Avec un visage toujours aussi avenant, le prêtre se leva sans brusquerie mais avec une gestuelle qui respirait la diablerie.
- Si vous avez la bonté d'y réfléchir, je ne suis venu ici que pour vous aider sur les aboutissants d'une politique d'avenir. Lisez, montrant l'enveloppe toujours déposée sur le bureau. Vous avez là, toutes les informations pour mieux faire. Et ne me remerciez pas, continua-t-il d'un air espiègle. Dieu n'a jamais été aussi proche de nous. Il rassemble les bonnes âmes et n'oublie jamais les égarés pour leur dire qu'ils se trompent et qu'il est temps de rejoindre la bonne conscience des justes. Que Dieu vous préserve du mal, mon fils.
L'ecclésiastique se retira en toute simplicité, sans autre forme de respect. Le ministre le raccompagna d'un regard glacial avant de poser ses yeux sur l'enveloppe. Que craignait-il ? s'interrogea-t-il. Le vent, la pluie ou les grandes chaleurs ne suffiraient pas à l'apeurer. L'économie n'a pas de sentiment et ne regarde que les chiffres pour le bonheur de la majorité des gens. Voyez ces Russes et ces Chinois, ils sont bien arrivés à copier notre modèle économique, au-delà de ce qu'ils ont préconisé depuis tant d'années, jugea-t-il bon de se dire pour se rassurer. Il tendit la main, hésita encore puis s'empara l'enveloppe avant d'en sortir le contenu. La lecture lui demanda des lunettes. Concentré, il crut bon de se lever et de se diriger vers la fenêtre avec sa lumière du jour en appoint. Après quelques phrases, il leva le nez, un brin circonspect, puis reprit le récit. À la fin, il soupira, nerveux, mal dans sa peau, la conscience quelque peu troublée. Le jardin lui faisait face, préservant le calme, avec cet attrait d'apaiser l'exercice lourd de sa fonction. Il frissonna. Sa lecture lui avait été aussi glaçante que surprenante. L'automne avec ces feuilles multicolores sur les arbres le plongea dans une profonde mélancolie. Se ressaisissant, il grogna le nom de son secrétaire.
- À quel archevêché De Lebardin est-il rattaché ?
- Euh...
- Il est bien sur la liste des représentants officiels du diocèse ?
- Euh... il m'a confirmé qu'il était bien un proche de l'archevêque de Paris et son préposé pour suivre les travaux en cours. Il m'a présenté sa carte... et... euh...
- Quels travaux ?
- La refonte de l'Église catholique. Ne le savez-vous pas ?
- Ah oui, mais je m'en contrefous. C'est leur soupe.
Le ministre haussa les épaules puis fronça les yeux d'une colère encore contenue.
- Ne me dites pas qu'il est entré sans qu'on ait vérifié son identité ?
- Monsieur le ministre, je ne me suis pas méfié. Il était bienveillant et... j'appelle tout de suite la sécurité !
- Imbécile, il est trop tard ! Ce ministère est une vraie passoire. C'est honteux ! Convoquez-moi Castel et Valmont, qu'ils viennent tout de suite dans mon bureau. Et vite ! Très vite !
Le ministre croisa les bras dans son dos et fit quelques pas. Qui était ce prétendu moine ? Il n'avait rien du physique d'un espion chevronné, bien trop petit et fortement dodu pour une telle activité. À moins qu'il se soit camouflé sous cet aspect de moine sexagénaire et pieux, pour mieux tromper son monde. Et si tel était le cas, la réussite n'en avait été que plus grande, reconnut-il en secouant la tête de dépit sur la naïveté de son service de sécurité. Intolérable, en conclut-il de rage. On cogna, l'empêchant de cogiter davantage. Valmont, son conseillé particulier mais aussi expert de l'évaluation et de la prospective géopoliticienne du monde, entra le premier. Grand et sec, le regard doux de ce quinquagénaire contrastait avec le sérieux qui lui collait toujours au visage. Dans sa foulée Castel, plus âgé, au physique impressionnant, ancien auxiliaire des services de la DGSE, ne se montrait guère plus fantaisiste. Homme de devoir, Breton pur jus, rigoureux et besogneux, expérimenté dans le domaine de l'espionnage, chargé de faire exécuter les basses œuvres. Il était un de ses fidèles lieutenants que rien n'avait déstabilisé à ce jour. C'était rassurant de l'avoir à ses côtés. Pour chaque problème, il vous trouvait une solution
- Asseyez-vous, ordonna le ministre sur un ton grave alors qu'il regagnait son bureau. Castel ! Le prétendu moine qui vient de sortir, je veux tout savoir de lui ? Pour qui travaille-t-il ? Je veux une réponse dans les quarante-huit heures avec une fiche détaillée.
