Une étrange intuition le somma de redoubler de vigilance. Du coup, l'atmosphère lui déplut. Jamais cet endroit ne lui parut aussi singulier. Il prit une serviette sur un présentoir, s'essuya puis l'enroula autour du cou. S'apprêtant à sortir de la salle, le chef réceptionniste vint à sa rencontre, munie d'une enveloppe posée sur une desserte. Il lui tendit, tout en discrétion puis l'accompagna dans son déplacement, légèrement en retrait, pour s'enquérir d'une éventuelle réponse. Heart n'étala rien de ses émotions. Le chiffre 1 gribouillé vulgairement lui indiquait justement l'urgence de la requête.
- Monsieur Heart, aurons-nous ce soir l'immense joie d'être honorer de votre présence à notre table ? Le chef cuisinier vous proposera un velouté de champignon suivi d'une pintade à la crème de marron assorti d'une purée relevée légèrement d'oignons et de carottes, et enfin, en dessert, un biscuit d'amande caramélisé sur son lit de crème à la gousse de vanille.
Heart s'arrêta, empreint de réflexion.
- En effet, c'est alléchant !
- Merci Monsieur Heart. Tout le plaisir sera pour nous. Le personnel est à votre service.
Rien d'intrigant, considéra-t-il. On s'évertuait à ce que le client reste et consomme de bonne grâce dans l'établissement. Heart jugea bon de ne pas épiloguer et se retira dans sa chambre. Il se changea puis sortit en toute dilettante. L'animation des rues était habituelle, calme, tranquille, sans atmosphère oppressante. Cette ville respirait indéniablement l'opulence. Il s'assura qu'il n'était pas suivi, contournant au grand large l'établissement bancaire avant de s'y introduire. Comme chaque fois qu'il revenait de mission, tel un rituel, il devait rémunérer une équipe d'indicateurs, d'associés et de complices en tout genre. L'ambiance du hall avait ce genre feutré de la salle d'attente d'un cabinet médical. Ayant pris rendez-vous, assis, il s'arma de patience. Son conseiller vint à sa rencontre avec son éternel sourire. Un compte en banque bien garni vous autorise toujours une marque de respect.
- Monsieur Heart, comment allez-vous ?
Ce type avait l'air du prétentieux qui se voulait rassurant et d'un bon dynamisme pour que la panique s'éloigne des mauvaises intentions, comme celles de vider son compte pour un autre établissement. Une poignée de main plus tard et porte du bureau fermée, Heart donna l'autorisation d'un transfert de fonds sur des comptes numérotés via un paradis fiscal pour rendre l'origine des fonds difficile à remonter voire impossible sans la complicité d'un acteur financier. Dexter, Artémis de son prénom, fit les transactions depuis son PC puis demanda une signature électronique pour finaliser l'action. Ainsi, d'un clic, deux complices furent rémunérés. Le soulagement dérida son front. Pour lui, le secteur financier n'avait jamais été une sinécure. Récapitulant le contenu de tous ses avoirs, Dexter lui annonça une somme avoisinant les cinq millions de Francs suisses. N'en étant pas moins stoïque pour ne pas vraiment se rendre compte de la valeur réelle ou tout du moins sur ce qu'elle représentait de jouissif, Heart se leva pour lui signifier son départ sans grand relief sur le bonheur d'être un homme riche. Il demanda l'accès à son coffre. Ils descendirent à la salle. Après l'ouverture combinée, seul, il récupéra une fiole de chloroforme au bouchon blanc parmi celles aux différentes couleurs et une arme de poing dans un étui en titane, indétectable aux rayonnements. Il était paré pour la suite.
La nuit tombante, il revint à l'hôtel avec l'idée de grignoter puis de récupérer du décalage horaire. Reconnaissant sans mal le chef étoilé accueillant un gros client à sa table, leur échange fut sans intérêt. Du coin de l'œil, Heart scruta le va-et-vient du personnel. Mais sa déconvenue de ne pas apercevoir une des serveuses dans la salle l'attrista. La dernière fois, il s'était laissé séduire par cette femme, petite brune, charmante au demeurant, mais sans plus pour celui qui aimait les très belles. Il avait réussi à lui soutirer sans peine une nuit d'amour, agréable, un peu folle par l'extravagance du contact et renouvelable à l'envie pour ne pas l'avoir oubliée aujourd'hui. Le déception lui développa une piteuse mine. Il avait toujours réussi à se préserver de la sentimentalité pour la gent féminine. Son patron lui avait pourtant assuré le contraire, affirmant qu'un jour elle serait son point faible, comme si, en vieillissant, la prédiction ne galvaudait pas cette implacable façon de voir les choses naturelles de la vie. Mais pourquoi une femme changerait-elle quelque chose alors qu'il aimait son métier et que seul, la solitude lui garantissait une bonne santé mentale et physique ? Il dîna seul, avec le sourire des serveuses, mais sans lien d'attache lui garantissant une belle nuit. Juste remarqua-t-il encore cette femme, celle de la salle de sport, lui lança des œillades appuyées que ne remarqua même pas l'homme assis à sa table dont seul l'âge préfigurait une carte bancaire attrayante. Rassasié, le couché comme suite prévisible comme le levé du matin, très tôt, avec un footing à la clé puis une sortie dans une tenue distinguée fut son programme.
Sur le parvis de l'hôtel, levant la tête, le brouillard le chagrina, dans le sens sécuritaire du terme. Le chauffeur du taxi était bien là, comme prévu, tout sourire, pas peu fier que rien ne lui soit reproché.
- Faites-moi faire le tour de la ville.
