En me dépêchant, je passe prendre les enfants chez Émilie et nous pouvons encore être à la maison avant le retour de Julie. Elle déteste arriver avant moi quand elle s'attend à me trouver à la maison. Et mes papiers qui sont restés étalés partout ! Je n'ose pas partir. J'ai l'impression de fuir, que l'on me tend un traquenard, qu'une main va s'abattre sur mon épaule au moment où je franchirai le seuil, accompagnée d'une accusation de tentative de fuite, preuve irréfutable de ma culpabilité, puis les menottes, la cellule. Une chance encore si on ne passe pas par une phase soudainement plus musclée de l'interrogatoire.
J'enfile ma veste en essayant d'éviter la précipitation, ne pas avoir l'air soulagé, je regarde autour de moi... rien ne semble plus inquiétant qu'il y a cinq minutes.
- Au revoir Messieurs.
Je n'ose demander confirmation de mon autorisation de quitter les lieux. Il me semble que ce serait immédiatement traduit comme un aveu de faiblesse, de doute, de quoi encore ?
J'arrive à la porte et je l'entends qui vient vers moi, sa main s'abat sur mon épaule, me tasse.
- Je sais bien que vous êtes pressé de retrouver vos enfants, mais prenez tout de même le temps de relire votre déposition avant de la signer.
Pourquoi ne l'a-t-il pas dit avant que je me lève ? Évidemment, je dois relire ma déposition ! Et la signer. Comment n'y ai-je pas pensé ? Son ton n'est pourtant pas désagréable, ne l'a été à aucun moment de la journée. Assez humain même. Impossible de savoir s'il joue avec moi. Peut-être qu'il me l'a dit.
Je me rassieds. Relis les feuillets de mes mots à peu près restitués. Ai-je dit les choses ainsi ? N'y a-t-il pas de légers raccourcis dans leur transcription ? De toute façon, je n'ai pas le temps de discuter les détails, je m'efforce déjà de ne pas lire trop rapidement. D'éviter tout empressement ! Je signe des déclarations anodines en apparence, mais dont je pressens qu'elles peuvent modifier mon existence.
Cette fois, je peux partir. Nous serons de toute façon amenés à nous revoir. En attendant, je peux continuer à vivre normalement. Comme je le fais depuis avril 1990.
Je promets d'essayer de me souvenir de ce que j'ai fait le 24 avril au soir.
- Et le 25 au matin.
- Et le 25 au matin, entendu. Toute la journée même si cela me revient. Je noterai scrupuleusement tout ce que je pourrai retrouver
J'ai quitté la ville aussi vite que possible, évitant les grandes artères déjà encombrées par la sortie des bureaux, pour me faufiler par les petites rues... l'impression de fuir par des portes dérobées. Sur l'autoroute, j'ai roulé vite. Trop vite. Laurence ou Virginie ?
Un arrêt rapide sur une aire de repos pour appeler François et Olivier. C'est anonyme une aire d'autoroute. Nous étions plusieurs hommes seuls, à l'arrêt, au téléphone... représentants de commerces et maris infidèles confondus. Quelques poids lourds au repos un peu plus loin.
- François ? C'est Thomas... je... rien de spécial... j'avais juste envie de te parler un peu... de prendre des nouvelles... on se rappelle... À bientôt.
J'ai eu plus de chance avec Olivier. Sa voix m'a immédiatement réchauffé. Puis refroidi.
- Olivier ? C'est Thomas... ça va ? ... ça va bien ? Excuse-moi, je suis assez pressé, je n'ai pas trop le temps de bavarder, mais j'ai besoin de ta mémoire. Est-ce que tu te souviens de ce que l'on a fait – je suis sérieux, ce n'est pas une blague – de ce que l'on a fait le 24 avril 1990 ?
- Ah ! Toi aussi ! Ça y est, ils nous ont rattrapés ! Ça devait bien arriver un jour... t'inquiète pas trop, pour le moment ils pataugent, ils n'ont aucune preuve, mais ils vont finir par en trouver, l'étau se resserre... l'étau se resserre... prêt pour une cure d'oranges ? Tu crois qu'ils nous mettront ensemble ? À part ça, ça va ?
- ...
- Thomas ? Thomas ?
- De quoi parles-tu Olivier ?
- De l'interrogatoire... je plaisante... c'est n'importe quoi leur affaire, non ? Dommage que l'on n'y soit pas allé ensemble... on se serait fait un restau... non, ils ne m'ont rien dit de précis... comme toi, je suppose... des questions sur le lycée... savoir si je te connaissais... toi... et François aussi... je ne pensais pas qu'ils te feraient venir, sinon je t'aurais appelé... d'ailleurs, je t'ai appelé ce matin... je voulais te raconter... mais je n'imaginais pas qu'ils voudraient t'interroger aussi... je pensais plutôt à une affaire en lien avec l'hôtel... ça arrive parfois... un truc du temps de mes parents qui ressortirait maintenant... puisqu'ils t'ont fait venir, François va sûrement y avoir droit aussi... à moins qu'il n'y soit déjà allé... il nous aurait appelés pour nous en parler... je les ai un peu envoyés se faire voir, limite poli. C'est leur boulot d'enquêter, pas le nôtre. Je n'ai même pas retenu la date... avril 1990, par là, c'est ça ? Un quoi... ? Un jeudi... ? Possible. Le 24 ? Si tu le dis. Oui, à bientôt. T'aurais quand même pu passer à l'hôtel avant de reprendre la route !