- Nous avons déjà flashé son visage pour une reconnaissance faciale et j'ai donné l'ordre de diffuser son portrait à tous les PC de surveillance de la capitale pour le repérer, et si possible, connaître sa destination et occasionnellement le suivre. Mais ce type semble plutôt malin, reprit-il en accrochant sur ses lèvres un énigmatique rictus.
Sans être totalement surpris, le ministre reconnut le professionnalisme de son homme de confiance qui avait déjà anticipé, jusqu'à lire dans ses pensées.
- Vous avez raison, mais sait-on jamais. Même le meilleur agent du monde est susceptible de faire des erreurs. Vous me ferez aussi le plaisir de faire le nécessaire auprès du planton de surveillance de notre ministère. Le filtrage des visiteurs a été poreux. C'est un euphémisme, une honte et c'est inadmissible !
- J'ai déjà donné des consignes en ce sens, monsieur le ministre. Vous aurez prochainement un rapport détaillé sur les erreurs commises. Les sanctions, qui en découleront, seront portées à votre connaissance le plus rapidement possible.
- Messieurs, je ne tolère aucun laxisme dans nos rangs.
Les deux hommes approuvèrent par de simples clignements de paupières.
- Monsieur le Ministre, les procédures de sécurité ont été respectées et ce type est passé au détecteur de métaux.
- Heureusement ! Je veux de la rigueur à tous les étages de ce ministère ! Les tensions internationales sont déjà à même de nous déstabiliser, alors n'en rajoutons pas pour une simple inadvertance.
L'air toujours aussi serein, Castel allongea les lèvres en signe d'acquiescement.
- Valmont ! Vous connaissez Sergueï Markov ? demanda le ministre pointant le document remis par le moine.
L'interrogé dévisagea son homologue qui lui, resta stoïque.
- Euh... oui, certainement comme vous, monsieur le Ministre. Pourquoi me posez-vous cette question ?
- J'ai besoin de renseignement, ou plutôt, de me rafraîchir la mémoire.
- 47 ans, ancien cosmonaute, fils d'un oligarque russe et depuis quatre ans, le plus crédible opposant au régime. Il a été emprisonné deux mois pour atteinte à la sûreté de l'état puis trafic d'influence et fraude fiscale. À sa sortie de prison, il s'est exilé en Principauté de Monaco avec femme et enfants. Les autorités monégasques sont embarrassées, c'est le moins qu'on puisse dire. Les Russes font pression. Ils veulent son extradition sans condition. Sa popularité est grandissante et dérange jusqu'au plus haut sommet de l'état.
- Religieusement ?
Le conseiller chercha vainement une réponse auprès de son collègue.
- Sans doute orthodoxe, finit-il par répondre.
- Pratiquant ou juste par principe comme doit l'être un homme aspirant à la plus haute fonction d'un état ?
- C'est une bonne question. Mais il est de bonne moralité d'être en osmose avec la pratique spirituelle de la majorité des concitoyens de son pays.
- Étudiez-moi ça dans les plus brefs délais et répondez-y, merci.
Les deux hommes acquiescèrent, les regards encore perplexes.
- Que sait-on de lui ?
- Marié très tôt et rapidement divorcé, sans enfant, avant de convoler à nouveau. Deux gosses avec cette dernière. Ses avoirs en Russie lui ont été confisqués après la mort de son milliardaire de père. Mais la famille aurait été prudente, dit-on dans la sphère économique et bancaire. En possession d'une fortune, il se serait occupé d'en faire sortir du pays une bonne partie et se mettre à l'abri de la spoliation. Son père avait investi dans l'immobilier, dont à Monaco d'où son retrait légitime.
- A-t-on une idée de son profil psychologique ?
- Déterminé dans sa quête du pouvoir et de surcroît dédaigneux avec un penchant narcissique plutôt développé. On le dit souvent en proie au saut d'humeur. Il n'aime pas qu'on le contredise en place publique, mais plutôt généreux avec les gens qui lui sont fidèles. D'ailleurs, toute une cour parmi différentes personnalités influentes du spectacle, de l'industrie verte et d'une finance qui se veut plus respectable d'une économie garantissant un équilibre des ressources, s'est constituée autour de lui pour le soutenir. Attention, depuis plusieurs mois, on le dit en indélicatesse avec son épouse. Cependant pas de divorce à l'horizon, le coût lui serait rude.
- Pas de maîtresse ?
- Pas à notre connaissance, monsieur le Ministre.
- Politiquement ?
- Il défend une nouvelle vision de gouvernance, qu'elle soit économique, énergétique, écologique ou militaro-industriel. Il prétend que sa légitimité vient de son voyage spatial qui lui a ouvert les yeux. Il veut changer la Russie, insuffler des idées nouvelles, ou plutôt porter un nouveau modèle planétaire, plus paisible, plus égalitaire, plus juste selon ses termes ou l'économie inflationniste et productionniste ne serait plus le centre mais les ailes de sa politique. Il se veut un penseur pour tous les peuples qui ne se reconnaissent plus dans le système occidental, capitaliste et mondial.
