Je me lève en sursaut et cogne ma tête contre l'étagère murale où sont rangées les casseroles. Je m'assois sur mon pagne qui me sert de lit en massant ma tête pour atténuer la douleur avant de me frotter les yeux. J'ai encore sommeil mais je ne peux pas me permettre de me recoucher. Comme j'aimerais retourner dans mon rêve ! J'ai envie de pleurer rien qu'en pensant à la journée qui m'attend mais je ne le ferai pas. Le jour de mon départ maman m'a dit que je suis une grande fille et les grandes filles ne pleurent pas, les grandes filles sont courageuses et font la fierté de leurs parents. Je noue mon pagne autour de ma poitrine et me dirige vers ma douche. Je déplace la tôle qui sert de porte et pénètre dans l' espace étroit où se trouve un wc et un coin pour me laver.
L'aurore pointe déjà l'horizon quand je rejoins le débarras qui me sert de chambre à coucher. Je mets un T-shirt et un pagne, porte mes "afokpa" usés et vais prendre la pelle et le balai. En un quart d'heure , la cour et le garage sont balayés. Je nettoie ensuite la cuisine. Je termine par le salon où je passe une demi-heure à faire briller le carrelage, dépoussiérer les livres de la bibliothèque de tonton et nettoyer les vitres.
Bientôt six heures. Il faut que je me presse de mettre à chauffer l'eau pour la douche des enfants. J'installe ensuite mes grandes bassines d'eau pour la lessive. Vingt minutes plus tard,je remplis le seau de Yann, l'aîné des enfants qui a 11 ans et qui étudie au collège Montaigne
Je mets son uniforme que j'ai repassé hier soir sur son lit. Je suis fière de voir qu'il n'y a aucun pli sur ses habits. Quand je suis arrivée dans la maison, je ne savais pas me servir d'un fer à repasser. Tantie m'a rapidement montré mais c'était difficile. Il y avait toujours des plis. Une fois, j'ai brûlé le devant de la robe de Christine et ça m'a coûté plusieurs gifles de tantie. J'ai eu mal à la tête durant toute la journée et quand j'ai demandé à tantie des médicaments , elle m'a dit que je n'y avais pas droit.
Christine le remplace quand il finit. Elle a neuf ans et est à l'école Notre Dame où étudie également son petit frère Hermann que je vais réveiller afin de le laver. Je l'habille rapidement avant de réveiller Charline l'avant-dernière qui a trois ans. Elle ne veut pas quitter son lit. Je lui rappelle que sa camarade Lisa sera triste si elle ne va pas à l'école aujourd'hui.
J'habillais Charline quand tantie entra dans la chambre pour me tendre Emeline (la dernière qui a dix mois) qui venait de se réveiller. Je change sa couche avant de la mettre au dos. Tantie vérifie qu'elle est bien attachée, embrasse sa chacha avant de quitter la chambre.
Emeline au dos, la main de Charline dans la mienne, je me dirige vers le salon pour préparer leurs petits-déjeuners.
Mon ventre se met à gargouiller quand je les vois beurrer leurs pains et prendre des gorgées de leur chocolat chaud. Christine ne finit jamais ses tartines et je pourrais bien manger ses restes mais je risque de recevoir une bonne raclée si je me fais prendre par tantie. Manger les restes de ses enfants signifie que je veux voler leur intelligence.
Je ne mange qu'une fois par jour, tantie dit que je ne dois pas prendre des habitudes de riches,sinon je serai orgueilleuse et vaniteuse.
J'accompagne ensuite Christine, Hermann à leur école avant d'aller déposer Charline au jardin d'enfants. Tantie s'apprête à aller au travail quand je reviens à la maison. Elle me donne les instructions pour la journée, me dit ce que je dois préparer avant de s'en aller.
Je donne le bain à Emeline, lui donne son assiette de cérélac avant de continuer ma lessive.
Je séchais les habits quand la petite se mit à pleurer. Je change sa couche mais cela ne parvient pas à la calmer.
