- Tu étais où toi ? Les enfants ne sont pas encore lavés. J'ai dû moi-même les réveiller. Tu étais où ? Elle n'a pas de bouche ?
Elle appuie fortement sur ma bouche comme pour me rappeler que j'en ai une.
- Tu ne montres pas ce que tu as acheté à la mercerie ?
- La mercerie ? Qui t'a envoyée là-bas ?
-Personne, tantie.
Je tiens à peine sur mes jambes tellement je tremble.
- Ma chérie, ta petite bonne a dit à ton gardien qu'elle partait à la mercerie mais c'était un prétexte pour s'enfuir. DIEU sait faire les choses. Qu'est-ce qui se serait passé si je ne l'avais pas aperçue ?
- C'est pas possible. S'exclame tantie en se frappant les mains. Dotou, c'est à moi que tu veux créer des problèmes ?
Je n'ai pas le temps de répondre que plusieurs gifles atterrissent sur mes joues et me font vaciller.
- Tu comptais aller où ?
- Elle voulait retourner chez ses parents.
-Ses parents ? Ceux qui l'ont vendue ? Ricane-t-elle. Tu penses qu'ils t'attendent ? Ils t'ont oubliée. Ils sont contents de s'être débarrassé de toi et je comprends pourquoi.
Je remue la tête. Elle dit faux. Mes parents s'inquiètent pour moi et je devrais retourner auprès d'eux.
-Tu n'es pas un enfant, tu es un démon mais sache que ta sorcellerie va s'arrêter dans cette maison. Continue-t-elle. Tu vas te dépêcher d'aller laver les enfants et de les accompagner à l'école ! Tu vas m'entendre s'ils sont en retard. Qu'est-ce qu'elle fait encore devant moi ?
Je suis tétanisée. C'est tout ? Elle ne me bat pas jusqu'au sang, ne me demande pas de rester les pieds en l'air contre le mur pendant des heures ? Ma correction s'arrête vraiment aux gifles ? Peut-être que je ne dînerai pas avant une semaine. Oh non ! Je préfère encore les coups. Je ne tiendrai pas une semaine avec le ventre vide.
Je vais me nettoyer rapidement avant d'aller laver Hermann et Charline. Ils prennent leur petit-déjeuner vite fait sous le regard bienveillant de leur maman. Je prends leurs cartables quand tantie appelle Akuègnon. Il arrive en courant.
-Madame !
-Tu vas accompagner les enfants à l'école avec Dotou. Tu iras aussi avec elle les chercher et les déposer à nouveau. Tu auras affaire à moi si elle quitte la maison en dehors de ces moments là. Tu m'as entendue ?
- C'est compris, madame. Répond-il en se passant la main sur la tête. Madame, ajoute-t-il en levant l'index , elle a traîné en route quand elle est allée à la mercerie.
-Je sais et réglerai son compte plus tard. Dit-elle en me regardant sévèrement. Allez-y maintenant. Les enfants vont être en retard.
J'ai l'habitude d'admirer les façades des maisons quand j'accompagne les enfants à l'école mais aujourd'hui je ne le fais pas. Mon regard est terne. Je m'imagine être ailleurs, dans le car qui me ramène à Kaboua...
-Dotou, qu'est-ce que tu as fait à la mercerie pour que Madame me demande de te surveiller ?
- Je voulais rentrer chez moi et voir mes parents. Réponds-je avec des trémolos dans la voix.
Il ouvre la bouche mais ne dit rien. Est-ce qu'il a pitié de moi ? Peut-être mais pas assez pour me laisser m'enfuir.
Je pleure à chaudes larmes quand je pénètre dans la maison. Je ne pourrai donc jamais la quitter et retrouver ma famille ? Tout est de ma faute. Si j'étais sortie un peu plus tôt, tantie Josette ne m'aurait jamais attrapée. Je pleure encore en faisant la lessive. J'ai peur du retour de tantie du travail. Elle a dit qu'elle réglera mon compte. Je lâche le vêtement que je tiens parce que mes mains se mettent à trembler. Qu'est-ce qu'elle me réserve comme correction ?
Un coup de sonnette et mon coeur martèle ma poitrine. Tantie est rentrée du boulot. J'essaie avec peine de ne pas afficher mon inquiétude. J'ai pensé à ce qu'elle me fera pendant toute la journée. Qu'est-ce qu'elle utilisera pour me frapper ?
Comme d'habitude, je vais à sa rencontre mais elle n'a aucun paquet aujourd'hui. Je retourne vaquer à mes tâches. Je sers le dîner, fais manger Emeline et vais m'asseoir à l'entrée du débarras avec mon grand verre d'eau. Je ne mangerai pas ce soir mais je le savais déjà. Je me lève brusquement, tantie vient de m'appeler. Je débarrasse la table, fais la vaisselle avant d'aller nettoyer le salon et m'occuper d'Emeline.
