La petite prisonnière de la tour L
img img La petite prisonnière de la tour L img Chapitre 2 Inaya
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Chapitre 6 L'inspecteur Malabret img
Chapitre 7 Iliam reste muet dans la chambre aux aveux img
Chapitre 8 La poudre d'escampette img
Chapitre 9 Dans les rues de la ville img
Chapitre 10 Tous les chemins mènent aux poupées maléfiques img
Chapitre 11 Une mystérieuse inconnue img
Chapitre 12 Rencontre avec Ruby Bou img
Chapitre 13 La cabine insolite img
Chapitre 14 Le cinquième étage img
Chapitre 15 Le téléphone sonne img
Chapitre 16 L'égratigné img
Chapitre 17 Quelqu'un au bout du fil img
Chapitre 18 Quand Iliam se croit le plus fort img
Chapitre 19 L'indice img
Chapitre 20 Le piano img
Chapitre 21 Retors et Acadabian img
Chapitre 22 Sultana et Towenaar sont de retour img
Chapitre 23 Quelques notes de musique img
Chapitre 24 Les Paranges img
Chapitre 25 Malabret img
Chapitre 26 Do, ré, mi img
Chapitre 27 Acadabian img
Chapitre 28 Le do et la couronne img
Chapitre 29 « L » fait son cinéma img
Chapitre 30 Malabret se perd dans le brouillard img
Chapitre 31 La descente aux enfers img
Chapitre 32 Le quatrième étage img
Chapitre 33 Une confrontation extraordinaire img
Chapitre 34 Les êtres de lumières montrent le bout de leur nez img
Chapitre 35 Le restaurant prend les commandes img
Chapitre 36 Des présentations hors du commun img
Chapitre 37 Retors et son armée img
Chapitre 38 Sayana et les Gloubgloubs img
Chapitre 39 La forêt aux feuilles dorées img
Chapitre 40 Le manoir hanté img
Chapitre 41 Les Gloubgloubs font une apparition remarquée img
Chapitre 42 Où se cache Sayana img
Chapitre 43 La petite guerrière img
Chapitre 44 Un drôle de personnage hante le noir couloir img
Chapitre 45 Une apparition qui tombe à pic img
Chapitre 46 Acadabian déclenche les hostilités img
Chapitre 47 Retors fait un serment img
Chapitre 48 Le calme avant la tempête img
Chapitre 49 L'enchantement fait son grand retour img
Chapitre 50 Malabret et les enfants contre lesêtres de lumière img
Chapitre 51 Le combat pour la liberté pointe le bout de son nez img
Chapitre 52 Bagarre de rue ou combat surnaturel img
Chapitre 53 Hnia se réconcilie avec les arbres menaçants img
Chapitre 54 Un drôle de réveil img
Chapitre 55 Rien ne finit jamais img
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Chapitre 2 Inaya

Drancy, le 23 décembre 2020

Youyou sommeille.

Pourtant elle a bien grandi et elle pourrait veiller beaucoup plus tard à présent. Elle avance triomphalement vers une douzaine d'années de joies partagées.

- Ce soir, vous irez au lit de bonne heure

Lorsque Mamina parle, Yaya et Sayana obéissent. Elles ne négocient pas, c'est impossible. Quant à intercéder auprès de leur Papou, même pas en rêve !

- Papa soutient toujours maman, ne gâche pas ton temps à aller le voir.

En grande sœur accomplie, Inaya met en garde Saysay l'intrépide. La pitchounette de la famille pleurniche souvent en s'agrippant à son père pour obtenir ce qu'elle veut. Mais là, c'est peine perdue, Mamina a parlé. La tête basse, Inaya tire la rebelle vers elle pour rejoindre sagement leur chambre. Pour se consoler, ce soir encore elles voyageront dans un pays imaginaire et sommeilleront dans les bras des fées.

En s'avançant à pas de géant, l'obscurité a pris d'assaut cette partie du monde depuis quelques heures déjà. Alors qu'Inaya dormait paisiblement, une secousse la réveille brusquement. Intriguée, elle regarde au travers de la fenêtre les flocons laiteux qui virevoltent follement. Ce duvet crayeux joue les acrobates à chaque souffle du vent, et dans des pirouettes savantes se dépose sur le sol glacé sans un bruit, comme pour ne rien déranger.

