Dans un premier temps, la tragédienne y acheta un ancien fortin militaire à l'extrémité la plus venteuse de l'île. Par la suite, tenant à sa quiétude, elle acquit le manoir de Penhoët proche de chez elle. Elle résidait chaque été à la Pointe des Poulains, endroit grandiose et sauvage d'où elle pouvait admirer l'océan sur trois côtés. Impressionnantes, dans le tumulte des tempêtes, les vagues hautes et puissantes, se fracassaient sur les rochers et les aiguilles de façon spectaculaire.
Le navire accosta dans le port du Palais au pied de la citadelle Vauban. Depuis leur montée sur le ferry, les journalistes affectèrent de ne pas se connaître. À l'arrivée, chacun partit de son côté.
***
Jules, svelte, élancé, un visage affable, une indéniable aisance d'élocution, usait d'un charme infini auprès des personnes qu'il rencontrait. Aussi, était-il tout désigné pour parler et interroger subtilement les autochtones. Les îliens, encore sous le choc de l'émeute des pensionnaires de Haute-Boulogne et de la disparition d'un colon, s'alarmaient. Les bavardages allaient bon train.
Trois femmes de pêcheurs travaillaient dans la cour commune aux maisons jumelées. Assises et tournées vers le mur où étaient suspendus les grands filets bleus, elles ramendaient les parties abîmées du maillage. Elles discutaient haut et fort :
- Tout d'même, où peut-il ben être caché ce gredin ? demanda l'une d'elles à ses compagnes de potins.
- Pour sûr qu'il va commettre des larcins, mettre le feu à une maison ou pis encore ! s'exclama sa voisine d'un ton mauvais.
- Il faut s'attendre à tout avec ces sauvages ; qu'on les enferme mieux qu'çà ! S'il m'était tombé sous la main, j'aurais tôt fait d'le r'mettre aux autorités, siffla la troisième d'une voix stridente.
Tintin, tel un estivant, tenue sportive, sac en grosse toile écrue sur l'épaule, décontracté, ralentit le pas pour écouter. Consterné par ces propos assimilant des enfants à de dangereux criminels, il se domina pour garder le sourire en s'invitant dans la conversation.
- Bonjour Mesdames, je suis en vacances. Depuis hier, tout le monde parle d'une évasion qui aurait eu lieu sur l'île. Cependant, il doit être difficile de s'échapper d'ici.
Surprises, elles se retournèrent, dans un même mouvement, détaillant l'étranger de la tête aux pieds.
- Pourtant jeune homme, un colon court toujours... Cette maison de redressement n'est pas suffisamment barricadée pour ces vauriens ! lança de sa voix aiguë l'une des trois ramendeuses ; aussitôt reprise par une autre femme.
- On dit qu'ils sont frappés... sûr'ment pas assez, ce sont des durs !
- Ils sont frappés ? Ils sont punis ? demanda Jules, affichant une fausse indifférence afin d'obtenir un maximum d'informations
- Des coups, des peines, du cachot... ben mérités si vous voulez mon avis, grogna la médisante.
Ces commères lui apprirent que la majorité des Bellilois avaient concouru à une impitoyable battue le soir même de l'évasion. Tous ces évadés devaient être repris et remis derrière les hauts murs, afin que les habitants retrouvent leur quiétude.
Tintin les salua. Il reprit le chemin côtier.
Jean, dit« Janjan »,décrocha sa casquette défraîchie suspendue à un crochet métallique. Il attrapa son bâton pour monter la légère pente jusqu'au banc de bois, dominant le port. Peu de vent, une mer d'huile d'un bleu profond scintillait sous le soleil. Il aimait son île où il était né quatre-vingt-six ans auparavant ; qu'elle soit sous les nuages, dans la tempête ou sous le soleil, elle lui plaisait autant !
Il connaissait Jeannette depuis l'enfance. À dix-sept ans, il lui fit part de son désir de vivre sa vie entière avec elle, ce qu'elle accepta. Endimanché, il se rendit chez le père de la jeune fille pour demander sa main ; ce qui ne souleva aucune difficulté. Leurs deux familles de pêcheurs voisinaient depuis des générations et s'entendaient pour le mieux. Les insulaires formaient une famille soudée, laborieuse et autonome.