La petite endormie, je vais faire le lit des enfants et ranger la cuisine. Je m'agrippe par moment à l'étagère pour ne pas tomber. Les forces me manquent et mon ventre vide ne me facilite pas la tâche. Les enfants vont se coucher. Tantie emmène Emeline avec elle dans sa chambre. Je fais un tour à leur salle de travail pour nettoyer le tableau et la table en verre .
Je retrouve ma couche. Je ferme les yeux mais les ouvre quand je sens quelqu'un me pincer la joue.
- Lève-toi !
Ma main est posée sur ma joue gauche alors elle gifle l'autre joue de toutes ses forces.
-Avec quoi tu comptais aller chez tes parents ?
-Avec le car, tantie.
- Le car ? Me demande-telle surprise. Qui t'a donné l'argent du transport ?
-Personne, tantie.
- Tu comptais quémander ? Dotou, c'est mon nom que tu voulais salir ?
Je lève la main et la ceinture qu'elle tient en main s'abat sur mes côtes. L'instant d'après, je me tords de douleur parce que la ceinture n'épargne aucune partie de mon corps. Les coups redoublent d'intensité quand je crie alors je fais des efforts pour me taire et supporter en silence.
Des minutes plus tard, tantie me traîne jusqu'au jardin. Elle noue une corde au manguier qui s'y trouve et me l'attache à la cheville.
- Tu voulais rejoindre tes parents parce que tu penses qu'ils se soucient de toi ? Les enfants sont naïfs mais toi tu es extrêmement bête. Tes parents t'ont vendue (elle insiste sur chaque syllabe ) pour avoir de quoi manger. Ils n'ont pas hésité entre te vendre et avoir de quoi à manger parce que tu n'es rien. Tu vas dormir ici à partir d'aujourd'hui. Tu sauras grâce à ça ce que tu es vraiment: un animal de petit bétail !
Elle s'éloigne non sans me traiter de petite sotte. Étant à quatre pattes, mes genoux et mes mains me font atrocement mal . Je me mets sur mon séant, change de position quand celui-ci me fait mal à son tour. J'essaie de dormir mais je n'y arrive pas. Mon corps est plein de blessures et cela me fait terriblement mal. J'ai reçu plein de coups depuis que je suis chez les Alindé mais mon corps ne s'y habitue toujours pas. A chaque fois, j'ai encore plus mal que la précédente. Les larmes ruissellent sur mon visage. Pourquoi je souffre autant ? Suis-je vraiment différente des autres enfants comme tantie le dit ?
Je ferme les yeux et me souviens de ces fois où maman appliquait des mixtures sur mes blessures pour que ça guérisse plus vite. Je voudrais tellement qu'elle soit là et répète ces gestes. Je répète toutes les phrases d'amour qu'elle me disait. Ma mère m'aimait comme elle aimait mes frères. Je ferme les yeux et m'imagine dans ses bras. Elle me berce, me dit qu'elle m'aime...
****
Combien de temps ai-je dormi attachée au manguier ? Une semaine. Chaque matin, Akuègnon venait me détacher pour que je puisse accomplir mes tâches et le soir après avoir mangé les restes des repas de la veille, je retrouvais mon état de bête. J'étais lasse car ne dormant pas assez et dans une mauvaise posture mais il me fallait travailler malgré mes courbatures et mes crampes.
J'ai jubilé intérieurement quand tantie a levé ma punition. J'allais enfin retrouver mon débarras ! Je ne nourrissais plus l'envie de m'enfuir. Tantie m'avait clairement dit qu'à la prochaine tentative, elle lancerait les gros chiens du voisin à ma poursuite et j'avais trop peur des chiens pour oser quoi que ce soit. J'avais compris une chose: j'étais faite pour rester jusqu'à ma mort dans cette maison et subir toutes sortes de sévices. Je ne pourrais y échapper. Il me fallait tout simplement faire en sorte de ne pas être la source de ses souffrances.
** Deux mois plus tard **
Je ferme la bouteille de gaz aux premières ébullitions de l'eau. Avec peine, je porte le seau d'eau chaude jusqu'à la douche des enfants. Le seau n'est pas lourd, c'est juste que je suis fatiguée. Comme toutes les nuits, je n'ai pas assez dormi et mangé à ma faim.
Je rajoute un peu d'eau froide dans le seau avant d'aller chercher Charline et Christine. Je dois leur laver les cheveux. Elles doivent rejoindre tantie au salon de coiffure. Je lave les cheveux de Christine à quatre reprises comme d'habitude. Ils sont propres au deuxième shampooing mais Christine est persuadée du contraire.
