Amnésies lacunaires
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Chapitre 5 No.5

François

Au moins, ici je suis tranquille... quelques minutes de répit à l'abri de leurs regards.

Je comprends mieux le ton de Thomas sur ma messagerie. Laconique. Lui qui ne sait pas parler sérieusement à un répondeur. Il a dû penser que nous étions sur écoute. Sinon, il aurait insisté pour que je le rappelle. Ou il m'aurait annoncé ce à quoi je devais m'attendre. Combien en interrogent-ils ainsi ? Nous trois seulement ou toute la classe de Terminale ? Tout le lycée ? Combien de suspects ? De suspects de quoi ? Ils ont l'air de patauger. Moi aussi. Ils m'attendent. Je ne peux pas rester indéfiniment aux toilettes, mais je n'arrivais plus à respirer face à eux. De toute façon, nous n'avons plus rien à nous dire tant que je n'auraipas un avocat. Je n'aime pas les manières de celui qui me parle. Il peut prendre l'air aimable, se faire chaleureux, il n'en est pas moins en train de m'interroger. Et j'ai l'impression que l'autre, trop absorbé par son ordinateur pour m'adresser le moindre regard, me scrute de ses oreilles, traque la moindre hésitation, le plus petit trémolo. Je ne sais même pas s'il est légal d'être retenu, harcelé de questions, sans savoir de quoi je suis soupçonné. C'est sûr que je ne peux pas contester. Contester quoi ?

J'imagine qu'Olivier n'a pas dû les prendre au sérieux. Il les aura énervés, avec ses réponses de dilettante. Ils ont dû le trouver léger, insouciant, le genre de type qui ne pense pas aux conséquences de ses actes. De là à le considérer potentiellement comme coupable, il n'y a qu'un petit pas qu'ils ont dû franchir sans même s'en rendre compte. Coupable de quoi ? Le pas suivant, à peine plus grand, les amène forcément à nous considérer comme complices, Thomas et moi. Complices de quoi ? Ils ne connaissent pas le tempérament d'Olivier : éternellement détendu, mais incapable de faire du mal à une mouche, de porter préjudice, pas même de se garer devant une porte cochère de peur de déranger. Détendu, mais trop respectueux pour être inconséquent.

- Bien. Reprenons.

- Ça alors ! J'aurai juré être resté un moment aux toilettes et j'ai l'impression qu'il est la même heure que tout à l'heure ! 15 h 15. Marignan. L'heure de la bataille. L'heure de la victoire. Victoire de qui ? Les aiguilles se chevauchent. La grande couvre la petite. Qui chevauche qui ? Qui couvre qui ?

- Reprenons.

- Ça va, j'ai compris, ne posez plus les questions, je me souviens de l'ordre des réponses.

Chaluin François ;

Né le 26 mars 1972 ;

Comptable à l'hôpital Jehan Rictus ;

Marié à Valérie Seillant ;

Deux enfants : Léopold, 11 ans et Camille, 8 ans et demi.

Il joue avec son stylo mais n'écrit presque rien, juste un mot de temps en temps. L'autre saisit tout, j'entends le clavier qui ne s'arrête jamais, même pendant mes silences. Il doit rattraper son retard.

- Je connais Olivier Loitrel et Thomas Trévise, nous sommes amis depuis bientôt 30 ans. Nous avons passé l'essentiel de notre scolarité ensemble et je n'ai pas la moindre idée de ce que j'ai fait, dans la soirée du 24 avril 1990 ni dans la nuit du 24 au 25. Je sais seulement que rien de remarquable n'a gravé ma mémoire. Vous me dîtes que c'était un jour de semaine, j'étais lycéen, j'imagine que je suis allé en cours dans la journée, et que la nuit, j'ai dormi. Peut-être me suis-je couché un peu tard, peut-être suis-je sorti jusque vers quoi, 22 h, 23 h maxi si mes parents n'étaient pas là car sinon cela aurait été impossible, mais il se peut aussi bien que je me sois couché de bonne heure en prévision de l'interro du lendemain. Je suis certain de ne pas avoir eu de liaison amoureuse ce jour-là, ni cette semaine-là, ni ce mois-là. Mon année de Terminale a été marquée par un vide affectif sidéral, je l'ai assez regretté. Pas une aventure qui soit allée jusqu'au lit. Des débuts et pas de suite. J'invoquais alors la poisse, interprétais des facteurs externes et compris plus tard seulement l'étendue de mes maladresses d'alors. Je faisais fuir les filles avant même de les connaître. Je me croyais amoureux au premier coup d'œil et voulais construire, parlais d'avenir et négligeais l'instant présent et la futilité. Il y avait quelque chose de pur et de niais en moi, c'est peut-être idiot, mais cela ne me transforme pas nécessairement en criminel ou en terroriste. Plutôt en gentil naïf, il me semble. On peut y trouver de quoi se moquer, mais pas au point de m'incriminer dans je ne sais quelle affaire non élucidée.

