fut confirmé au commissariat où ils passèrent la nuit.
Ils furent dirigés tous les trois dans des colonies pénitentiaires différentes.
Robert venait d'avoir neuf ans quand il partit pour un lieu inconnu, redoutable. Le bagne !