Il neige abondamment depuis hier, et en compagnie de leur Papou, les deux fillettes se sont adonnées pendant quelques heures à une bataille de boules faites de cette poudreuse immaculée. Quand enfin ils sont rentrés, leurs joues s'étaient teintées de la couleur des coquelicots, et de fines aiguilles picotaient leurs doigts glacés. Mamina avait préparé un bon chocolat chaud et des biscuits, et l'odeur suave s'était répandue dans toute la maison. En souriant, elle a questionné malicieusement les deux gamines enfin réchauffées.

- Alors, les filles ! Racontez-moi, Papou en a-t-il pris plein la tête ?

En cette fin d'un après-midi mouvementée, la quiétude tiède et feutrée qui règne dans la maisonnée a entraîné sans un bruit les deux petites vers un repos mérité.

À présent, sa couette couvre le bout de son nez, et ses yeux grand ouverts balayent d'un regard vert les murs de la chambre. Inaya s'applique à respirer doucement pour ne rien déranger dans cette nuit silencieuse. Elle revoit en pensée la place de la mairie ainsi que la fontaine qui ont endossé leurs manteaux blancs. « Ça ne les réchauffera pas, en tout cas. » Bien à l'abri dans son lit douillet, elle continue d'admirer cette giboulée de poudre lactée virevoltante. Cependant, la sensation d'avoir vécu auparavant un tel moment devient de plus en plus forte. Ni une ni deux, elle se lève et s'approche de la fenêtre. Le nez collé sur la vitre glacée, elle sautille en silence. Tour à tour, les petits pieds nus foulent le sol gelé.

- Mais... Je me souviens à présent...

Dans la froideur de la chambre enténébrée, les instants mystérieux d'un passé pas si vieux refont surface tout à coup, et l'emplissent d'effroi. Elle avait déjà trépigné de cette façon pour regarder dehors, il y a bien longtemps. C'est alors qu'elle avait aperçu le gentil monsieur avec un doigt posé sur ses lèvres. Dans la nuit noire, elle avait saisi le sens caché de ses chuchotements. « Ferme les yeux Inaya, et vole vers le pays des rêves. Mes pas se fonderont dans les tiens, je deviendrais ton ombre, là où tu iras, je serais ! »

Cette fillette avait imaginé ce soir-là qu'elle voyait le père Noël travesti en drôle de bonhomme. C'était la croyance d'un bout de chou bien sûr, car à présent Youyou ne l'attend plus. Elle a bien poussé cette petite Inaya depuis cette fameuse nuit. Elle continue de grandir tranquillement tandis que le temps passe inexorablement. Autant dire que c'est presque une demoiselle. Enfin, c'est ce qu'il lui plaît de croire en cet instant. Sans remords, elle a transmis le flambeau de ses rêves de bébé à Sayana, sa petite sœur. À elle d'attendre le vieux monsieur à la barbe blanche !

Toujours en faction devant la fenêtre, elle aperçoit alors une drôle de lueur qui scintille au loin. Dans le silence de la nuit, elle remarque une ombre furtive qui se déplace en glissant sur une neige immaculée. Est-ce la fatigue qui lui brouille la vue ? Dans le doute, elle se frotte énergiquement les yeux. Malgré cela, l'énigmatique personnage se tient toujours près de la fontaine, immobile et terrifiant. Alors qu'elle porte toute son attention sur cet insolite bonhomme figé au beau milieu d'une tempête de neige, une terrible vision la terrasse. L'étrange individu joue le funambule sur un fil invisible, à quelques centimètres du sol, et agite sa main d'un geste hésitant.

- J'hallucine, sérieux ! C'est juste pas possible un truc pareil !

Envahie d'une frayeur toute nouvelle, Youyou a parlé haut et fort, au risque de réveiller Sayana et Mamina. Quant à Papa, pas d'inquiétudes, ses ronflements laissent espérer qu'il dort profondément. D'un bond, elle plonge dans son lit et s'enfouit sous sa couette. Elle ferme les yeux bien fort pour ne pas se faire prendre en flagrant délit d'insomnie, mais surtout pour occulter cette vision à donner la chair de poule. « C'est un mauvais rêve, je dois l'oublier ! » Cependant, la complainte qui naguère l'avait intriguée et même terrorisée résonne à nouveau dans la chambre. Se retenant de respirer, Youyou n'en croit pas ses oreilles !