Trois ans plus tard, ils se marièrent dans le village de Locmaria à l'église « Notre-Dame-de-Bois-Tors »sous la protection de la Vierge, qui y accomplit un miracle. Le mât d'un navire hollandais avait rompu. Afin de remplacer l'espar, l'équipage abattit, en dépit de l'avis des paroissiens, un orme situé dans l'enclos de l'église. Sitôt coupé, l'arbre se tordit et devint inutilisable. On y vit le concours de la Vierge Marie. Cet édifice blanc, de style roman, au toit d'ardoises surmonté d'un clocher en poivrière, était le plus ancien et le plus couru des lieux de culte de l'île.
Jean et Jeannette n'avaient pas eu d'enfant, mais l'Océan les remplissait. Il faisait partie de leur quotidien. Jean ne quittait sa femme que pour partir en mer. Lui, pêchait la sardine, elle, la mettait en boîte à la conserverie. Une vie simple faite d'habitudes et de petits bonheurs.
Depuis qu'il était veuf, il entretenait religieusement ce rituel ; il se rendait, comme à un rendez-vous quotidien, immanquable, au même endroit. Parfois, deux fois dans la journée selon la météo. Côte à côte avec Jeannette, le plus souvent silencieux, ils partageaient l'incomparable vue. C'est sur ce banc qu'il lui avait proposé de l'épouser. Leur attachement l'un à l'autre était indéfectible.
Jean s'installa. Il sortit de la poche intérieure de sa vareuse, sa vieille pipe et sa tabatière en orme. Méthodiquement, il bourra le fourneau de tabac en ne le pressant pas trop. Il l'alluma une première fois pour le faire gonfler. Quand la pipe s'éteignit, il utilisa un petit morceau de bois pour tasser les premières cendres et il la ralluma. Le vieux pêcheur commença à fumer lentement, regarda quelques volutes se dissiper avant de noyer son regard dans l'infini de l'océan. Il revivait des bribes de son passé. La mer lui en avait procuré des émotions : le chagrin de perdre les siens partis sur l'Atlantique, longtemps attendus... jamais retrouvés, l'agrément d'embarquer sur le chalutier avec les copains, au mépris du danger, le plaisir de rapporter des filets gorgés de sardines argentées...
De la peine, de la joie... La vie quoi !
Jules continua sa marche de randonneur tout en longeant la côte. La mer miroitait sous le soleil. Dans un léger bruissement, des vaguelettes chatoyantes s'évanouissaient sur les criques ensablées. Mon Dieu, que cette île était belle !
Quand il détacha son regard de cette étendue bleu marine fascinante, il distingua un vieil homme pourvu d'une barbe grise, assis sur un banc. Il tirait sur sa pipe tout en fixant l'océan. Il portait une vareuse en toile délavée et une casquette de marin. Sans doute, un ancien pêcheur. Tintin demanda poliment s'il pouvait s'asseoir. Sans le regarder, le loup de mer tapota de sa main la place libre l'engageant ainsi à se poser. Immobile, il fixait l'horizon et s'il n'eut ce geste, on aurait pu croire un personnage sorti tout droit du musée Grévin. Pas facile de l'aborder ; toutefois, il finit par se tourner vers Jules et rompit le silence en premier :
- J'te connais mon gars. J'te connais. Depuis qu'la Jeannette est partie il y a deux ans, je continue de venir ici chaque jour et j'observe... J'suis né sur cette île. Je n'la quittais que pour partir en mer.
Le journaliste pensa que cet homme le confondait avec quelqu'un d'autre ou qu'il perdait un peu la raison. Il resta à l'écouter par complaisance bien qu'il lui faille réunir, rapidement, des éléments pour l'article à faire paraître.
- Pourquoi t'es r'venu ?
- Je suis Parisien, en vacances quelques jours à Quiberon, je voulais découvrir l'île, répondit Jules qui ne savait trop comment orienter cet échange.
- L'autre soir, quand ces pauv'es gosses se sont échappés de leur bagne, j't'ai vu. Il y avait une femme avec toi. Vous avez récupéré l'gamin qui est r'cherché. C'était pour le r'mettre aux gendarmes ou pour l'faire travailler à vot' compte ? Je m'suis posé la question...
Tintin ne répondit pas. Il attendit que le bonhomme continue. La conversation prenait une drôle de tournure...
- T'es ben embêté, hein, mon gars ?