Un mouvement de la main m'interrompt, mais je n'avais certainement rien à ajouter. Geste furtif, impatient, qui a dû lui échapper.

- Certaines affaires peuvent être rouvertes juste avant la date de prescription.

Il gratte l'air de sa main gauche. Mouvement incontrôlé, puéril, un peu ridicule, qu'il interromprait immédiatement s'il en prenait conscience. Longs doigts osseux, repliés sans être serrés, semblables à des serres de rapace. La main droite reste imperturbable sur le bureau, posée, figée. Le stylo à l'opposé. Je n'avais pas remarqué qu'il était gaucher.

- Pour de la naïveté ? De la niaiserie ? Une trop grande idéalisation de l'amour ? De manque de discernement ? Une sous-estimation de la puissance du désir ?

- Tous ces états ont parfois mené des gens très structurés à commettre des actes abjects, monsieur Chaluin.

Ses doigts se sont refermés d'un coup. Autour de quelle proie imaginaire ? J'ai l'impression de les sentir sur moi, qu'ils me réduisent à la taille d'un insecte enserré dans sa main. Il me tient, ne me secoue pas encore, m'étouffe déjà. J'ai trop parlé de moi, avec trop de sincérité, il a senti une faille, il ne va pas tarder à me dire que je n'étais pas plus niais qu'un autre, que je n'idéalisais pas tant que ça l'amour, que j'aurais bien aimé aussi goûter au plaisir, jouir et oublier, mais que les filles me pétrifiaient de timidité. Je ne pourrai pas lui donner tort.

- On se fait croire beaucoup de choses, monsieur Chaluin. Surtout à l'adolescence. On se fait croire qu'on n'est pas comme les autres, on se fait croire que les garçons de notre âge ne respectent pas les filles de leur âge, on se fait croire qu'ils sont très à l'aise parce qu'ils parlent fort et vantent leurs exploits quand ils font tout pour nous faire croire à ce qu'ils aimeraient croire eux-mêmes. On finit par marcher dans leur ombre, on oublie de douter d'eux, on doute de soi. Si on est amoureux, on se dit qu'on vit quelque chose d'exceptionnel, qu'ils ne peuvent connaître, pas même prétendre comprendre, ils sont trop... ou pas assez. Si on est amoureux, même notre amoureuse nous dit qu'on est différent, elle nous entretient dans notre illusion d'exception, et si on n'est pas amoureux, on se dit qu'on ne voudrait pas vivre quelque chose qui sonne faux, quelque chose qui ne soit pas singulier. On se fait même croire qu'on n'aimerait pas une rencontre éphémère. Le désir des corps, les yeux qui scintillent et les peaux qui frémissent, se parler sans chercher à se connaître, juste pour le plaisir, pour s'emporter dans l'instant, on laisse ça aux autres. On se fait croire qu'on est plus exigeant, qu'on veut vivre une vraie relation, pas une émotion fabriquée. On ne voudrait surtout pas désirer une fille sans l'aimer. On se fait croire qu'elles fonctionnent comme ça, les filles, elles se donnent tellement de mal à se le faire croire à elle-même que l'on s'en voudrait de ne pas considérer leurs efforts. Enfin, il me semble que c'était à peu près comme ça il y a longtemps. Maintenant, je ne sais plus.

                         

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