- Ça recommence.

Elle se rappelle à présent ce moment si particulier. Inaya s'envole dès lors vers un univers où sont enfermés bien précieusement tous ses souvenirs. D'un pas de géant, elle se retrouve à crapahuter dans ces années écoulées. Il y a tant et tant de jours, cette comptine l'avait tenue éveillée, quand sa mère avait fredonné cette douce mélodie à son bébé-sœur. Elle revenait à présent la hanter, au milieu d'une nuit confinée.

Dans ces heures obscures, le passé et l'existant s'entremêlent et font perdre la tête aux voyageurs du temps. Au fil de notre quotidien, le cours des évènements maîtrise et régit le monde. Ce prince des jours et des heures sombres, irréel et pourtant si présent, avance à une vitesse incroyable. Mais ces instants capricieux peuvent nous immobiliser sur place quand les voilà pris d'une furieuse envie de se jouer de nous. Une idée nous traverse l'esprit et déjà elle chemine dans le passé. Cela dit, c'est sans compter sur les souvenirs. Ils gardent bien précieusement les empreintes des histoires étranges, spectateurs invisibles d'un vécu hasardeux.

Aussi, malgré son âge si peu avancé, une trace bien ancrée dans sa mémoire témoigne de ces évènements peu communs. Aujourd'hui, l'anamnèse des heures sombres à l'heure où cinq enfants avaient surgi de nulle part après avoir disparu pendant presque cinq mois, revenait la hanter. Les fragments enfouis dans les souvenances d'une nuit, quand cinq jeunes explorateurs avaient ramené une adolescente égarée dans un autre temps depuis vingt ans, écorchaient à nouveau son esprit.

En jouant les acrobates de fortune, Youyou s'est libérée dans cet envol manqué des inquiétudes qui la tourmentent. La comptine a cessé brusquement de resonner dans la chambre. Le calme s'est radiné derechef et, enfin soulagée, elle imagine déjà la réunion qui se prépare, le drôle de bonhomme tout vêtu de rouge, la neige qui tombe. La complainte chuchotée est aussitôt rangée dans le tiroir aux oublis, car la famille au complet va débarquer pour les fêtes de cette fin d'année. C'est un sujet de réflexion bien plus plaisant que les souvenirs qui l'ont assaillie à l'instant. Elle hoche la tête, convaincue que cette réunion aura l'allure d'une foire de tous les diables. Cette pensée salvatrice lui fait oublier ainsi ses frayeurs nocturnes.

Noël, son magnifique sapin, les cadeaux, le repas pantagruélique, dans quelques heures cela ne sera plus un rêve. La parentèle rassemblée pour la circonstance célébrera cette joyeuse fête. La maison si tranquille d'ordinaire va foisonner d'une quantité d'enfants, et Youyou attend ce moment avec impatience. Retrouver tout ce petit monde pour vivre une soirée extraordinaire, quoi de plus exaltant. Bilel, Mila et Hnia feront partie de la bamboula. Et le dernier, Iliam, va sûrement les faire tourner en bourrique comme à son habitude, en compagnie de sa complice de toujours, lady Sayana.

Mila répond en général au gentil sobriquet de Mimi-Chat, quant à Bilel, allez savoir pourquoi, les enfants l'ont affublé d'un drôle de nom qui fait penser à un gâteau. Est-ce à cause de son attirance prononcée pour les sucreries ? Quoi qu'il en soit, après avoir bougonné un bon moment, il accepta ce tout nouveau patronyme. Il se mettait au garde-à-vous dès qu'il entendait ce nom bizarre, Bibichoco. Hnia c'est Bébébonheur. Les parents l'avaient appelée ainsi, car ce joli nourrisson gazouillait et souriait en permanence. D'un commun accord, les enfants ont changé un peu la donne pour cette adorable fillette qui aime tant danser. À l'unanimité, ils ont décidé qu'elle porterait un sobriquet marrant, dorénavant elle s'appellera 3B.

- On doit absolument saisir les brides de nos vies, de temps à autre. Et puis, Bébébonheur, ça prend du temps pour le dire

Ces gamins malicieux ont raccourci comme ils pouvaient ce nom de guerre bien trop long. Miss 3B dans un signe d'assentiment a validé la proposition, et la voilà avec un patronyme tout neuf. Ils ont ri de bon cœur, se demandant quel aspect singulier elle donnera à sa nouvelle signature.

