Elle est elle aussi très grande, avec des jambes qui n'en finissent plus... mais contrairement à moi, elle a les cheveux courts et un look un peu garçon manqué. Tenant ma valise fermement, je balaie les lieux du regard et enfin, je croise celui de mon amie d'enfance qui me fait de grands signes de la main, dans son costume noir, un complet-veston féminin qui lui va super bien.
Je souris sans réfléchir en l'entendant hurler mon nom:
- Sayuri!!!
Comme au ralenti, je me précipite en sa direction, tirant ma lourde valise sur roulette et Yoko vient aussi vers moi, les bras ouverts. On se fait un câlin titanesque et nous en pleurons de joie de nous retrouver. Mais une minute! Je fronce les sourcils. Je me détache de mon amie. Je la prends par les épaules pour l'examiner.
- Tu as maigri!
C'est un reproche. Elle est maigre comme un cure-dent!
Yoko se gratte le nez avec embarras.
- Ah! Ah! La cuisine espagnole... ça ne me faisait pas du tout!
Yoko a elle aussi fait des études à l'étranger. En Espagne pour être précise. Mais ce n'est pas le même genre d'études que moi... c'était une sorte de programme spécial pour les pilotes professionnels qui ne durait que deux ans en tout et pour tout... Elle est revenue en Mars dernier, bien plus tôt que moi, et elle n'était pas partie aussi longtemps que moi.
Yoko est maintenant le chauffeur personnel du président du groupe Tanaka-Gumi, un des plus importants groupes financiers au Japon.
Si elle devait suivre un entrainement spécial, c'était pour pouvoir occuper cette fonction, que son père avant elle exerçait... Vous devez comprendre que le groupe Tanaka est un groupe de yakuzas. Si une situation dangereuse se présente, Yoko devra être capable de se défendre et aussi d'échapper à une bande de meurtriers si besoin. Bref, conduire la belle voiture du chef suprême d'une bande de yakuzas n'est pas de tout repos.
Je me doute donc que l'excuse qu'elle me fournit est totalement bidon. Ce n'est pas la nourriture en Espagne, qui ne convenait pas à son palet... mais sans doute bien davantage cet entrainement dont il lui est interdit de me parler, qui devait être surement très intense pour que mon amie d'enfance, qui avait le visage rond et un appétit vorace ait soudain le visage aussi émacié et le corps si maigre!
Je voudrais démasquer son mensonge, l'obliger à me dire la vérité... mais Yoko ne me laisse pas le temps de la questionner davantage. Elle me prend ma valise des mains et la soulève en me regardant de manière éloquente.
- Sayuri, c'est tout ce que tu rapportes de tes cinq ans passés en France!?
C'est mon tour de hausser les épaules. Bah... j'ai laissé un paquet de trucs là-bas... dans le petit condo que ma famille m'y avait acheté...
Grenoble est mon plan de sureté.
Si ça tourne mal, je vais y retourner...
Là-bas, personne ne me jugera jamais...
Là-bas, il n'y a pas cette pression suffocante.
Mais je ne dis rien parce que je ne veux pas décevoir Yoko. Elle est tellement heureuse de me retrouver. Et puis, si elle découvrait que j'ai conservé cette porte de sortie... elle m'accuserait sans doute d'être bien trop défaitiste!
Le combat n'a même pas encore commencé et je songe déjà à fuir la bataille!
Je glisse mon bras sous celui de Yoko, et je lui demande si elle conduit toujours cette vieille Mazda? Yoko me fait un sourire mystérieux, m'entrainant en direction de la sortie qui conduit au stationnement principal de l'aéroport de Tokyo.
Une brise chaude nous caresse le visage quand nous franchissons la sortie. Chemin faisant, Yoko se propose de m'inviter au restaurant pour diner.
Quand nous nous arrêtons enfin dans le stationnement souterrain, devant la voiture qu'elle conduit présentement, j'en ai le souffle coupé. C'est une Susuki Misano décapotable de couleur gris métallisé, qui a vraiment la classe! Yoko clique sur le bouton de la manette de son porteclé pour en ouvrir le coffre arrière à distance et en déverrouiller les portières tout en s'amusant de la tête que je fais.