- Pourquoi avez-vous parlé de bagne ?
- Et l'bugel, où il est ?
- Pardon ?
- L'gamin, où il est à présent ?
- À l'abri. Pourquoi avez-vous parlé de bagne ?
- Parce que c'est un bagne avec travaux forcés treize heures par jour, pas d'nourriture, des coups... Personne ne s'en préoccupe, tout l'monde le sait, mais tout l'monde se tait. Plus abominable encore, quand ces gamins arrivent à s'sauver, des habitants les rattrapent pour quelques pièces de monnaie « une prime pourcapture ».C'est-y pas malheureux !
- Comment savez-vous que cela se passe ainsi ?
- Les gars qui travaillent là-d'dans parlent entre eux quand ils sont éméchés au Bistrot du Port,parce que la plupart des surveillants sont des ivrognes, ils causent... et c'est pas beau mon gars, c'est pas beau !
- Ils exagèrent peut-être. Pourquoi ne pas condamner à mort ces mômes pendant que vous y êtes ?
- Mais ils le sont mon gars, ils le sont. Quand les matons cognent trop dur et qu'un gamin y reste et ben on l'enterre pendant la nuit ; ni vu ni connu... Personne viendra voir c'qu'il est d'venu. Y a même unebered derrière cette maudite maison de redressement
- Une berou?
- Oui, un cimetière. Sans tombe.
- Et les familles, alors ?
- Ils n'en ont point. Ce sont des orphelins, des abandonnés, ou même livrés par leurs parents qui s'débarrassent. C'est-y pas malheureux d'voir ça, alors que nous avec la Jeannette, on n'a pas eu de p'tit et qu'on en voulait. J'cause, j'cause... j'sais même pas qui t'es, mon gars ! Moi, c'est Jean, ancien sardinier. On m'appelle « Janjan »parce qu'il paraît que j'répète souvent deux fois.
- Moi, c'est Jules, j'ai pris quelques jours de vacances.
- Ça, tu m'l'as déjà dit, mais qu'est-ce que tu fais dans la vie à part les vacances ?
- Je vends des journaux.
- Tu n'pourrais pas faire écrire dans tes journaux, ce qui s'passe de terrible dans cette satanée prison ? Ce s'rait ben mon gars, ce s'rait ben. Nous ici, on n'a jamais pu s'faire entendre, trop peu à parler...
- Oui, Monsieur Jean, je vais voir ce que je peux faire.
- Et l'bugel, où il est ?
- Avec ma mère, en sécurité.
- Ah, j'suis content. Pour sûr, t'es un bon gars. J'suis content.
- Kenavo,mon gars.
- Au revoir Monsieur Jean, lui répondit Jules ravi de cette belle rencontre aussi cordiale qu'édifiante.
- Je vous reverrai l'an prochain, pendant mes vacances.
- Pas sûr mon gars... D'ici là, l'Ankoùsera peut-être passé.
- Qui est l'Ankoù?
- C'est la grande faucheuse, mon gars, les anciens d'ici l'appellent l'Ankoù. Un personnage de la tradition bretonne qui représente la mort.
- Moi, je vous redis à l'année prochaine. Il y aura du nouveau au sujet du bagne, alors il faut m'attendre...
- Ah ! quand l'Ankoùvient nous chercher, on doit y'aller, y'a pas moyen, mon gars, y a pas moyen...
- Kenavo,Monsieur Jean.
- Kenavo, Jules.
Ils se serrèrent la main chaleureusement et se quittèrent.
Tintin, attendri et intéressé par ce brave homme, aurait aimé prolonger cette conversation. Il comptait sincèrement avoir l'occasion de le revoir.
Son enquête commençait à prendre forme. Ce qu'il pressentait s'avérait.
***
Fañch Rastel, despote, impitoyable, tenait de main de maître la colonie pénitentiaire.
Philémon, costume noir, chemise blanche, cravate sombre, tenait à la main une sacoche en cuir brun. Il se dirigea vers le lourd portail à double battant, où un garde se dressait, posture conquérante. Le portier, ventre à la limite de l'explosion, visage violacé, portait un uniforme étriqué et un képi trop juste. L'administration manquait de moyens... Il fut surpris quand Philémon lui adressa la parole.
- Bonjour Monsieur. Je viens de Paris pour rencontrer le Directeur de l'établissement, suite à l'émeute des pensionnaires survenue lundi dernier.