Calfeutrée sous son édredon, Inaya se remémore avec plaisir ces moments de bonheur simple qu'elle a partagés avec ses cousins cabochards. « C'est drôle comme on adore se parer de ces fameux "p'tits noms". Les parents, avec cette habitude de nous accoutrer chaque jour qui passe d'une multitude de sobriquets marrants, nous ont entraînés sur ce chemin plaisant. Ne les contrarions pas, peut-être ont-ils gardé un pied dans l'enfance après tout. » Inaya finit par se dire que bien des adultes aimeraient revenir en arrière, au moins pour quelques heures. Elle secoue sa jolie tête à moitié sortie de sa cachette, et ses boucles dorées à souhait virevoltent joyeusement. Ses yeux pétillent de malice et elle pense à ce garçon à la voix si spéciale.

Iliam a bravé tant et tant de choses depuis son arrivée dans ce monde agité. Le sort a voulu que son cœur minuscule souffre d'un mal cruel, tenace et envahisseur. Trois mois s'étaient écoulés depuis sa naissance, et le moment de réparer ce petit homme s'est pointé, traînant derrière lui une angoisse toute légitime. Rien ni personne n'aurait empêché cette famille de camper dans les couloirs de l'hôpital, le jour où l'histoire devait se réécrire par tant de mains si habiles. La parentèle au complet avait pris d'assaut le hall de l'établissement froid et impersonnel. Des messieurs vêtus de casaques, masques et bonnets de la couleur de l'espoir, ont besogné pendant des heures pour lui remodeler un cœur tout neuf. Ils ont coupé par ici, raccommodés par endroit, et voilà le travail ! Ils lui ont offert une toute nouvelle vie.

À l'annonce de la réussite de cette intervention risquée, la joie a envahi le hall triste et glacé. Une allégresse époustouflante est venue se fracasser sur les murs, envelopper même des inconnus masqués qui patientaient sagement. Les applaudissements ont fusé de toutes parts, et cette opération si délicate, menée de main de maître, a permis au clan en détresse de respirer enfin d'un souffle tranquille. Petit-Ours désormais réparé, les chirurgiens-magiciens ont tiré toute notre tribu hors d'un incommensurable chagrin. D'ailleurs, c'est sûrement à cause de tous ces tourments que leur « Isoäiti » l'appelle de la sorte

À l'occasion d'une réunion de famille, la fin d'un repas fastueux avait entraîné l'assemblée vers une douce quiétude. Dans ce silence bienfaisant, les enfants avaient rejoint la caverne des filles à peine éclairée. Celle-ci s'est alors transformée en un repaire fantastique. Était-ce dû à la présence à leur côté de cette aïeule peu ordinaire ? La clique de gosses assis à même le sol entoure et écoute sagement les histoires de leur grand-maman. Cette nuit-là, dans un souffle elle leur a révélé le secret de ce fameux petit-nom. Presque invisible dans l'ombre de la chambrée, elle est devenue une enchanteresse. Sa voix douce et pourtant puissante résonne encore dans les esprits tourneboulés de cette gentille bande d'enfants, avides d'histoires racontées.

« Fort comme un ours », ces quelques mots chuchotés les ont envoûtés, et dès lors, Iliam et ce tout nouveau surnom ne se sont plus quittés. Depuis ce fameux soir, les six mignons garnements restent persuadés que cette grand-maman à la voix si particulière est une fée. Les gamins n'ont jamais cherché à connaître la vérité sur cette révélation pour le moins extravagante. Mais n'en doutons pas, un jour prochain, Petit-Ours deviendra costaud comme un grizzly. Cette vision d'un avenir heureux est venue les caresser, et ils se sont contentés d'approuver. D'ailleurs, ce gentil bougre a su tirer parti de la situation. Il agrémente les moments forts de cette joyeuse assemblée par ses caprices de bambin.

- Ne m'énervez pas les mecs, moi je suis un opéré du cœur !

