Il me pointe une table où un couple parait inconsolable, le jeune homme demandant l'adition. Le jeu de l'actrice était tout particulièrement fameux, ironise le Britannique, en homme d'expérience. Je lève un sourcil interrogateur, et il commence à narrer le récit d'une sœur qui a piqué le mec de l'autre... le genre de truc qu'on voit dans les romans-savons. Quand je tourne mon regard avec curiosité en direction de la table qu'occupait ma cousine et son amie, qui vient de croiser son ex-fiancé apparemment, elles n'y sont plus et un serveur est en train de desservir les restes de leur repas.
- Ta cousine ainsi que la jolie fille sont parties par la faute de ces deux petites vermines qui ont gâché leur repas... explique Auguste, pointant de nouveau le jeune couple. Mais j'crois que ta cousine mijotait un truc pas très net, parce qu'aussitôt qu'elle m'a aperçu en allant régler la note, Yoko s'est sauvée comme si elle avait le diable aux trousses.
Ce qui veut dire que ma cousine a quelque chose à se reprocher. Je songe spontanément à la belle voiture qui nous avait coupés sur la route. Il arrive souvent que ma cousine "emprunte" les voitures de notre oyabun, pour son plaisir personnel... mais la voiture qu'elle conduisait n'est pas du tout le genre de voiture que mon père apprécie... ce serait plutôt mon style.
Je souris furtivement.
Hmmm...
Mon anniversaire est demain, n'est-ce pas!?
Ma supposition semble être juste, car la Suzuki Misano n'est plus stationnée le long de la route lorsque nous quittons le restaurant. Mon chauffeur commence par conduire August à destination et j'ai alors très envie de lui demander quand cessera-t-il enfin de vivre dans des hôtels. Depuis son divorce, il y a maintenant plus de treize ans, lorsque son ex-femme a obtenu la maison et pas lui, avec la moitié de tous ses autres avoirs également... August ne s'est jamais posé nulle part ailleurs. Il vit dans des penthouses de grands hôtels comme le ferait un jeune playboy.
C'est le symbole de son refus de s'attacher à qui que ce soit. Le rejet de son ex-femme lorsqu'elle a découvert ses préférences sexuelles a laissé une marque encore très vive.
Alors que mon chauffeur reprend la route, j'observe le Britannique pénétrer en vitesse par la grande porte du bel hôtel luxueux, le Ritz Calrton, que lui ouvre un groom, les mains dans les poches. Auguste avait sans doute besoin de retrouver un peu son coin de pays, pour choisir cet hôtel plus qu'un autre.
Au moins, il n'est pas descendu au Dragon d'or, ce qui aurait gravement offensé mon père.
Je pose ma tête sur l'appuie-tête coussiné de mon siège et je ferme les yeux. Mon père fut très clair après mon retour. Ce que je faisais lorsque j'étais à Londres, la vie de débauche que j'y menais... il n'en avait rien à faire.
Mais ici, à Tokyo, où notre famille se trouve depuis des générations, et où chacun de nos gestes est scruté à la loupe...
Les Américains ont un adage: ce qui se passe à Vegas, reste à Vegas. Ce qui se passait à Londres, dans le club du Dragon d'or que je fréquentais, doit demeurer à Londres. Mon père a beaucoup insisté à ce propos et il est mon oyabun. Je ne peux le trahir. Jamais.
Je n'ai jamais ressenti le manque jusqu'ici, quand j'étais de passage au Japon. Il faut dire que le club du Dragon D'or de Tokyo avait fermé ses portes il y a huit ans, suite à un scandale... une descente de police.
Je me souviendrai toujours de ma dernière visite au Dragon d'or de Tokyo, deux ans avant qu'il ferme... Je m'étais déjà expatrié à l'étranger depuis l'âge de 18 ans pour y poursuivre tout d'abord des études à Oxford et par la suite j'y ai ouvert une franchise de l'entreprise familiale, le groupe Tanaka-Gumi... et je suis devenu un homme d'affaires très prospère, avec des investissements à l'étranger. Je possède même une entreprise de haute technologie, dans la silicone vallée, qui me rapporte des millions pour ne pas dire des milliards.
Au moment des faits que je vous raconte, cela faisait environ 12 ans que j'avais quitté le Japon pour m'établir en Angleterre... et j'avais 30 ans. Cependant, même si moi je vivais quasi en permanence à Londres, mon fils Jun était toujours au Japon, sous la tutelle de mon propre père et, âgé de 12 ans, il fréquentait même à présent une école privée... donc je revenais au pays chaque fois que j'en avais la chance pour être auprès de lui. J'avais plusieurs fois proposé à mon fils de me suivre à Londres, mais il ne rêvait que du jour où il serait enfin un yakuza, admirant son grand-père qui lui avait bourré le crâne d'idioties, vous vous en doutez bien.