Revenue du salon de coiffure, je fais le grand ménage de la maison. Au salon, je fais attention de ne pas faire tomber le beau sapin de Noël qui s'y trouve. Demain, il y aura gros paquets cadeaux à son pied, un magnifique repas de famille. Ils iront tous à l'église et me laisseront toute seule dans cette grande maison. Je ne m'ennuierai pas. J'aurai les casseroles à récurer, les chambres à nettoyer, les meubles à astiquer.
L'approche de cette fête me rend vraiment triste et j'essaie de ne pas penser à Kaboua. Ça m'attristerait encore plus car à Kaboua, la fête de Noël était magnifique. J'allais à l'église avec toute ma famille, maman nous cousait pour mes soeurs et moi de jolies robes. Le lendemain, la maman de Yobi nous invitait à manger et nous jouions toute la journée. Ah ! Qu'est-ce que j'étais heureuse !
Le jour de Noël,
La famille Alindé vient de finir son déjeuner et elle se repose. Pas de sieste pour moi. Je dois repasser les vêtements des enfants et de tantie. Ils doivent sortir tout à l'heure.
Ma tâche terminée, je vais enlever les mauvaises herbes dans le jardin. La brouette est à moitié remplie quand tantie m'appelle. Elle tient le carton du gâteau qui leur a servi de dessert ce midi. Veut-elle m'en donner une part ? Dans mon coeur, il y a une once d'espoir qui s'évanouit quand je vois l'expression de son visage.
- Oui, tantie. Dis-je en m'essuyant les mains sur mon morceau de pagne.
-Où est passée l'une des parts ?
-Je ne sais pas, tantie.
- Comment tu ne sais pas ? Me demande-t-elle en me donnant une taloche. Les enfants ont pris leur part devant moi et tonton n'a pas mangé. Comment se fait-il qu'il ne reste qu'une seule part de gâteau ?
- Tantie, j'ai rangé le carton dans le refrigérateur et je n'ai vu personne s'en approcher.
- Donc c'est toi qui a mangé. Tu as recommencé à voler ?
- Tantie , je ne vole pas.
- Donc je mens ?
- Non, tantie.
- Avec quelle main tu as mangé le gâteau ?
-Tantie, je n'ai pas...
Une taloche sur la tête m'interrompt. Qui a bien pu manger ce gâteau ? Sûrement l'un des enfants qui l'a mangée à table mais je ne peux pas le dire à tantie. Ses enfants ne sont pas des voleurs.
- Donne moi ta main avec laquelle tu as mangé !
Je lui tends la main gauche et elle la tord dans mon dos.
- Pardon tantie !
- A qui tu demandes pardon ? Ta dernière correction ne t'a pas suffi, on dirait.
Elle me tire jusqu'au débarras, me demande de me déshabiller. Elle m'asperge d'eau pimentée avant de me battre avec une ceinture. Je m'effondre à un moment et elle me demande de m'habiller et de rester les pieds en l'air et contre le mur. Mes cuisses tremblent, l'eau pimentée pénètre dans mes plaies et c'est atroce. Je fais des efforts pour ne pas pleurer. Non, je ne dois plus pleurer. Je ne veux plus montrer à tantie qu'elle me fait du mal. Une heure plus tard, ma sanction est levée. Je fais un tour aux toilettes avant d'aller continuer mes tâches. Je suis blessée mais contente intérieurement. J'ai réussi à ne pas pleurer.
****
Je dresse la table et invite les enfants à venir déjeuner. Une heure plus tard, nous prenons le chemin de leur école. Je les accompagne à nouveau toute seule. Tantie sait que j'ai compris la leçon et que plus jamais je n'oserai m'enfuir.
A mon retour, je prépare la pâte à gâteau que tantie vend à son bureau depuis une semaine maintenant. Je cuisine ensuite le repas du soir. L'odeur du boeuf grillé emplit la pièce. Je ferme les yeux pour savourer. Sentir au lieu de goûter, voilà tout ce que je peux faire.
Mon ventre gargouille plus fort quand je balaie la cour. Je m'arrête quelques instants pour caresser mon ventre avant de reprendre mais cela ne m'aide pas. Je veux manger, j'ai besoin de manger. Et si ... Je remue la tête. Je ne peux pas faire ça. Je ne suis pas une voleuse mais je suis la seule à le penser...
Je me dirige vers la cuisine et ouvre la marmite pleine de morceaux de viande. J'ai faim et ne peux pas attendre jusqu'au soir. Je porte un morceau à ma bouche et soupire d'aise. Qu'est-ce que c'est bon ! Je ne peux pas me contenter que d'un seul morceau. Je me sers une assiette et vais au débarras pour manger. Quand je finis, je lave mon assiette et retourne à mes tâches, le sourire aux lèvres. Je chante même en balayant. J'ai volé de la nourriture et je ne regrette pas de l'avoir fait. Que je vole ou que je ne vole pas, le résultat sera le même: je serai rouée de coups. Alors pourquoi me priver ?