Phrase fétiche de cet adorable monstre, il l'a servie à maintes reprises. Ses yeux malicieux ont observé la famille ébahie. « Bigre, ce petit ne manque pas d'aplomb ! » Mais dans le doute, la parentèle réunie a toujours cédé, trop contente qu'il partage les jours et les nuits à leurs côtés. Sans rechigner, ils ont accepté de subir ses mignonnes tocades d'enfant gâté. Le temps a réparé les faiblesses de son œuvre, et Petit-Ours s'est transformé en un adorable garçon qui n'a peur de rien, fini les caprices. Et Inaya, complètement investie dans ses agréables pensées, s'avance doucement vers le pays des songes. Pour l'heure, le calme a entièrement repris possession de la maison, et la fillette aux yeux verts dort du sommeil du juste. Pas même un chuchotement.

Mais alors que les ronflements de Papou s'étaient enfin arrêtés, le froissement d'une cape est venu caresser l'air environnant. L'ombre qui se profile sur les murs de la chambre des filles pourrait bien terrifier le plus courageux de la bande des six. Le chapeau haut de forme laisse s'échapper des dreadlocks qui tombent négligemment sur les épaules de l'homme, et ses yeux malins, à demi fermés, brillent derrière une paire de lunettes aux verres épais. À pas de loup, le dos courbé, il s'approche d'Inaya endormie. Ses lèvres charnues bougent doucement au rythme d'un murmure, il chante une complainte apaisante, et la petite sourit dans son sommeil.

- Nuku, Tyttö. Pian armeijasi mukana sinun on pelastettava pikkusiskosi Acadabianin kynsistä. Retkikuntasi merkitsee L Towerin, Acadabianin ja Retorsin loppua1

Sans que l'air se déplace d'une once, l'homme au drôle de chapeau disparaît dans la nuit, laissant derrière lui une famille endormie.

Quelques heures plus tard, l'obscurité bienfaisante qui nous entraîne dans nos rêves les plus fous s'est enfin dissipée. Le jour l'a chassée et les pâles rayons d'un soleil froid sont venus caresser les murs. L'un d'entre eux chatouille le bout du nez d'Inaya et finit par la réveiller. Elle se frotte les yeux, ce rai malin lui donne envie d'éternuer. Cette nuit, un rêve très bizarre a perturbé son sommeil. Sa petite sœur a-t-elle entendu l'étrange personnage prononcer une curieuse complainte ?

- Tu dors, Sayana.

Pas de réponse. La respiration de la fillette assoupie semble régulière, pour une fois, elle ne simule pas. Ni une ni deux, Inaya bondit hors de son lit. La neige a cessé de tomber, et le soleil fait scintiller une poussière de diamant qui recouvre le tapis laiteux immaculé. Elle ne contrôle plus l'impatience de ces derniers jours, car dans quelques heures, la smala au complet arrivera pour fêter la fin de cette année. « Nous, c'est surtout Noël qu'on attend. » Inaya sait pertinemment que la maison va retentir d'un millier de cris et de rires. Transportée dans un monde de bonheur, elle ouvre doucement la porte de sa chambre.

Durant l'après-midi d'hier, les quatre membres de cette joyeuse famille ont habillé un immense sapin. Avec précaution, Mamina a sorti la boîte de décoration. Les gazouillis heureux des fillettes retentissent encore sans retenue dans la salle, et au milieu de cette gaieté contagieuse, le roi de la forêt s'est alors vêtu d'une multitude de petites lumières d'espoir. Dès lors, l'arbre de Noël s'est transformé en un véritable bijou. Papa a sélectionné une application musicale, et les filles se sont déchaînées dans des mouvements endiablés.

Les parents n'ont pu résister à l'appel de ces accords entraînants, ils ont rejoint Inaya et Sayana au milieu du salon. Au rythme de leurs pas débridés, cet endroit voué à la détente s'est transformé en une piste de dance improvisée. Pour parfaire cette nouba inopinée, les lumières du sapin ont clignoté, suivant la cadence de leurs mouvements fous. Essoufflés par ces chorégraphies endiablées, ils se sont blottis sur le canapé, accrochés les uns aux autres, et encore secoués par des rires déchaînés. Puis enfin calmés, ils ont admiré en silence cet arbre enchanté qui ne meurt jamais.

Enveloppée dans le souvenir de ces moments de joie, Inaya hoche la tête. « Les fêtes de Noël font partie des plus magiques. » D'un bond, elle se niche dans le confortable divan et savoure les derniers instants de quiétude. « Le calme avant la tempête. Que dis-je ! Tsunami me semble bien plus approprié avec la bande de margoulins qui va envahir les lieux. » Dès lors, Youyou se laisse entraîner dans un univers féerique. Elle chevauche une licorne qui l'emmène vers des territoires inexplorés.