Ça n'avait pas l'air de l'inquiéter plus que ça, Olivier. D'ailleurs, qu'est-ce qui l'inquiète ?
- Ça a l'air sérieux quand même, je lui ai dit, ça va faire 20 ans, c'est sûrement pas pour un vol de mobylette ou un feu rouge grillé à vélo !
- Va savoir ! Ils raclent les fonds de tiroir pour remplir les statistiques, alors s'ils n'ont plus rien d'autre à se mettre sous la dent ! T'en fais pas et laisse-les faire leur boulot... si t'avais quelque chose à te reprocher, tu le saurais, non ?
Je ne l'ai jamais vu inquiet, Olivier. Ni préoccupé. Même quand il se trouvait dans des situations qui m'auraient empêché de dormir
- Tu te souviens si j'étais avec Laurence ou avec Virginie ?
- Ni l'une ni l'autre. Tu sortais de Laurence. Et moi de Virginie.
- T'es sûr ? Ce n'était pas l'inverse ?
- Non, c'était l'année d'avant, l'inverse. Ou plutôt, c'est l'année d'après qui a été l'inverse de l'année d'avant, parce que l'année d'avant, on ne pouvait pas encore savoir que l'année d'après serait la même chose inversée.
Oui, oui, bien sûr. C'est vrai que nous avions passé deux printemps avec les mêmes filles, mais pas dans la même distribution.
- T'en as parlé à Guillemette ?
- Évidemment ! Ça l'a bien fait rigoler de voir le temps qu'ils ont à perdre. Et ça la fera encore plus rigoler quand je vais lui dire qu'ils t'ont fait venir. Allez, t'inquiète pas ! Wait and See.
- C'est ça. Wait and See. Embrasse Guillemette !
Depuis que l'on a appris l'expression en cours d'anglais, c'est sa devise, à Olivier. Wait and See. Et quand son présent ne l'enchantait pas, ces trois petits mots lui ont toujours permis d'attendre des lendemains qui chantaient mieux.
Wait and See.
Jusqu'à ce qu'ils se trouvent, Guillemette et lui. Et depuis, ils donnent l'impression que chaque matin leur apporte quelque chose de chantant, même au cœur des difficultés, même quand l'hôtel ne se remplit pas, même quand il leur a fallu entreprendre des travaux pour s'adapter aux normes, même quand d'autres auraient baissé les bras.
Au péage, des gendarmes scrutaient les automobilistes. Impression furtive qu'ils m'attendaient et qu'ils allaient me ramener à la case commissariat. Je n'étais pas sûr d'avoir mes papiers avec moi, j'étais parti trop vite le matin pour y penser. Comment faire pour avoir l'air naturel ? Je suis passé sous leurs regards indifférents.
Je ne sais pas ce que j'ai raconté à Émilie. Je lui ai parlé de n'importe quoi sauf du commissariat. Je l'ai surtout remerciée plusieurs fois. Je ne me souviens pas non plus de ce qu'elle m'a dit. Je ne pensais qu'à l'interrogatoire. Claire et Simon ne m'ont pas posé de questions, trop contents d'avoir joué avec Maxime et Basile. Apolline m'a demandé pourquoi je n'étais pas venu à l'école, mais j'ai l'impression qu'elle connaissait déjà la réponse : forcément, je travaillais. C'est ce que je me suis entendu lui dire. Je les ai trouvés tellement beaux, tous les cinq à jouer ensemble, tellement innocents ! Nous sommes arrivés à temps avant le retour de Julie. Quand elle est rentrée, Claire et Simon étaient sous la douche, Apolline, déjà en pyjama. Julie était énervée après une cliente qui change systématiquement ses dates à trois jours du départ. Une bonne cliente pourtant, qui voyage toute l'année, mais qui l'oblige chaque fois à des tours de passe-passe pour lui trouver une place disponible sur un vol au dernier moment. Elle a jeté un regard sur les papiers empilés à la hâte, puis elle a haussé les épaules et m'a demandé comment s'était passée ma journée. J'allais répondre mais elle est repartie sur son enquiquineuse de dernière heure. Je n'ai rien dit.
J'en aurais parlé, une fois les enfants couchés, mais le téléphone a sonné. Sa mère, pour préparer l'anniversaire de Claire, samedi après-midi. Elle n'a plus parlé que de ça. Je ne la sentais pas très disponible à autre chose. Après ma journée, je n'aurais pas su comprendre qu'elle m'écoute d'une oreille distraite.
Elle dort maintenant et le 24 avril 1990 me hante dans le noir. Je ne me souviens de rien.
Pourquoi m'a-t-il quitté en me disant que je pouvais continuer à vivre normalement comme je le fais depuis avril 1990 ? Je ne devrais pas vivre normalement ? J'y sens une menace, une dose de suspicion. Comme s'il savait des choses de moi que je ne sais pas.
J'ai fini par m'endormir. Elle m'attendait. En embuscade dans mon sommeil. Son petit arbre sec à la main comme un sceptre. Elle me plante son regard minéral. Elle a tout son temps.