L'allure de Philémon, son air important et son arrivée de la capitale impressionnèrent le gardien. Pas très futé, il le laissa entrer sans se poser de question.
Après avoir pénétré au sein de l'établissement, plus aisément qu'il ne l'avait imaginé, le directeur deL'Encre Bleue découvrit un endroit obscur entouré par une haute enceinte. La mer n'était pas visible. Une bonne partie de la lumière du jour amputée rendait l'endroit sinistre. Composée de longs bâtiments austères, cette colonie, censée éduquer et former les pensionnaires à un métier, lui provoqua un étrange malaise. Il croisa plusieurs surveillants en uniforme bleu foncé, arborant leurs insignes, la matraque suspendue à la ceinture pour certains, d'encombrants trousseaux de clés accrochés au ceinturon pour d'autres.
Un homme, petit, sans envergure, pantalon et veste marron, chemise blanche au col empesé vint à sa rencontre.
- Que faites-vous ici ? L'entrée est interdite à quiconque n'a pas un laissez-passer de ma part !
- Bonjour Monsieur, je souhaiterais m'entretenir avec le Directeur du centre de Haute-Boulogne.
- C'est moi. Nous n'avons pas rendez-vous. Comment êtes-vous entré ?
L'homme inhospitalier affichait un air hautain et méprisant.
- Par la grande porte, avec l'acquiescement de votre aimable portier, ironisa Philémon avec un demi-sourire.
- Ah ! ce nigaud ferait rentrer n'importe qui. Tant qu'il ne les laisse pas s'enfuir, c'est déjà ça.
- Justement, c'est au sujet de l'évasion qui a eu lieu lundi dernier que je voulais vous rencontrer.
- Et à quel titre s'il vous plaît ?
- C'est exact, je ne me suis ni annoncé, ni présenté : Philémon Dunois de Millançay, Directeur du journal parisien L'Encre Bleue
Philémon donna son nom complet, n'hésita pas à se présenter comme une personnalité afin de dévaloriser cet homme antipathique et suffisant.
- Suivez-moi dans mon bureau.
L'individu déplaisant, visage strié d'éphélides, cheveux roux gominés séparés par une raie au milieu, portant une fine moustache, marchait d'un pas rapide. Sec, nerveux, son attitude traduisait « finissons-en au plus vite ». Les deux hommes traversèrent une grande cour sinistre avant d'atteindre une construction en pierre de modestes dimensions. Ils empruntèrent un couloir humide, aux murs à la peinture vert-de-gris écaillée, s'ouvrant sur une pièce monacale.
En rentrant sur la droite, un bureau plat en chêne foncé, sculpté en façade, surprenait par son raffinement dans cet espace de dénuement. Sur le plateau, divers dossiers s'étalaient avec des noms, prénoms et numéros tracés à l'encre noire. Ce meuble breton, imposant, trônait sur une estrade rehaussée de deux marches, affichant ainsi la supériorité du Directeur. L'interlocuteur, le plus souvent un pensionnaire, dominé, infériorisé, devenait facile à déstabiliser, donc plus vulnérable. Sur le mur décrépi, juste au-dessus du bureau, un Christ en croix persistait, impuissant, à vouloir insuffler la clémence.
Tout en s'installant derrière son bureau, dominant, cet outrecuidant personnage dévoila son identité :
- Fañch Rastel, Directeur de cette maison d'éducation surveillée qui compte actuellement quatre cents colons, de huit à vingt et un ans. Un travail considérable et éprouvant. Ces vauriens sont difficiles à mâter. Quant aux surveillants, tous d'anciens soldats, ils sont soit des ivrognes, soit des idiots...
Il invita Philémon à s'asseoir qui préféra rester debout. Un instant étonné, il lui expliqua que cette colonie maritime et agricole avait été conçue pour sortir ces pupilles de la délinquance. Une section maritime comprenait un bateau ensablé dans la cour pour l'apprentissage du travail de matelots, des ateliers de fabrication de cordages, tressage de filets... Trois bateaux de pêche fournissaient en thon et en sardines la conserverie. Une section agricole consacrée aux travaux des champs : culture de blé, de légumes, et à l'élevage de moutons et de bovins, employaient également des pensionnaires. Tous les corps de métiers, nécessaires à la communauté, existaient au sein de l'établissement.