Mais alors qu'elle se délectait de ce voyage magique, un chuchotement à peine audible a déchiré le silence environnant. Il prend possession de la chambre des filles, et se répand comme une traînée de poudre dans le salon pour la désarçonner. Effrayé, l'animal mythique s'envole vers une contrée nouvelle, laissant sur le carreau une demoiselle étonnée. À présent sur le qui-vive, Inaya se montre plus attentive.

Ce bruissement étrange ressemble, à ne pas en douter, à cette prière balbutiée qu'elle avait entendue quelques années en arrière. « Pas question qu'on s'attaque à ma petite sœur », d'un pas décidé elle se dirige vers leur refuge. Saysay sommeille paisiblement, ses yeux clos sont ornés de longs cils qui viennent caresser de fins sourcils bruns. Sayana, Papou et Mamiska restent à jamais les amours de sa vie. Le regard posé sur le bout de chou endormi est empreint de cet attachement bienveillant, même si fréquemment la petite l'agace à vouloir l'imiter en tous points.

Sayana qu'on appelle aussi Saysay et d'autres fois Patatou est une batailleuse. Bien souvent, Papounet observe sa fillette chuter de façon spectaculaire, et lui sourit enfin, rassuré sur son sort. Sans pour autant se lamenter, celle-ci se redresse, fière de sa cascade inopinée parfaitement réussie. Et la voilà de nouveau sur le sentier de la guerre pour de nouvelles cabrioles, à l'assaut des obstacles les plus incongrus. « Cette petite n'a vraiment peur de rien. »

Mais leur Papou n'est pas le seul à observer Saysay. Il y a cinq ans maintenant, une force obscure a jeté son dévolu sur la fillette. Elle la suit pas à pas depuis ses premiers jours, jusqu'au moment fatidique où elle la capturera enfin

Pourtant, hormis les ronflements de Papou qui troublent le silence à nouveau, aucun autre bruit suspect ne vient perturber le calme apaisant qui règne dans la maisonnée. La comptine a cessé de cajoler les murs de la chambre, et c'est une Inaya pleine de doute qui regagne son lit.

- Sérieux ! Je me fais des films, c'est clair.

Sa voix lui semble inconnue, tant elle tremblote. Inaya est bien obligée de constater qu'elle se monte le bourrichon, car rien n'a bougé et Saysay sommeille paisiblement. « Je dois dormir un peu. La journée qui s'annonce risque fort de ressembler à une de ces bousculades qui retourne le cerveau. » Le temps d'un sourire et ses yeux verts se ferment à nouveau.

Mais ce qu'Inaya ne sait pas, c'est que revenu du monde sans vie, Acadabian, le sombre sorceleur, s'est terré dans la tour maléfique. Cette bâtisse redoutable ressemble à un doigt tendu vers le ciel, au beau milieu de la cité abandonnée, et semble mettre en garde quiconque voudrait y entrer. Enfin délesté de ses chaînes magiques et mouvantes, Acadabian erre à nouveau dans les étages oubliés, tout près de Retors. Voilà quarante années d'un autre monde que les deux rois maudits vagabondent dans ces paliers empoisonnés, prisonniers de ce bâtiment ensorcelé. Acadabian a eu le loisir de penser et de comprendre que ses colères n'étaient pas bonnes conseillères.

La malice a pris le pas sur sa légendaire cruauté. C'est un bien mauvais présage que l'alliance de ces deux sentiments. Durant les cinq dernières années de notre univers, il a su se montrer prudent, terriblement patient. Un soir de Noël, à l'affût d'un fait marquant qui pourrait changer sa destinée, il a insufflé dans l'esprit d'une maman la complainte de la Tortue Igbo. Elle l'a fredonnée à son bébé, sans arrière-pensée. Dès lors, il n'eut de cesse de suivre cette enfant dans ses moindres mouvements.

- C'est une guerrière. Elle remplacera Ezenlaa.

En parlant haut et fort dans la tour abandonnée, ces mots avaient resonné étrangement, avant de se fracasser sur les murs gris sans vie.

Acadabian avait ainsi scellé le sort de Sayana.

            
            

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