Thomas
Thomas
Elle me regarde de ses yeux gris enfoncés dans leurs cavités. Des yeux de cendre froide. Elle me regarde de son regard minéral. Elle ne dit rien. La bouche entrouverte, édentée, sans parole. Elle ne dit rien mais tout son être m'est un reproche : les sillons qui creusent ses joues et la fossilisent, les cheveux vert de gris, hirsutes, que le vent peine à faire frémir, les lèvres empoussiérées, striées, encroûtées, le nez tors, qui dût jadis lui faire mal à chaque inspiration, les sourcils couleur de pus séché, et les oreilles fermées, comme cousues sur elles-mêmes rétractées, peut-être pour ne plus laisser le vent siffler son agonie. À moins qu'elles ne fussent aspirées par un trop grand vide de mot.
Elle me regarde, plantée au-dessus de moi sur sa montagne ravinée. Elle m'assignede son regard. J'ignore encore ce que cela signifie précisément, mais je me sens assignéà l'immobilité sous son regard pétrifié.
Elle tient un arbre à la main, petit arbre déraciné, à peine plus grand qu'elle, tout sec, depuis longtemps calciné de l'intérieur par la lave.
Elle me regarde du haut de sa montagne de reproches et le cratère de sa vie creuse son gouffreà l'endroit de ses pensées.
Elle me terrifie de son silence de haine. Je ne sais pas pourquoi elle s'en prend à moi, je comprends seulement qu'elle m'a trouvé et qu'elle ne me lâchera plus. Moi. Thomas Trévise.
La journée avait pourtant bien commencé. Une journée sans se raser, c'est déjà une journée de détente. J'avais pris mes dispositions pour ne pas aller à l'agence et m'occuper enfin des papiers en retard. Je restais à la maison avec mes poils au menton. Petits poils piquants d'une journée sans client. Je disposais de mon temps jusqu'à l'heure des enfants. J'avais étalé des papiers partout sur mon bureau, sur la petite table à côté du bureau, et les deux dossiers des impôts étaient ouverts par terre. Je ne connais pas d'autre méthode pour traiter les papiers administratifs : il faut que j'étale. J'arrive parfois à essaimer jusqu'à la table de la salle à manger. Mieux vaut alors ne pas m'interrompre et si, pour une raison ou une autre, je dois tout ranger en catastrophe, j'empile les dossiers ouverts et les papiers éparpillés. La session suivante commencera par un tri laborieux pour retrouver un peu d'ordre. Cette seule perspective me fera repousser au maximum le moment de m'y remettre, accumulant une nouvelle pile de papiers à traiter en urgence. Ma seule motivation pour m'y atteler, outre la nécessité, sera la promesse d'une journée entière à la maison, sans client, sans cravate et sans chaussettes, en jean uséet chemise froissée, pas rasé et pas chaussé.
J'en étais là de mon chantier, à remplir les imprimés, dater, signer, reporter pour la deuxième ou troisième fois la perspective d'un nouveau café à la fin du formulaire en cours lorsque le téléphone a sonné quelque part sous les papiers. C'est alors qu'elle m'est revenue. J'ai même cru que la sonnerie l'empêchait d'apparaître tout à fait, mais elle l'a plus certainement rappelée. Qui sait, s'il n'y avait pas eu cet appel, peut-être serait-elle restée enfouie dans les limbes de ma mémoire fantôme ? Jusqu'à quand ? Mais pourquoi, avant même que j'aie décroché, la sonnerie l'a-t-elle rappelée ?
Le téléphone enseveli sous la paperasse n'arrêtait pas de sonner sans que je parvienne à mettre la main dessus. Et elle était là. Funeste silhouette d'un rêve sombre. Je ne me souvenais pas l'avoir rêvée, je la retrouvais déjà familière. Elle aurait presque pu entrer dans la maison tant sa présence était prégnante. Je croyais sentir son odeur desséchée.
Je me souviens rarement de mes rêves, même lorsqu'ils me réveillent. Ils sont présents sur le moment, me plongent dans un état de conscience intermédiaire, puis je finis par me rendormir tout à fait et ce nouveau sommeil lave les empreintes laissées par le rêve au premier réveil. Je suis aussi amnésique au matin qu'au lendemain d'une anesthésie. Il arrive cependant qu'un évènement insignifiant, une association d'idées, une pensée en fuite, fasse ressurgir un pan du rêve enseveli. J'essaie alors de le retenir, de l'extraire de ma mémoire obscure pour en retrouver la trame. Bien souvent, je n'exhume qu'une portion tronquée de ce qui m'a plongé quelques heures plus tôt dans un état second. Si j'essaie de le raconter, c'est pire, les mots trahissent les images. Mais cette fois, le fragment ressuscité a commencé à teinter ma journée de son éclat particulier.
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