- Rien que ça. Il est Russe, vous êtes sûr ?
Un soubresaut de rire s'éleva avant de s'éteindre face à la mine soucieuse du Ministre puis celle figée de Castel.
- Son projet a été qualifié de peu crédible et lunaire par certains des plus grands économistes internationaux. Mais pour d'autres experts, le jugent révolutionnaire et intéressant. Tout dépend sur quel point de vue on se place sur l'échiquier politico-économique. Difficile de se faire une réelle opinion objective. En tout cas, il ne laisse personne indifférent et engrange une notoriété non négligeable et au-delà même des frontières.
- Toute sa communication, reprit Castel, est basée sur une approche populiste mais porteuse d'espoir dans un pays qui en manque cruellement. Tout est calculé pour que la mise en œuvre de son programme soit simple pour tout le monde, monsieur le Ministre. Mais chacun d'entre nous sait que la réalité vous renvoie sur des choix plus drastiques pour contenir les masses. Les Soviétiques savent faire.
- Son accès au siège suprême ne se gagnera pas sans un changement de mentalité dans la société russe et surtout dans un sacré retournement de situation dans un pays plutôt conservateur et nostalgique de sa grandeur passé. Le confit Ukrainien en est un exemple. Enfin, d'après une note de la CIA, il se dit, certainement par opportunisme, qu'il aurait eu des contacts avec le pouvoir religieux dont la spiritualité prend une place de plus en plus importante dans la société et cela depuis la chute du mur.
Le Ministre se frotta le crâne dégarni. Les yeux mi-clos, la mine sombre. Il décrocha son téléphone et appuya sur une touche puis fixa ses conseillers sans un mot pour eux.
- Appelez-moi le Président... Non, tout de suite !
Vint ensuite le silence pour croire au fil coupé. Une rigidité mêlée d'incrédulité se dessina sur les visages de ses assistants. Le Ministre pianota nerveusement avec un stylo, signe de son impatience.
- Messieurs, les interpella-t-il. Markov aurait l'intention de demander l'asile politique à la France. Pfffff... quelle merde ! Veuillez excuser l'expression mais je n'en vois pas une autre pour qualifier l'information si elle se vérifie
- D'où vous vient-elle, monsieur le Ministre. De ce moine ou peu importe son prétendu pedigree ? Il ne sert à rien d'affoler tout le monde, monsieur le Ministre. Laissons-nous du temps pour en analyse les conséquences.
- Oui, soyons pragmatiques, monsieur le Ministre. Attendons d'en savoir davantage. Puis nous aviserons le Président avec tous les aboutissants en lui soumettant notre stratégie d'action, reprit Castel d'un ton ferme.
Le ministre annula son appel et se remit à réfléchir. Le cheminement allait être long et difficile, craignant le court-circuit avec une panique des places boursières toujours fragilisées par l'incertitude.
Pourquoi ce type changerait-il la face du monde ? se demanda le ministre alors que tout n'allait pas si mal. C'était rageant et quand la rage s'immisce dans les esprits, la mort rôde. Le ministre se souvint de cette lecture cadrant parfaitement à la situation.
Mais l'histoire nous a toujours démontré que la tempête ne déferle jamais d'un calendrier établi à l'avance, mais bien de la conjugaison des différents vecteurs sociologiques versée sur les indécis.
Castel attendit sagement le départ de son collègue pour s'entretenir seul à seul avec le Ministre.
- Monsieur le Ministre, je connais le frère De Lebardin, je le connais même très bien, et cela, depuis de nombreuses années.
Le ministre en resta bouche bée.
- C'est un ami. Vu le contexte, je devais vous le confier discrètement, en tête à tête. Ne cherchez pas un coupable, c'est moi qui l'aie fait entrer. Je me tiens à votre disposition pour en discuter, Monsieur le Ministre. Une révolution est en marche et je nous veux ensemble, uni pour le meilleur.
- Votre procédé est sidérant. Je ne peux l'accepter Castel !
- Ne soyez pas aussi affirmatif monsieur le Ministre et écoutez si je peux me le permettre.
- Les ecclésiastiques font de la politique maintenant ? Vous voulez un état régi par la religion ? Je ne vous reconnais plus Castel. Vous avez été du genre à bouffer du curé.
- Je ne suis rien, monsieur le Ministre. Mais je me sens investi d'une mission. J'ai un devoir de protéger notre culture judéo-chrétienne telle que nous l'avons connue. Je voudrais juste vous faire partager le programme mis en place par toute une communauté pour garantir un modèle de société innovant aux générations suivantes. Il encouragera aussi une vision existentialiste du respect.
Le ministre se tint la tête, abasourdi mais dominé quelque part par un instinct de curiosité.