J'ai toujours regretté de ne pas avoir pris Jun avec moi, quand je suis parti étudié en Angleterre.
«Tu es trop jeune, Koto! Tu ne saurais pas élever cet enfant... Tu dois te concentrer sur tes études. Après, il sera toujours temps...» m'avait dit ma propre mère pour me convaincre. Mais après mes études, quand je suis revenu chercher mon fils... il avait déjà sa propre vie, ses amis et il était très attaché à ses grands-parents. Il aurait été cruel de ma part de le déraciner ou de l'arracher à ma mère qui l'aime comme un fils pour l'emmener dans un pays qui lui était totalement étranger. Donc je devais me contenter de ces rares visites au Japon, où le visage de mon fils s'éclairait dès qu'il me voyait descendre de l'avion ou venir l'accueillir à la sortie de son école privée pour le surprendre.
Jun me voyait encore comme un héros à l'époque. Son père, le yakuza surpuissant doublé de l'homme d'affaires qui faisait des millions comme de l'eau... On me considérait déjà comme un des yakuza les plus dangereux au Japon et même à l'étranger... Quant à mon fils Jun, il n'était pas encore un Torpederos. Il n'avait pas encore retourné sa veste pour choisir un autre maitre que notre oyabun... Trahi sa propre famille pour prêter allégeance à ce foutu La Costa, en janvier dernier, tel qu'il le fit. Enfoiré de La Costa qui l'a endoctriné!
Parfois j'ai l'impression qu'il m'a volé mon bien le plus précieux... mon propre fils.
Un jour, il me le paiera celui-là!
Enfin... pour en revenir à ce jour... il y a dix ans passés... cette fois, j'avais fait le voyage au Japon pour une raison différente... J'avais même quitté la table de négociation au milieu d'une affaire très juteuse pour revenir de toute urgence au Japon.
Parce que, cette fois, la vie de mon fils était en jeu.
Quand je l'avais vu sortir de la salle d'opération, tout petit et si chétif sur ce brancard, le visage tuméfié et le corps meurtris... J'avais ressenti le besoin de lâcher la pression... de tordre le cou d'une certaine personne... lui faire ressentir ce que je ressentais, moi qui ne pouvais respirer que très difficilement.
Mais je savais que je ne pouvais pas agir sans réfléchir... alors j'avais senti le besoin d'aller au club du Dragon d'or, pour lâcher un peu la pression... valait mieux me trouver une victime consentante... parce que si j'avais étranglé la personne responsable... mon propre père ne me l'aurait jamais pardonné.
Le blesser, oui.
Le tuer, non.
Jamais mon père ne l'aurait permis.
J'étais encore un jeune dom à cette époque... un dom de 30 ans très prétentieux, mais tout de même avec dix ans d'expérience déjà derrière la cravate. Donc j'avais en quelque sorte une excellente raison pour être un peu arrogant et déjà très demandant avec mes partenaires de jeux!
Aussitôt arrivé au club, je me suis cherché une soumise pour pratiquer une nouvelle technique de Shibari, du bondage japonais... mais aussi et surtout pour exorciser toutes ces émotions qui m'assaillaient. J'étais déjà ce qu'on appelle un Shibari-Shi (un maitre du Shibari). Les soumises de type «Rope Bunny» (qui raffolent du bondage japonais...) me suppliaient déjà par dizaine de les choisir quand j'apparaissais dans la zone réservée aux soumises en attente d'un maitre.
Mais ce soir-là, c'était différent. J'avais besoin d'une partenaire qui pourrait supporter une séance hard... très hard!
Au Dragon d'or de Tokyo, la zone réservée aux soumises en attente d'un maitre est séparée par des barreaux en bambous afin d'imiter les anciens bordels de l'époque Edo.
C'est à cet instant que je l'ai vu... alors que je longeais cette espèce de prison en bambou... et que j'ai ressenti ce sentiment pour la première fois...
Koi No Yokan
Comme un «fait exprès!»
Au départ, ce sentiment m'a tellement troublé que je ne savais trop si elle en était vraiment responsable... La tentative de meurtre sur mon propre fils m'avait déjà laissé avec une boule d'émotions si extrêmes et si diverses... Cette nouvelle émotion venait encore chamboulé tout mon univers.
Je n'ai jamais cru à l'amour et encore moins à la prédestination des âmes!
Mais me voici avec ce sentiment qu'une parfaite étrangère m'est destinée. Qu'elle est la seule femme qui ne pourra jamais me rendre heureux.
Heureux!
Est-ce que je méritais d'être heureux?
Moi qui suit un monstre...
Mais plus je m'approchais de cette créature, plus ce sentiment m'envahissait et bientôt, il allait me submerger, si je ne me ressaisissais pas rapidement!