Tutu gbovi tutu gbovi
Mama nu lé a howe min
Papa nu lé a howe min
Ao djé djé vigné gbonu gbonu po
Ao djé djé vigné gbonu gbonu po
Mé keé pow ? Paulou vié
Tutan, né ma pow nao
Ao vigné ngbafanvio
Ao djé djé vigné gbonu gbonu po
Ao djé djé vigné gbonu gbonu po
(Petit, petit mouton, petit, petit mouton
Maman n'est pas à la maison
Papa n'est pas à la maison
Oh ! mon petit enfant tu dois cesser de pleurer
Qui t'as frappé Est-ce que c'est Paul
Crache donc pour que je le frappe à mon tour
Oh mon enfant il ne faut pas pleurer
Oh mon petit enfant tu dois cesser de pleurer)
Il me suffit de chanter deux fois en la berçant pour qu'elle s'endorme enfin. Je caresse son visage. J'aurais aimé le faire pour le bébé de maman. Ai-je une petite soeur ou un petit frère ? Je l'ignore. Je suis partie trop tôt. Je regarde ailleurs pour ne pas pleurer. Ma famille me manque.
Je vais poser Emeline sur le lit, l'encadre de coussins pour ne pas qu'elle tombe avant d'aller préparer le repas de midi de ma nouvelle famille.
Trois heures plus tard
Je pose les plats sur la table et appelle les enfants pour qu'ils viennent manger. Je salive en donnant à Charline son repas. J'aurais tellement voulu manger ce bon ragoût mais je n'y ai pas droit. Quand je prépare, je goûte la nourriture du bout de la langue. Ce sont les règles que tantie a établi dans la maison pour moi. Elle dit que si je ne respecte pas ces règles, DIEU me punira et que mes parents mourront. J'ai tellement peur de les perdre! Que deviendraient alors mes frères et soeurs? Je préfère faire tout ce qu'elle me dit.
Après le repas, ils font leur sieste et moi je m'occupe de faire la vaisselle. Je les raccompagne ensuite à leurs écoles respectives. J'aurais bien voulu me promener et faire le tour du quartier mais tantie me l'a interdit. Je risque de me faire taper dessus si le gardien ne me voit pas arriver dans le quart d'heure qui suit.
Le salon balayé, les meubles astiqués, je sors toutes les marmites que j'ai nettoyées hier pour les laver à nouveau ensuite je vais faire les lits des enfants. Mes pensées s'envolent du côté de Kaboua quand je vois les cahiers d'école et le livre de contes de Christine.
J'entends le chant de ces femmes qui reviennent de la forêt. Je me revois en train de jouer avec Yeba sur le sol rouge-brun. Je nous revois mes camarades de classe et moi écoutant attentivement la leçon d'histoire et géographie de notre maître. Sont-ils tous passés en classe supérieure ?
Apprendre, réciter mes leçons, passer les compositions et attendre impatiemment le classement. Tout ça me manque tellement. Papa m'a dit que les Alindé m'inscriraient dans une meilleure école que celle du village. Où est-ce qu'elle est, l'école ?
Emeline ouvre les yeux et me regarde. Je vais l'installer dans son parc de jeux. Des heures plus tard, je vais récupérer ses frères à l'école. Ils prenaient leur douche quand tantie rentra du travail. Je la salue avant de la décharger des paquets qu'elle a ramenés. Je range le contenu dans les placards de la cuisine, donne le bain à Emeline avant d'aller réchauffer le repas et dresser la table pendant que mère et enfants échangent des nouvelles sur leur journée. Les enfants courent dans les bras de tonton quand il rentre du travail. Il fait de la place à chacun avant de faire un bisou sur la bouche de tantie. A l'écart, je contemple cette scène de famille qui était censée devenir la mienne.
Mon coeur est dans la joie quand vient l'heure pour eux de passer à table. Je vais enfin pouvoir manger ! Je prends mon assiette servie par tantie et m'installe à l'entrée du débarras. Je prends mon temps pour manger la croûte de riz que je mouille un peu pour qu'elle gonfle. Qu'est-ce que ça fait du bien de se mettre quelque chose sous la dent, de sentir la nourriture descendre dans la gorge. J'attends de finir de manger avant de boire un grand verre d'eau. Je ne suis pas rassasiée alors il faut bien combler les vides de mon estomac. J'ai hâte d'être à demain soir. Je mangerai les restes de la pâte de maïs, d'il y a deux jours parce qu'il n' y a plus de riz. Je ne mangerai pas à ma faim mais au moins je mangerai.