Après l'écoute de ces explications relatives au fonctionnement de la colonie, Philémon en arriva à l'émeute.
- Comment cette révolte de lundi dernier s'est-elle déclarée ?
- Ici, le règlement doit être respecté. L'obéissance est la règle numéro un, sinon, nous sommes dépassés. Alors, je me demande ce qu'il adviendrait du personnel, de la sécurité des îliens, voire de l'ensemble des citoyens. Nous devons être fermes. L'heure des repas est précise. Les pensionnaires prennent leur place à table et attendent l'autorisation pour commencer à manger. Ils ne doivent pas se ruer sur la nourriture, mais prendre le repas d'une manière civilisée, c'est-à-dire dans le bon ordre. Ça aussi, fait partie de leur éducation. Or, lundi dernier, une forte tête s'est « jetée »sur son fromage, avant de consommer sa soupe. Il a eu une remontrance...
- Quel genre de remontrance ? coupa Philémon.
- Un surveillant l'a soulevé du banc et avant de le conduire au quartier disciplinaire, l'a légèrement cogné. Je vous l'ai dit, ils ne sont pas toujours malins... Ses camarades se sont rebellés. Les plus grands se sont levés, entraînant les plus jeunes. Les garnements ont couru dans la grande cour où se trouvaient les échelles oubliées par les ouvriers couvreurs. Certains ont incendié un bâtiment. D'autres ont franchi le mur, profitant de la panique pour se disperser sur l'île. Très rapidement, l'alarme déclenchée a alerté tous les Bellilois. La population, solidaire, nous a aidés à les retrouver. Dans la nuit, des touristes et les gendarmes ont découvert six colons au fond d'un bois. Ils ont été ramenés, manu militari. Quelques heures ont suffi pour que tout soit rentré dans l'ordre. Les punitions sont tombées, implacables. Les cachots ont servi. La répression les empêchera de recommencer !
Philémon, en écoutant ces allégations, peinait à contenir sa colère ; néanmoins, il lui fallait obtenir des détails sur l'organisation et les pratiques disciplinaires de cette véritable prison. Il découvrait toute l'horreur de l'existence entre ces murs. En pensant à ce qu'avait pu subir Robert, il redoublait de volonté pour dénoncer, intervenir en faveur de ces enfants condamnés.
- Vous les avez tous récupérés ?
- Cinquante-six se sont évadés, un seul n'a pas été retrouvé ; l'île a été quadrillée et aucun habitant n'aurait pris le risque de cacher un fugitif.
- Vous avez prévenu sa famille ?
Rastel eut un rire caustique.
- Il ne manquera à personne, c'est sa mère qui l'a vendu, n'en venant pas à bout. D'ailleurs, le père était un meurtrier. C'est de la mauvaise graine, irrécupérable... ça, monsieur. Neuf ans, je crois... Un marin a retrouvé un sabot et un pantalon sur le port. En voulant s'échapper, il a dû se noyer ! Pas une grande perte ! Nous remplissons notre tâche comme il faut, avec rigueur et conscience. Ils sont encadrés ; treize heures de travail par jour, de la discipline et de la justice. Une émeute comme celle-ci ne se reproduira pas. Nous serons encore plus vigilants. Les murs, hérissés de tessons de verre, sont infranchissables sans échelle. La colonie, cernée par la mer, en dissuade plus d'un. Rassurez-vous, nous veillons à ce que la société soit protégée et vous pouvez l'écrire dans votre journal.
L'homme se méprenait. Cet infâme individu n'avait pas tout-à-fait saisi la démarche de Philémon. Le but du directeur del'Encre Bleue ne consistait pas à rassurer la population en faisant l'apologie des maisons de redressement, mais de défendre ces mômes maltraités. À quoi avait-il échappé ? Une fois encore, il eut une bouffée de reconnaissance et d'affection pour Anatole et Léa. Avec Jules, ils allaient rédiger un article qui ferait « la Une »; qui allait bousculer les esprits !
Philémon dévisagea Rastel avec mépris. D'un ton cinglant, il clarifia le but de sa visite :
- Comprenez que ce n'est pas pour la population que je m'inquiète, c'est pour ces pauvres jeunes : abîmés, rudoyés, traités à l'instar des bagnards, VOS victimes ! C'est VOUS et VOS sbires qui êtes dangereux, VOUS qui devriez être enfermés !