J'ai la bouche grande ouverte et ma mâchoire va se décrocher si je continue de baver littéralement sur cette voiture!!!
- C'est la nouvelle voiture de mon Kyodai. Un cadeau que notre «Oya» lui fait pour son anniversaire et qu'il m'a demandé de lui livrer demain matin... Je me suis dit que nous pourrions en profiter pour la tester... si tu es partante!
Son Kyodai.
Grand frère.
Depuis des années, Yoko
ne cesse de me parler de ce "grand frère" qui est en fait un cousin. Elle l'admire énormément et elle aimerait bien nous mettre en couple. Mais son cousin a toujours refusé les «blind date» et moi aussi, puisque je n'avais d'yeux que pour Osamu à l'époque... Il était très populaire parmi les jeunes de mon âge, dans la haute société, ici à Tokyo et nous fréquentions les mêmes cercles d'amis. Toutes les filles étaient jalouses de moi quand nous avons commencé à nous fréquenter, y compris ma demi-sœur! Mais Yoko n'a jamais pu l'encadrer. Elle disait toujours qu'en comparaison de son Kyodai, mon ex-fiancé lui paraissait plutôt minable!
Avec neuf ans de plus que moi, Iwasaki Osamu est sorti major de sa promo à l'université et il est devenu un des employés de mon père parmi les plus efficaces... Il fut également mon fiancé jusqu'à il y a deux ans...
Je ressens une douleur très vive à cette évocation. J'essaie de ne plus y penser et je me concentre uniquement sur le moment présent. C'est l'oyabun de Yoko qui a offert cette voiture à son cousin, ce qui veut dire qu'il doit être très haut placé dans l'organisation... En effet, on ne donne pas une si belle voiture au premier venu ou à un yakuza qui serait au bas de l'échelle tout comme Yoko!
J'essaie de ne pas montrer mon malaise comme toujours. Yoko est très proche de son cousin depuis toujours et elle l'est encore plus de son oyabun, qui est comme un père de substitution pour elle depuis la mort de son propre père... C'est aussi ce que nous avons en commun. Ma mère est aussi décédée de manière tragique, tout comme le père de Yoko, qui fut pris entre deux feux... entre les tirs croisés de yakuza.
J'avais pensé que cela la convaincrait enfin de prendre ses distances... mais non. Yoko est plus déterminée que jamais à monter en grade au sein de son organisation criminelle. Ce sujet est délicat entre nous... Mon père n'a jamais apprécié me voir trainer avec Yoko, et mon grand-père non plus... j'ai moi aussi une opinion très tranchée sur le sujet... Un sujet que moi et Yoko évitons toujours pour ne pas nous disputer.
Donc je me contente de sourire, lui demandant si elle est bien certaine que son cousin ne va pas s'fâcher qu'elle emprunte sa voiture... Yoko met ma valise dans le coffre, me faisant signe de ne pas m'en faire. Nannn... son Kyodai ne se fâcherait jamais pour si peu!!! Et puis, tous les chauffeurs le font, c'est bien connu! Ils impressionnent souvent leurs conquêtes avec la voiture du grand patron quand il a le dos tourné... elle peut bien le faire elle aussi!
Bon... si elle le dit...
Je monte dans la voiture, sur le siège passager, et je caresse le cuir qui sent le frais, le neuf... cette voiture sort tout droit des entrepôts!!! Yoko fouille dans une des poches de son veston pour y prendre son paquet de gommes, au volant de la belle voiture. Elle se fourre dans sa bouche le chewing-gum à saveur de tomate et basilic et me tends ensuite le paquet pour que je m'en prenne moi aussi.
J'accepte volontiers. C'est un truc entre nous. Moi et Yoko, nous aimons les saveurs un peu étranges et recherchons toujours la gomme à la saveur la plus bizarroïde. Une fois, nous en avons même trouvé à saveur de moutarde et miel! Mâchant son chewing-gum, Yoko appuie sur le bouton pour baisser le toit ouvrant du véhicule et tourne la clé dans le moteur.
Elle hausse les sourcils en me regardant de manière équivoque quand elle fait vrombir le moteur. Vroumm... Vroummm...
Je me presse d'attacher ma ceinture parce que Yoko aime faire de la vitesse... beaucoup, beaucoup, beaucoup!