Il est vingt-trois heures quand Emeline s'endort enfin. Je frappe à la porte de tantie pour qu'elle puisse la faire coucher puis je rejoins ma couche sommaire. Les yeux fermés et le sourire aux lèvres, j'attends le sommeil. J'espère que je rêverai de mon école. Je veux que le maître m'interroge, qu'il me demande de passer au tableau. Je voudrais tant apprendre à nouveau...
Cinq jours plus tard
Nous sommes samedi après-midi. Christine et Charline jouent à la poupée dans la cour. Je m'imaginais en train de jouer avec elles quand je reçus un coup sur la tête.
- Ne regarde plus jamais mes enfants de cette façon, tu m'entends ! Sorcière! Et puis qu'est-ce que tu fais ici ? Leurs chambres sont nettoyées ?
Je hoche la tête.
- Et leur douche ?
Je hoche à nouveau la tête.
- Leurs vêtements sont repassés ?
- Non tantie. Dis-je en baissant la tête. Je repasse les dimanche soirs
- Etè!!!! On aura tout vu avec les filles comme toi. Dit-elle en applaudissant. Tu décides maintenant de quand tu repasses les habits de mes enfants ? Dans ma maison? C'est le monde à l'envers, il n'y a pas assez de travail dans cette maison n'est ce pas? Et toi enfant de malheur tu as le temps de poser tes yeux sur mes enfants?
- Tantie, je...
Sa main atterrit sur ma joue. Elle me tire l'oreille sous les yeux rieurs de Yann et Hermann et me mène à la table de repassage disposée sur la terrasse.
- Tu vas me repasser leurs habits tout de suite, petite impolie ! Le travail ne finit jamais! Il y a toujours quelques choses à faire tu m'as bien compris! Avoun!!! (insulte : Espèce de chienne)
Je branche le fer. Mon oreille gauche me brûle mais j'essaie d'oublier la douleur. Je repasse les vêtements de Yann puis ceux d'Hermann. J'en étais à ceux de Christine quand tantie me ramena une pile de vêtements.
- Tu as intérêt à finir de repasser avant que la nuit ne tombe.
- C'est compris tantie.
- Tchrrr. C'est compris tantie, espèce de paresseuse! Sorcière! Et s'il y a un pli sur un habit, tu vas me sentir passer.
Je sens un liquide dans mes yeux. Je les ouvre grandement comme si cela pouvait empêcher les larmes de couler. Je ne dois pas pleurer, je ne dois pas pleurer. Je répète cette phrase tout en m'appliquant à repasser la pile de vêtements. J'entends les enfants qui rient, à la télévision passe des variétés musicales. Autour de moi, il y a de la gaieté, tout le contraire de ce qui se passe au dedans de moi. Mais je ne dois pas y penser, surtout ne pas y penser, juste supporter en silence.
La sonnette retentit. Le gardien s'avance vers la terrasse suivi d'une dame qui porte des habits très brillants.
- Dotou !
- J'arrive tantie.
Je débranche le fer et me rends au salon. Tantie me remet de l'argent pour que j'aille acheter des boissons. Je les dispose sur un plateau et y ajoute deux verres que je porte sur la table.
J'allais retrouver ma pile de vêtements non repassés quand tantie m'interpella.
- Dotou, où sont passées les bouteilles d'arachides ?
- Je les ai rangées ici, tantie.
- Et pourquoi elles n'y sont plus ? Dit-elle en ouvrant grandement le placard
J'écarquille les yeux. Je me souviens les avoir rangé là, il y a une semaine. Où sont-elles ? Mon coeur se met à battre si fort dans ma poitrine que j'ai l'impression qu'il finira par en sortir.
- Je ne sais pas tantie. Je vais demander à fofo Yann.
- Tu vas demander à qui ? Tu traites mon fils de voleur ?
- Non, tantie.
- C'est toi qui range les affaires dans la maison donc trouve moi mes bouteilles d'arachides !
- Hum ! Ces affamés du village là, tous des voleurs.