- À votre service m'sieur Heart.
Le chauffeur appliqua le protocole de bienséance du métier mais se fit recadrer avec la paume de main dressée.
- Cela ne vous gêne pas que je prenne place devant ?
Le chauffeur n'eut pas le temps de réagir qu'Heart était déjà installé. Quel étrange type, ironisa-t-il dans sa réflexion pour s'être maintenant échangé en guide pour touriste fortuné. Il se mit au volant, quelque peu désorienté et intrigué.
- Parce que c'est vous, m'sieur Heart, et que maintenant on se connaît bien. Le règlement ne me l'autorise pas. Vous comprenez, c'est pour des raisons de sécurité, de distinction... J'ai de lourdes responsabilités !
Heart allongea les lèvres en signe d'approbation tout en lui signifiant de prendre la route.
- Oui, oui, m'sieur Heart ! Mais si je ne mets pas les holàs, j'ai bien peur que demain vous me demandiez de prendre le volant et que je n'aie plus la place pour y mettre un pied sur les pédales. Et sans vous être désagréable, vous êtes un amateur de bitume, cela risque d'être dangereux. Je connais chaque recoin, chaque bosse, chaque petit traquenard de cette ville. Ils sont nombreux, croyez-moi. Vous comprenez ? Pour le professionnel que je suis, j'ai la raison qui fait foi. Vous êtes bien d'accord avec moi... ? C'est pourtant simple à comprendre.
Heart acquiesça d'un signe de tête sans être probant.
- C'est bon, vous avez fini votre salade ? Alors, tournez à droite, s'il vous plaît.
Heart lui prit brusquement le volant pour le contraindre d'exécuter une hasardeuse manœuvre. Le chauffeur râla avec stupeur. Dans le rétroviseur, le reflet d'un Crossover noir venait de s'engager derrière eux avec une embardée comme surpris par un imprévu. Heart se remit calmement dos au siège.
- Mais vous êtes fou, m'sieur Heart !
- Quoi qu'il arrive, vous avez toujours la bouche ouverte. Faites attention, un jour, vous risquez de vous mordre la langue quand quelqu'un vous la fera fermer.
- Ben m'sieur Heart, si je dois me la mordre un jour, ce sera au moins pour dire quelque chose. Voyez tous ces gens qui écoutent sans oser rien dire à ceux qui parlent pour ne rien dire. Eh ben, ils finissent par le regretter un jour ou l'autre. Hein, m'sieur Heart, cela ne sera pas mon cas.
Le chauffeur ricana lui-même à sa répartie. Heart lui renvoya une petite moue de désinvolture.
- Il y a parfois des actions qui ne valent pas de grands discours mais du courage.
- Ah ! Voyez m'sieur Heart, avec un type comme moi, vous avez fini par vous confier. Hein, on dit qu'il est con le Jeannot, mais il sait de quoi il parle au moins, lui, le bon Jeannot !
Heart soupira tout en se penchant pour vérifier le suivi dont il faisait l'objet. Intrigué, le chauffeur fit de même. De nombreuses voitures lui emboîtèrent le pas dont une femme, avec une excitation mesurée, pressant sans doute pour doubler.
- Si on vous cherche des noises, m'sieur Heart, je suis là !
L'interpellé le fixa en écarquillant les paupières.
- Enfin... ce que je voulais dire, c'était pour vous accompagner chez les flics, j'suis témoin. Non ?
- Ai-je l'air inquiet ? J'ai l'habitude de régler mes affaires moi-même sans l'aide de personne.
- Certainement m'sieur Heart. Mais j'ai bien vu que vous essayiez par tous les moyens de larguer la greluche qui nous suit depuis tout à l'heure. Elle vous harcelle, hein, c'est ça ?
Heart se ménagea un bref instant de silence.
- Tout compte fait, vous avez peut-être raison, je...
- Vous allez voir, m'sieur Heart, je vais vous en débarrasser vite fait et bien fait de votre greluche.
Le chauffeur ralentit outrageusement puis appuya sur l'accélérateur, passant un feu à l'orange bien mûr pour finir par entendre derrière eux des coups de klaxon insistants. Heart se retourna et vit au loin une file de voitures à l'arrêt.
- Un professionnel que j'vous ai dit m'sieur Heart.
- Longez le lac un petit instant et faites-moi quelques allées et venues en ville. Ensuite, vous me déposerez au musée d'art et d'histoire. Après, vous m'attendrez derrière, dans une petite ruelle, en toute discrétion.
- Longtemps ?
Heart lui mit quelques billets entre les cuisses.
- Avec ça, votre patience sera encouragée.
- J'aime travailler pour vous, m'sieur Heart. On se comprend tous les deux, hein ? Pas besoin de long discours avec vous, c'est limpide, clair comme de l'eau de roche. On est fait du même moule, on est fait pour s'entendre.
Heart ferma un instant les yeux puis se massa le front sentant poindre le mal de tête.
- Arrêtez-moi là, je vais finir le trajet à pied.
- J'ai dit quelque chose de mal, m'sieur Heart ?
- Merci ! Et concentrez-vous sur votre travail, s'il vous plaît. À me répéter, je pourrais m'énerver. Vous n'en avez pas envie ?
Heart descendit, redressant calmement le col de son manteau, soupir à l'appui et sans en avoir l'air, chercha autour de lui une incongruité dans le paysage qui lui irriterait la pupille. Seule une mauvaise intuition lui traversa l'esprit.
L'idée de rentrer chez lui et de se faire oublier se fit plus pressante qu'à l'accoutumée, comme un mauvais présage.