Fañch Rastel, écarlate, faillit s'étrangler...
Philémon tourna les talons. Il reprit le couloir lugubre à grands pas, quitta le bâtiment administratif. Le journaliste passa devant les réfectoires et les ateliers. Il découvrit le quartier disciplinaire avec ses ouvertures étroites aux lourds barreaux d'acier. À ce moment de l'après-midi, le quasi désert de la cour lui permit de se servir de son « Rolleiflex ». Il l'arma discrètement et prit trois ou quatre photos. Alors qu'il regagnait le portail, des cris lui parvinrent. Sur le point de faire demi-tour, il réalisa que ce n'était pas la meilleure stratégie pour mener à bien cette action : faire cesser cette abomination tout en condamnant, lourdement, ces monstres.
***
Il retrouva Jules qui patientait auBistrot du Port, où ils s'étaient donnérendez-vous pour attendre le dernier ferry. Chacun fit part du résultat de son enquête. Leurs informations corroboraient. Il n'y avait aucun doute sur la maltraitance des jeunes détenus.
Trois hommes franchirent la porte du café. Le premier, le plus vieux, portait une épaisse barbe poivre et sel, un bonnet de marin posé sur le haut de son crâne. Il exhibait une carrure de lutteur gréco-romain. Un homme, la quarantaine et un beaucoup plus jeune, effacé, le suivaient, les mains dans les poches.
Le baraqué salua d'une voix rocailleuse :
- DematLoulou, tu peux nous mettre une tournée de gwin ruz.
- Salut Cap'taine, lui répondit Jean-Louis le patron du café, puis, s'adressant à ses deux compagnons :
- Alors, pas trop dur en ce moment, là-haut, avec la révolte ?
- Ah ! « Le gringalet »ne sort de son bureau que pour aboyer des ordres. Il a viré « Dédé la barrique »hier. Ce soir, quand j'partais, c'était au tour de « Riton le portier », qui a laissé un étranger pénétré dans l'enceinte sans autorisation, renseigna le plus âgé des deux.
- Et vu c'qui s'passe, mieux vaut ne pas recevoir de visites imprévues, enchaîna le plus jeune.
Le lutteur gréco-romain reprit :
- Oui, ces pauv's gosses ne sont pas à la noce.
Loulou rassura les deux employés de la colonie :
- Vous n'serez pas embêtés vu qu'vous travaillez en kegin, vous n'pouviez rien empêcher.
- Rastel attend un délégué du ministère de la Justice qui doit enquêter sur la mutinerie, ça risque de faire du bruit, répondit un des deux cuisiniers.
- C'est qu'on n'a pas envie d'perdre not' boulot ! se désola le plus jeune.
- Pas d'inquiétude à avoir. Ce sont les surveillants, ces matons barbares, qui vont trinquer, et si j'en crois ce qu'ils rapportent ici, ils le méritent ! affirma le cafetier.
Puis, sur un discret signe de tête de Jean-Louis, les trois consommateurs se retournèrent vers Philémon et Jules. Ils continuèrent leur discussion en breton ; ce qui frustra les deux journalistes avides d'informations.
Philémon comprit que sa visite avait coûté le poste du portier.
***
Ils revinrent à Quiberon à l'heure du dîner.
Marie Le Bihan,patronne de l'hôtel, la quarantaine, habillée de noir, cheveux tirés, tenue soignée, se montrait chaleureuse et affable. Ces deux hommes l'intriguaient. Elle ne les pensait pas vacanciers en raison de leur allure, surtout le plus âgé. Les fiches, remplies par leurs soins, les présentaient comme employés de bureau, domiciliés à Paris.
Étaient-ils des policiers en civil ?
Tout en plongeant la louche dans la soupière fumante, elle engagea la conversation :
- Alors messieurs, vous avez passé une belle journée sur l'île ?
- Pas précisément ! soupira Philémon à qui venait de germer l'idée de l'interroger.
- Pourtant, un beau soleil et pas trop de monde...
- Voilà, madame Le Bihan, monsieur Martin et moi nous ne sommes pas des touristes. Nous sommes journalistes pour L'Encre Bleue à ParisNous enquêtons à Belle-Île sur la révolte de la colonie pénitentiaire.