- Je te dis Josette mais celle-là est mal tombée. Dit-elle en se tournant à nouveau vers moi. Tu es une petite ingrate ! Je te nourris et t'héberge et c'est comme ça que tu me remercies ? Tu voles la nourriture? Dans ma maison?
Je mets mes mains devant mon visage pour l'épargner des coups mais c'est peine perdue. Tantie me pousse et ma tête cogne l'argentier et je m'effondre. Je ne compte pas les coups qui s'abattent sur mon dos. Je crie, demande pardon à tantie mais elle ne m'entend pas. De longues minutes plus tard, épuisée après toute l'énergie dépensée pour me corriger, elle me laisse enfin. Elle me dit que j'aurai une correction plus sévère la prochaine fois que quelque chose s'égare dans la maison. Emeline se met à pleurer alors elle la prend des mains de son amie et me la tend. Je lui change sa couche et la porte à mon dos qui me brûle. Je termine mon repassage, vais chauffer l'eau des enfants, réchauffe le dîner et le sers.
Je vais m'asseoir devant le débarras en attendant mon repas du soir. Je n'aurai qu'un croûton de pain à manger ce soir. C'est ce à quoi j'ai droit quand je fais une bêtise et aujourd'hui, j'ai fait une bêtise. Je n'ai pas surveillé les bouteilles d'arachides de tantie.
Les minutes passent et tantie ne m'a toujours pas ramené mon croûton. Je caresse mon ventre comme si je pouvais avoir moins faim en le faisant. Tantie m'appelle pour que je vienne débarrasser la table. Je fais la vaisselle, vais changer la couche d'Emeline, fais le lit des enfants avant de rejoindre ma position initiale toujours le ventre vide. Tantie m'a t-elle oubliée ?
J'ai peur de lui réclamer mon croûton mais j'ai faim, trop faim. J'ai mal à la tête et mon corps est douloureux, je n'aurais pas de médicaments, mais si seulement je pouvais manger un peu...
Les enfants sont maintenant dans leur chambre. Elle et son mari sont au salon et regardent la télévision. J'hésite à m'avancer vers eux mais la faim me donne de l'élan.
- Tantie ?
- Tu as quel problème ?
- Tantie, je n'ai pas mangé.
Elle jette un coup d'oeil à son mari avant de porter son regard sur moi.
- Tu n'as pas mangé ? Et les arachides que tu as volés ?
- Tantie, je n'ai pas volé. Dis-je en levant l'index au ciel.
- Tu as volé deux bouteilles d'arachides que tu as bien mangé et tu n'es toujours pas rassasiée ? Mais je comprends pourquoi tes parents t'ont vendue ! Une paresseuse comme toi et en plus voleuse! Tu étais vraiment la bouche de trop à nourrir ! Si tu ne quittes pas devant tout de suite, je vais t'apprendre que je ne suis pas ta mère qui te passait tous tes caprices ! Hors de ma vue! Dit-elle en me poussant.
Je vais m'asseoir devant le débarras en espérant que tantie vienne avec mon croûton ou que tonton lui demande de le faire. Les heures passent , les lumières s'éteignent dans le salon puis dans les chambres. Je bois tout doucement un grand verre d'eau en m'imaginant que c'est de la nourriture, puis un second verre d'eau avant d'aller dans le débarras. Je m'étends sur mon pagne en me tenant le ventre. Je veux dormir mais j'ai trop faim, j'ai trop mal à la tête, j'ai trop mal à mon petit corps d'enfant de 8 ans...
Je ferme les yeux. Quand je les rouvre, des larmes coulent sur mes joues. Je pleure. J'ai désobéi à maman mais qu'est-ce que ça peut lui faire ? Qui le lui dira ? Elle n'est pas là. Elle m'a abandonnée. Elle et papa m'ont vendue parce que j'étais la bouche de trop à nourrir... Ils m'ont vendue et ils m'ont menti... Ils m'ont dit que je serais bien ici, que j'aurais une nouvelle famille, que j'irais à l'école... Au lieu de ça, j'ai des coups, la faim au ventre, les douleurs et les injures... Alors, qu'est ce que ça peut bien leur faire que je pleure...