La créature qui est était la cause me paraissait pourtant tellement innocente, vulnérable... inoffensive!
Elle était assise, dans la pose de la parfaite soumise, imitant toutes les autres... sur un des tapis de sol, agenouillés, les mains sur ses genoux, paume vers le ciel... Sa posture était absolument parfaite et tout à fait normale. Rien pour provoquer une telle émotion en moi!
Elle n'était pas non plus vêtue d'une de ces tenues fétishes, ultra sexy.
Elle portait un simple haut en satin noir, qui s'attachait derrière la nuque avec des cordons et qui ne couvrait que sa poitrine, accompagnée d'une culotte également en satin noire avec des cordons sur les hanches de chaque côté. Ce petit ensemble pourrait passer aisément pour un bikini. Mais sur elle, et avec ce peignoir en soie à l'effigie du Dragon d'or tout grand ouvert qu'elle portait par-dessus... ces dessous très élégants avaient quelque chose d'élégant et de noble...
Je me souviens avoir aussi pu observer, quand je longeais cette section avec pour toute séparation entre nous, les barreaux en bambou... une toute petite marque de naissance au creux de sa nuque... comme une petite marque rouge qui avait la forme très vague d'un papillon.
Que c'était charmant!
Sa nuque m'était en effet exposée, car ses cheveux étaient retenus par une queue de cheval au sommet de la tête, suivie d'une tresse en queue de poisson qui descendait jusqu'au creux de ses reins. Elle ne devait sans doute pas savoir que ce sont en général les dominatrices et non les soumises qui adoptent cette coiffure ordinairement!
Mais sur le moment, je m'en fichais éperdument. En fait, qu'est-ce que je n'aurais pas donné pour agripper cette tresse et l'enrouler autour de ma main alors que je l'aurais obligée à se lever pour me suivre en direction de la station réservée au Shibari.
La violence de mes sentiments me surprenait moi-même! Et je suis positif à vous dire qu'elle n'était pas non plus indifférente à la chemise grise chatoyante que je portais sous ma veste kimono toute grande ouverte et que son regard menaçait sans arrêt de me déshabiller entièrement quand ses yeux se posaient parfois furtivement sur la boucle de la ceinture à l'effigie du Phoenix emblématique de ma famille de mon beau pantalon à la coupe si parfaite.
Je pouvais en fait déjà sentir son regard posé sur moi de très loin, quelques instants plus tôt. Bien avant même que je me déplace vers la zone d'exposition des soumises. Un peu plus tôt, alors que je conversais avec mon mentor, j'avais aussi senti son regard sur moi, même si elle s'efforçait de ne pas trop en avoir l'air. Il faut dire que comme j'étais un maitre du Shibari, mon entrée au club était toujours très attendue et donc remarquée.
Ce soir-là, j'avais besoin de jouer... plus rudement que d'ordinaire... Donc je recherchais la soumise idéale... Je me suis donc fait violence, bien décidé à ne pas la choisir... cette soumise me fichait le bourdon. Elle provoquait en moi des émotions que je ne désirais pas ressentir!
Comme chaque fois que je me cherchais une partenaire, je me suis avancé dans la zone réservée aux soumises en attente d'un dom, tel un roi devant ses concubines, les toisant toutes du regard. Un regard qui s'efforçait de ne pas la fixer... elle... en particulier.
- Alors... Y'aurait-il parmi vous une «Rope-Bunny» qui aime bien les trucs bien durs, bien... hards ?
Je l'ai alors vu déglutir. Ses mains se crispaient légèrement sur ses cuisses. Elle anticipait le plaisir qu'elle ressentirait à être retenue en laisse par des rangs de cordes enroulés autour de son joli petit cou... mais il y avait aussi en elle de l'appréhension face à ce jeu dangereux que je proposais.
La pointe de ses oreilles était toute rouge, comme la débutante qu'elle était aux jeux de l'amour.
Elle a levé la tête en ma direction très lentement et mon cœur s'est arrêté un court instant lorsque mon regard a croisé celui de cette mystérieuse soumise au masque en noir à la longue plume, qui couvrait le haut de son visage...
Je ne pouvais qu'imaginer les traits de son visage, dissimulés par le masque. Mais ses yeux me disaient tout... Ses yeux noisette aux petits éclats mielleux me paraissaient si limpides... oui... elle avait un regard si pur. Un regard qui reflétait la noirceur de mon âme et me faisait sentir si petit devant elle, moi qui pourtant étais déjà un dom de grande envergure à l'époque.
- Moi, Sir! J'aime bien le Shibari... et les trucs bien... durs! Choisissez-moi...S'il vous plait... Shujin!
Shujin.
Maitre.
SON maitre...