- Ah ! Vous m'en direz tant ! Bien misérables sont ces enfants, traités comme de redoutables bagnards ; certains n'ont pas dix ans !
- Vous connaissez cette maison d'éducation surveillée ? demanda Jules
- Maison d'éducation ? Un bagne vous voulez dire ; avec d'atroces conditions d'enfermement. Mon frère travaille dans un atelier de métallerie-serrurerie à Saint-Pierre. Son patron l'a envoyé, avec un collègue, pour faire des aménagements à Haute-Boulogne pendant plusieurs mois. Leur activité consistait à entourer chaque cellule, disposant d'un lit fixé au sol et d'un placard, par un grillage grossièrement tressé de fil de fer. Ils devaient munir chaque porte d'un cadenas que le gardien fermait pour la nuit. La geôle dans la prison. Ces cellules exiguës, disait Jacques, lui faisaient penser à des cages pour bêtes sauvages. Il remarquait les pensionnaires affamés, pétrifiés par la rudesse, la perversité des surveillants. Il en est revenu malade, n'en dormait plus. Comment faire cesser cet enfer ? Cette question le taraudait.
- Il vous en parlait ?
- Pas seulement, mais aussi à son patron. Un homme qui a perdu une jambe lors de la bataille des tranchées et dont la femme n'a pas attendu son retour. Il met tout sur le compte de la guerre « un gâchis effarant »: les hommes mutilés, les pères, les fils, tués, les familles désunies, les femmes violées, les mères perdues, les pupilles, les abandonnés... les matons féroces, anciens militaires, qui ont perdu leur âme. Tout est la faute de cette « saloperie »,répète-t-il à qui veut l'entendre ! Son employeur est un brave homme, mais ne sachant pas vers qui se tourner, il a tout bonnement décidé de ne plus intervenir dans la colonie. Monsieur Le Guennec n'a plus foi en l'humain. Il a vu trop d'horreurs ! À la suite de ces révélations, mon frère et mon mari se sont déplacés à la gendarmerie. Un policier les a reçus. Sans même les faire asseoir, il les a écoutés, puis s'est voulu rassurant. En les raccompagnant jusqu'à la porte, il leur a fait entendre que certaines personnes brodaient autour de cette maison d'éducation dont la vocation se résumait à apprendre un métier aux pupilles. Il a ajouté qu'il ne fallait surtout pas croire ce que l'on racontait à des fins de discréditation de l'administration.
- Votre frère lui a dit qu'il avait été témoin de ces déplorables conditions de détention ? demanda Jules
- Bien sûr ! Ce à quoi il a répondu qu'il fallait maintenir l'ordre et brider l'anarchie en France. Ils sont ressortis dépités. Si, aujourd'hui, ce témoignage peut servir, cela nous soulagera.
Ils la remercièrent. Toutes les informations collectées serviraient à l'édition de leur journal. Ils lui feraient parvenir un exemplaire, dès sa parution.
Leur dîner terminé, Philémon et Jules, avec l'accord de la propriétaire, s'installèrent devant une table du restaurant afin de rédiger l'article pour lequel ils venaient d'investiguer.
Vers deux heures du matin, Philémon gagna sa chambre. Jules retoucha quelques phrases, relut avec attention ce qui devait constituer la deuxième page du journal. Il n'était pas pleinement satisfait. La situation dramatique de ces survies d'innocents était insuffisamment dépeinte. Le constat était trop factuel. La détresse, la souffrance, les brimades, les humiliations, les sévices infligés, tant physiques que moraux, lui paraissaient édulcorés. Le récit manquait de puissance ! Il fallait que les lectrices et les lecteurs, viscéralement affectés, ressentent de vives émotions : la consternation, la tristesse, la pitié, la colère, la révolte... autant de réactions devaient tourmenter les consciences.
Le journal refermé devait alarmer, faire bouger.
Le but de ce reportage n'était pas de multiplier les ventes de L'EncreBleue ; essentiellement de déclencher une campagne de presse, alertant la population, les responsables politiques, qui conduirait à la fermeture de ces bagnes et au procès de ces tortionnaires !
Le témoignage d'un de ces colons apporterait ce qu'il manquait : du vécu ! Alors, Jules pensa que Robert pouvait les aider...
Il alla se coucher rasséréné. Il dormit d'une traite.
À cinq heures, les deux reporteurs reprirent la route pour Paris.